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Pour 2019 | (Re)lire « Pourquoi l’amour fait mal » d’Eva Illouz avant qu’il ne soit trop tard

Ma nuit chez Maud, d’Eric Rohmer (film de 1969, extrait)

Pour peupler vos bibliothèques et vous donner envie de lire ou relire des ouvrages en 2019, nous vous proposons, pendant cette semaine, un conseil par jour d’un de nos auteurs à propos d’un ouvrage lui tenant particulièrement à coeur et qu’il est urgent de lire cette année. C’est Bahia Megdoud qui poursuit cette série avec Pourquoi l’amour fait mal d’Eva Illouz.


La fin de l’année est une période propice à la remise en question. On fait le bilan de l’année qui vient de s’écouler, on essaye de voir ce qui allait, ce qui n’a pas fonctionné comme prévu et l’on essaye de se convaincre, comme chaque année, que la suivante sera meilleure. Certains profitent de ce court moment entre noël et le 31 pour faire une petite introspection plus profonde et envisagent déjà le 1er janvier comme un nouveau départ. Les traditionnelles « bonnes résolutions » apparaissent alors comme une liste de choses à changer ou améliorer.

Mais qu’en est-il vraiment ? On se dit que l’on va se mettre au sport avec sérieux, que l’on ne remettra plus nos responsabilités à demain, que l’on sera plus présent pour notre famille ou nos amis, que l’on fera en sorte de devenir une meilleure personne… Tout un tas d’impératifs que l’on érigera en mantra les premiers jours de la nouvelle année. Si tout ça peut sembler superficiel, il résulte de cela une prise de conscience plus ou moins sérieuse de ce qui ne peut plus durer. Alors on essaye de comprendre ce qui nous conduit inévitablement à reproduire chaque année les mêmes comportements tandis que la première semaine de janvier l’on se cramponne à l’idée que tout peut changer et repartir sur de bonnes bases afin d’être heureux. C’est négliger le fait que chacune de nos expériences nous façonnent et qu’il est nécessaire parfois de s’attaquer à la racine de certaines choses pour pouvoir mieux les apprivoiser ensuite. Si être heureux est aujourd’hui devenu un impératif sans réel fondement dans la mesure où la « vie bonne » n’est plus un but moral mais une quasi injonction sociale, il convient de faire un retour à l’essentiel, c’est à dire une meilleure compréhension de ce que nous traversons.

« Pourquoi l’amour fait mal », Eva Illouz (Seuil, 2012)

Chers lecteurs, si vous êtes maintenant en train de lire ces lignes c’est que nous avons un amour en commun, la philosophie. Loin d’être une discipline poussiéreuse et fastidieuse, faite par des vieux hommes qui écrivent de longs livres grandiloquents, elle est au contraire une véritable compagne dans la vie. On dit souvent que les livres sont des amis fidèles et qui ne s’est pas déjà senti mieux après avoir lu un livre qui a, disons le sobrement, bouleversé sa façon de voir le monde ? Parfois même, il est possible de trouver la réponse à un problème au détour de quelques mots couchés sur le papier par un auteur qui nous parle. Aujourd’hui, si je vous adresse mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année pleine de promesses, je veux aussi partager avec vous un ouvrage qui à mon sens fait partie de ces livres qui offrent des pistes de réflexions pour mieux appréhender ce que nous traversons au quotidien. Je choisis alors de m’intéresser à un sujet aussi universel que complexe dans une période où chacun se penche sur l’état de sa vie et la façon de la rendre meilleure.

Ce sujet, c’est l’amour. Que l’on soit heureux ou malheureux en amour, il n’en reste pas moins que tout le monde fait l’expérience de ce sentiment qui bien souvent occupe une part importante dans notre vie pour le meilleur ou pour le pire. Une fois n’est pas coutume, j’ai choisi de vous parler des travaux d’une sociologue et plus particulièrement de vous recommander la lecture de l’un de ses ouvrages qui traite de la question. Eva Illouz, professeure de sociologie à la Hebrew University de Jérusalem et directrice d’étude à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, est une intellectuelle et universitaire spécialisée en sociologie des sentiments et de la culture, elle consacre ses recherches à la question du bonheur ou encore de l’amour. L’ouvrage qui a été pour moi une révélation et que je partage comme un cadeau avec vous en ce début d’année, Pourquoi l’amour fait mal, L’expérience amoureuse dans la modernité, est une réflexion sur l’amour à l’ère de la consommation. Si la souffrance psychique liée à cette expérience bouleversante qu’est l’amour a toujours existé, Eva Illouz s’attache à éclairer le changement qui s’est opéré dans la modernité entrainant avec lui une nouvelle manière d’aimer et surtout une nouvelle manière d’en souffrir. Pour cela, elle dresse le portrait de l’individu contemporain et analyse son rapport à l’amour, elle met en lumière tout ce qui découle de cette nouvelle façon de percevoir le sentiment amoureux et révèle tous les problèmes liés à nos sociétés modernes, tels que la peur de l’engagement, l’instabilité émotionnelle engendrée par la multitude de choix qui s’offre à l’ère des sites de rencontres et autres applications de dating que l’on ne nommera pas, la standardisation des critères et bien sûr la question sexuelle n’est pas oubliée. L