Entretiens/Philosophie

Entretien avec Laurent de Sutter : « La critique était une manière de gagner sur tout ; je cherche une pensée qui accepte de perdre sur tout – face à elle-même pour commencer »

Laurent de Sutter © Géraldine Jacques, 2022

Laurent de Sutter est professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussels. Il dirige la collection Perspectives critiques aux Presses universitaires de France et la collection Theory Redux chez Polity Press. Dernièrement, il a publié Pornographie du contemporain (La lettre volée, 2018), L’âge de l’anesthésie: La mise sous contrôle des affects (Les Liens qui Libèrent, 2017), ou encore Après la loi (PUF, 2018), ou encore Qu’est-ce que la pop’philosophie ? (PUF 2019) et Indignation totale (Editions de l’Observatoire, 2020). En 2023, il publie Superfaible. Penser au XXIe siècle aux éditions Flammarion, ouvrage de lequel il pense la sortie de la critique afin de redéfinir de nouvelles modalités à la pensée. Loin de l’obsession pour la superpuissance, Laurent de Sutter nous invite à devenir à nouveau superfaible, faisant fi du jugement à tout-va.


Vous avez publié en 2019 deux ouvrages qui posaient déjà le problème de la critique, à savoir Qu’est-ce que la pop-philosophie ? Et Postcritique sous votre direction. Qu’est-ce qui a présidé à l’élaboration de ce dernier puissant ouvrage qui cherche à trouver et à donner les armes pour en finir avec la critique ?

« Superfaible. Penser au XXIe siècle », Laurent de Sutter (Flammarion, septembre 2023)

Je ne suis pas le seul, loin s’en faut, à m’intéresser au statut de la pensée critique dans lea théorie contemporaine. Dès le début des années 1960, Michael Polanyi, le frère du célèbre économiste, en avait déjà appelé à ouvrir le chantier d’une « post-critique » qui devrait répondre aux impasses de la critique. Au début des années 2000, feu Bruno Latour, dans un texte important, « Why Has Critique Ran out of Steam » (« Pourquoi la critique est-elle à bout de souffle ? ») avait pointé une de ces impasses en notant que la critique avait toujours raison. Ce texte, ensuite, a suscité des réactions dans de nombreux champs, le plus important étant celui des études littéraires, où Rita Felski a développé toute une recherche à propos de la possibilité d’une lecture postcritique des œuvres – recherche qui a elle-même suscité de nombreux commentaires. Si vous rajoutez à cela certains sociologues voulant rompre avec l’héritage de Pierre Bourdieu, des architectes s’intéressant à une architecture qui retrouverait le sens du vernaculaire, ou même à Quentin Meillassoux qui, dans Après la finitude, parle d’un mouvement postcritique de la pensée, le chemin semble très balisé. Pourtant, depuis ma rencontre avec Latour, à l’époque du texte en question, je suis resté perplexe : au discours sur la critique manquait non seulement un diagnostic global, mais aussi une véritable archéologie, qui permette d’éviter de tomber dans le piège facile de la « critique de la critique » (ce qui constitue, du reste, l’essentiel du programme critique lui-même, comme l’a bien montré Patrice Maniglier dans ses entretiens avec Philippe Petit). Il me semble aussi qu’à la pars destruens manquait aussi une pars construens plus substantielle que ce qu’avaient pu proposer les uns et les autres : non pas un programme, mais une perspective ou une proposition ouvrant à un au-delà qui ne soit plus une explication belliqueuse avec une tradition chaque jour plus problématique. On le voit bien dans toute une série de débats contemporains : la critique, loin d’être ce qui manque (comme le déplorent souvent les belles âmes), est ce qui est en excès. La critique n’est pas rare ; elle est omniprésente. Elle est, même, le système de pensée par défaut du contemporain, quel que soit le bord que l’on considère : droite, gauche, centre, ailleurs, etc. Qui veut comprendre les débats du contemporain doit d’abord accepter ceci : ce sont des débats qui sont entièrement cadrés par les outils de la critique – en ce compris, et sans doute surtout, là où ils semblent absurdes, fous et sans issue.

Au paragraphe 86, vous écrivez que « La pensée « postcritique », la pensée pour qui la critique ne constitue plus un horizon de désir, elle, est une pensée qui ne présume rien – et que le rien ». Faut-il à ce titre parler de « postcritique » ou de « néocriticisme » ? Faisons-nous l’avocat du diable : n’est-ce pas être encore prisonnier de la critique ?

La critique est un système de pensée d’une efficacité remarquable. Lorsque les discussions ayant présidé à son élaboration ont commencé à se faire jour, au début du 16ème siècle, un nombre considérable de bougés se sont très vite produits. Ces bougés, Michel Foucault les a résumés par le mot « désassujettissement » : l’art, disait-il, de ne pas être « trop » gouverné, ou « pas comme ça ». En clair : un art de pensée qui ne se sente plus tenu de manière absolue par les anciennes autorités, qu’elles soient politiques, religieuses ou scientifiques. Cela a impliqué non seulement la formulation d’une philosophie nouvelle (dont Kant a fini par produire le monument), mais aussi un déplacement des sources d’autorité dans le domaine de la pensée. Ces sources, désormais, sont devenues chacun – pourvu que chacun se conformât au cahier des charges formel de la critique, c’est-à-dire aux modalités de pensée codifiées par elle. La promesse de la critique était alléchante : penser selon ses règles, ses lois, ses procédures et ses principes (donc selon son ordre), c’était disposer d’une force telle qu’aucune autorité ou aucune réalité ne pourrait y résister. Tout, la totalité de nos rapports à tout, devait s’en trouver bouleverser : désormais, la force de la pensée, et donc la force de ses énoncés, ne venait plus du dehors mais d’un dedans mis en forme par les règles de la critique. Autrement dit : l’autorité, en matière de pensée, était transférée des institutions aux individus – en tant qu’ils pensent sous l’autorité de la critique. Le désassujettissement par rapport aux autorités ne pouvait avoir lieu que si la critique était constituée comme un lieu de pouvoir supérieur auquel il convenait de s’assujettir en retour. Les effets de ce déplacement ont été énormes et dans de nombreux domaines : il ne s’agit pas de le nier. Il ne s’agit pas de nier non plus les exigences propres au développement de la critique, et la manière dont celle-ci, après Kant, a irrigué toute l’histoire de la pensée, non seulement en Occident, mais aussi en-dehors. Il s’agit de prendre tout cela en compte comme une possibilité toujours ouverte pour la pensée, dont le seul tort est, en prétendant couvrir tout le champ du pensable, d’avoir rendu impensable les autres. Pourtant, dès le 16ème siècle, ce ne sont pas les alternatives qui ont manqué, dont certaines (je pense ici surtout à l’œuvre de Giambattista Vico) se voulaient déjà inclusives vis-à-vis de la critique – tout en pointant vers son au-delà (dans le cas de Vico, ce qu’il appelait « topique »). C’est là aussi où se situe mon travail : non pas dans la critique de la critique, non pas dans sa relève ou son dépassement, non pas dans le reniement de son héritage, mais dans une sortie du régime de la force qu’elle a inauguré (et qui a mené au Grand Pat du contemporain). La critique était une manière de gagner sur tout ; je cherche une pensée qui accepte de perdre sur tout – face à elle-même pour commencer.

Vous avancez une pensée du « Et si… » pour sortir enfin d’une pensée du « Oui…mais » qui serait le moteur premier de tout appareil de pensée critique. Dans quelle mesure rejoignez-vous l’idée de Deleuze que nous retrouvons dès les premières pages de Différence et répétition, à savoir : « Un livre de philosophie doit être (…) une sorte de science-fiction (…). Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu’on ne sait pas, ou ce qu’on sait mal (…). On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance » ?

Gilles Deleuze, « DIfférence et répétition », PUF, 1968

Oui. La logique de la fabulation, ou de la science-fiction, est une logique encore en friche – du moins, dans le domaine des disciplines officielles de la pensée. Gilles Deleuze avait pointé dans cette direction ; Isabelle Stengers aussi, dont toute l’œuvre peut être lue comme une manière de redonner des droits à la fabulation science-fictionnelle. Il serait facile de continuer à formuler des reproches à l’encontre de la critique ou de ses usages, et de tenter d’en rédimer, réparer ou supprimer ce qui peut apparaître comme des défauts. Ce serait facile – mais aussi totalement inutile. Nous n’avons pas besoin d’une meilleure pensée ; nous avons besoin de meilleurs rapports à ce qui est – or ceux dont nous avons hérité de la critique ne fonctionnent que comme des rapports de force, des manières de justifier, expliquer, fondé, ou au contraire déconstruire, douter, soupçonner. Et pourquoi pas ? Moi-même, mon éducation philosophique s’est faite en suivant les séminaires de Jacques Derrida à l’EHESS : la déconstruction, comme dispositif critique, est à mes yeux un instrument d’une importance capitale, que seuls des abrutis complets pourraient souhaiter voir disparaître de la carte. Le problème de ces rapports, toutefois, est qu’ils sont toujours internes. Ils n’aboutissent qu’à deux choses : à la confirmation du dispositif critique lui-même, et à l’examen de la cohérence, de la vérité, de la beauté, etc., de toute chose considérée elle-même comme fermée. Si l’on se tourne du côté des rapports, en revanche, tout change : peu importe qu’une chose soit vraie ou fausse, consistante ou inconsistante, juste ou injuste, etc. ; seul importe la possibilité de la faire importer en en faisant quelque chose d’autre. La critique, si elle a révisé en profondeur nos rapports à tout, ne l’a fait que de manière strictement univoque : le rapport critique aux choses confirme ou infirme, de manière alternative. A quoi cela sert-il ? A quoi cela sert-il lorsqu’en face une autre personne, dotée des mêmes outils théoriques, et donc ayant accès à la même force de pensée que vous, dit l’inverse en respectant de manière scrupuleuse les procédures, les règles et les formes de la critique ? La réponse est : à rien. La critique ne sert à rien – ce que la sagesse populaire avait déjà deviné dès le 17ème siècle, comme l’a raconté Reinhart Koselleck dans ce livre controversé qu’est Le siècle de la critique (comme Koselleck était politiquement indéfinissable, on en a fait un conservateur). Penser au-delà de la critique, au contraire, parce que cela pose la question des rapports, et donc de leur possibilité même là où ils sont dits impossibles (par exemple, un rapport avec une chose qui n’existe pas, comme un fantôme, ou, pourquoi pas, un dieu), pose aussi la question de leur pragmatique. Mais une telle pragmatique n’est pas juste matérielle ; elle est d’abord spéculative, au sens de la science-fiction, du non-savoir, dont parlait Deleuze. Fabriquer des rapports, c’est d’abord fabriquer ce qu’on ne sait pas – là où la critique renvoie toujours aux certitudes du savoir, à commencer par celles du sien propre.

C’est la question de la « proposition » que vous empruntez au penseur japonais Nakai Masakazu et que l’on retrouve en sous-titre de deux de vos derniers ouvrages Pour en finir avec soi-même (PUF, 2021) et Éloge du danger (PUF, 2022). Tout d’abord, pouvez-vous nous en dire davantage sur ce projet de série de propositions ? Et de quelle manière la place de la proposition permet-elle de se positionner hors de toute pensée purement critique ?

Oui, c’est ça : la proposition. Je n’ai jamais souhaité constituer un système de pensée, un ordre théorique nouveau. Je n’ai même jamais prétendu que ce que je pouvais avancer ici ou là était vrai, juste, voire solide. Cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse est la manière dont la pensée, par son mouvement, sa langue et sa capacité, disons, « poétique » à fabriquer de l’incompréhensible, de l’étrange ou du fou, permet de nourrir une imagination au-delà des images. Parler de « propositions » plutôt que de « thèses », de « théorèmes », etc., appartient à cette manière – peut-être même pourrait-on dire : à ce maniérisme, si cette manière de procéder est anticlassique, voire antiphilosophique, pour reprendre les distinctions d’Alain Badiou. Car qu’est-ce qu’une proposition ? Sans doute rien de plus qu’un élan. Une proposition est ce qui ne se donne que pour pouvoir être repris, relayé, déplacé, continué, etc. Sa condition n’est pas l’arrêt, mais le départ. Or il me semble que l’héritage du criticisme est un héritage marqué par l’arrêt : on pense, on réfléchit – puis, lorsqu’on a réfléchi, on juge, et lorsqu’on a jugé, on peut rentrer chez soi, pour autant que le jugement, bien entendu, ait été formulé dans les règles. Je ne vois pas à quoi cela peut bien servir. Un grand ou un petit film ? Un événement important ou secondaire ? Une position politique légitime ou scandaleuse ? Who gives a fuck ? Si l’on y prend un peu garde, pourtant, on observera très vite que la quasi-totalité des discussions ou des débats (ces débats dont Deleuze avait dit tout ce qu’il y avait à en dire au début de ses entretiens avec Claire Parnet) qui occupent la presse, les réseaux sociaux ou les discussions de café ne sont rien d’autre que des tentatives de réponse de cet ordre. La question de la continuité, de ce qu’il est possible de fabriquer avec un énoncé, est passée par pertes et profits, car il est postulé qu’on ne peut faire quelque chose de bien qu’avec quelque chose de bien. Il faut donc juger – puis, une fois la part des choses faites (krisis, en grec, signifie séparer, distinguer), aux ouvriers d’effectuer le travail. Pour ma part, je préfère proposer des choses qui ne tiennent peut-être pas debout, mais qui ont au moins pour avantage (du moins, je l’espère) de rendre possible d’autres scénarios, d’autres fantaisies, d’autres idées, qui relèvent de ce non-savoir pouvant produire un appel d’air par rapport au présent. Cela ne garantit jamais rien – mais cela restitue l’affirmation de l’impossibilité à son statut véritable : celui du flicage pur.

Roland Barthes

Vous montrez à plusieurs reprises que la critique se présente comme une méthode policière ou « fasciste » pour reprendre la formule de Barthes, dans la mesure où elle cherche à ordonner selon la Raison, depuis Kant, un réel hétéroclite et hétérogène. Vous opposez à cela votre thèse d’une approche anarchique, si ce n’est merveilleusement baroque au sens noble du terme. Comment la pensée peut-elle se frayer un chemin dans ce qui montre à elle comme un chaos sans sens, sans queue ni tête ?

La pensée n’est jamais quelque chose d’abstrait. A de nombreux égards, on pourrait même soutenir que c’est la chose la plus concrète qui soit : le codage perceptif du monde. Comme le disait Barthes, le fascisme de la langue n’est pas tant dans ce qu’elle interdit que dans ce qu’elle oblige (à dire, à penser, à distinguer, donc à faire). Nous sommes pensés par la pensée que nous utilisons dans la même manière que nous sommes parlés par le langage dont nous héritons. Le codage perceptif qu’organise la critique est un codage qui repose sur la possibilité d’exclure du monde un certain nombre de choses qui devraient être classées parmi les erreurs, les illusions, les mensonges, les superstitions, les fanatismes, voire pire. L’arrêt de la pensée qu’elle promeut est celui du jugement de condamnation à mort : ceci n’a pas droit de cité – parce que c’est faux, injuste, moche, nul, bête, dangereux, que sais-je. Cela ne me surprend guère que nous vivions désormais dans un monde où la police et les frontières se multiplient : c’est précisément le mode de pensée qui nous vient des Lumières critiques. D’où la question, à mes yeux urgentes, de se demander comment se libérer de ces systèmes de distinction – et, surtout, que faire une fois que nous en serons libérés. Je l’ai dit : cela passe par ce qu’on pourrait appeler une théorie générale des continuités qui implique de se soustraire à toute postulation de vérité, de justice, de beauté, d’intelligence, etc. On peut tout faire avec tout – comme l’histoire terrible des monstruosités humaines l’a démontré, et ne continue que trop à le faire. L’enjeu propositionnel est donc non pas de tenter de faire la part des choses entre ce qui serait désirable ou pas, mais de reconstruire ce désir au fur et à mesure de ce qui peut en fournir le relais – relais en-dehors desquels ce désir n’est qu’une abstraction fatiguée. L’ordre des distinctions ne sert à rien, sauf à affirmer le pouvoir de ceux qui possèdent les clés de son langage, et à donner aux flics de bonnes raisons de sortir leur matraque pour casser la gueule de ce qui veulent donner de la voix autrement. La peur du chaos qu’on ne cesse d’y agiter comme un hochet est la première de ces distinctions : celle qui, prétendument, séparerait la vie vivable, parce qu’ordonnée, d’un chaos où, horreur, tout serait possible. Le mot est dit : que tout soit possible est le repoussoir absolu de la critique. Il n’est pas possible que tout soit possible. Eh bien si. La preuve ? Regardez autour de vous. Si tout cela est possible, alors c’est qu’il a bien fallu le faire ; et si ça a été fait comme cela (c’est-à-dire, avouons-le, pas très bien), alors que cela peut être refait autrement. La gravité ? L’univers ? L’humanité ? Aussi. Rien que le fait de pouvoir en parler et l’imaginer malgré tout pointe en direction de la possibilité de tout. A mes yeux, c’est de là qu’il convient de repartir pour se lancer dans le travail de redesign des continuités : de la proposition de la possibilité de tout, donc aussi de tout ce qui n’est pas, ou pas encore.

La tendance au système et son esprit, duquel Nietzsche nous invitait à fuir, et qui caractérise la raison dans son usage critique depuis Kant, montre des accointances avec une certaine forme de complotisme. Y voyez-vous un excès de la raison et de la critique ou au contraire l’expression même de la critique qui juge sans cesse le réel analysé ?

Il est amusant de constater, en effet, qu’il existe d’étranges (et très complotistes !) coïncidences de circonstances dans l’histoire de la critique. Koselleck avait pu montrer l’importance politique et stratégique des sociétés secrètes dans son émergence progressive ; pour ma part, m’a toujours amusé la contemporanéité exacte de la publication des deux éditions de la Critique de la raison pure avec celle des premiers pamphlets que les historiens ont identifiés comme relevant de la théorie du complot. Au-delà de l’anecdote, toutefois, il faut bien constater que la structure de la pensée critique est une structura paranoïaque : parce qu’il faut juger, il faut que ce jugement non seulement soit opéré dans les règles, mais que cette opération soit aussi une opération finale – c’est-à-dire qu’il dise le vrai. Ce vrai, toutefois, s’il se déploie dans le régime des apparences, est aussi ce qui s’y déploie dans sa manière de mentir – de sorte que bien juger revient à opérer une rectification des apparences dans le but d’y dire ce qui n’y était pas apparent. C’est là un des paradoxes de la critique de soutenir que l’espace du connaissable est un espace où les choses ne sont connaissables que pour autant qu’elles répondent à autre choses que l’ordre des apparences. Mais soit. Il est un fait que la critique implique toujours l’exhumation des forces, des puissances, des vérités, des gestes, des stratégies qui se cachent derrière – et qu’il revient à la pensée de faire passer à l’avant-plan. Tout ce qui est n’est qu’en tant qu’une cochonnerie se dissimule quelque part – sauf lorsque, bien sûr, on en arrive à un degré de sophistication tel que ce qui est dit est dit (ce qui, bien sûr, n’arrive jamais tout à fait). Le complotisme n’est donc pas un accident de la critique, mais son mouvement même – un mouvement qui va jusqu’à s’inclure dans le soupçon qui l’anime, la critique elle-même pouvant devenir justiciable d’intentions cachées ou d’idées perverses. Bien entendu, les motivations louches qui peuvent animer la critique sont toujours celles des autres – sauf que les autres pensent exactement la même chose de nous, ce qui ne nous aide pas des masses. Si vous voulez, la critique est obsédée par les arrière-plans, les fonds, mais aussi les chausse-trappes, les passages secrets, les caves, les coffres à trésor, etc. : il y a un gothique de la critique – et même une horreur. Ce n’est sans doute pas un hasard, là aussi, si tout un pan de la pensée contemporaine a fait de l’horreur une sorte de transcendantal permettant d’enfin se débarrasser des naïvetés « humaines » qui ont hanté la modernité occidentale. L’horreur, surtout si, comme les monstruosités de Howard Phillips Lovecraft, elle est sans nom, décrit assez bien ce que la critique espère toujours dénicher – et qu’à vouloir dénicher, elle finit toujours par trouver.

Vous opposez, à la « superforce », le fait de (re)devenir « superfaible ». Est-ce, pour vous, une manière de penser de sorte à retrouver une certaine méthode et un certain chemin vers une sagesse philosophique qui s’est souvent dévoyée ?

Reinhart Koselleck (1923-2006)

C’est une bonne question. Je dois avouer être très hostile à l’idée de sagesse. Lire les grands « maîtres de sagesse » dont on nous vend les brochures depuis l’Antiquité (ils ne quittent jamais les listes des meilleures ventes, sans qu’on voie beaucoup la « sagesse » progresser, ce qui est, disons, un indice intéressant) m’a toujours paru un passe-temps pour retraité qui ne comprend plus très bien le monde dans lequel il vit. Je ne crois pas que la philosophie (ou la pensée en général, car la philosophie n’a et ne peut avoir aucun monopole dans ce domaine) ait quoi que ce soit à gagner à s’inscrire dans un horizon de sagesse, fut-ce pour s’en dire l’ami ou l’amoureux. Je crois plutôt que nous avons besoin d’une bonne dose de folie ou de crétinerie – une bonne dose de « n’importe quoi » pour nous sortir de l’espèce de citadelle pour esprits nobles que l’idée de sagesse cherche à nommer. Si j’étais méchant, je dirais que la critique, si elle est née quelque part, l’a été de la tentative de considérer la philosophie comme devant conduire de manière nécessaire (ou, au moins, normative) vers la sagesse. Dans le cas de Kant, au moins, les choses étaient claires : c’était bien le cas – une sagesse autant morale (pas de mensonge !) que politique (la démocratie pour les gens biens !), religieuse (Dieu d’abord !), artistique (vivent les montagnes !), etc. Tant d’intelligence, tant d’efforts intellectuels pour accoucher de telles banalités – c’est navrant. Même plus : c’est tragique. Car pour les défendre, ces banalités, il y a fallu inventer un système de pensée si puissant, si fort, qu’il a éradiqué (ou prétendu éradiquer) tout ce qui n’était pas elle : l’invention politique, la religion sans dieu, l’art au-delà du sublime, et jusqu’à des relations humaines qui ne ressemblent pas un bréviaire pour jeune fille de maison d’éducation. Donc pas de sagesse, et pas davantage de méthode. Mais, peut-être, un appétit pour les mystères du monde, pour ce qui, en lui, l’excès déjà, le change déjà, y creuse une ignorance qui est tout autant la nôtre – et donc qui est aussi un appel à un savoir nouveau dont la seule vocation serait d’être lui-même dépassé à la seconde où il serait formulé. Mais attention : tous les mystères. Pas seulement ceux qui nous ramènent au chant des oiseaux, à la grâce du ciel ou aux nobles sentiments amoureux, mais ceux qui nous permettent d’embrasser dans le même geste les collecteurs d’égout, le nomadisme des choses, l’électricité qui s’allume lorsqu’on appuie sur un bouton et la grâce postapocalyptique des ruines industrielles. Bref, qui nous permette d’embrasser tout, et non seulement ce qui ne nous fait pas pincer du nez.

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey

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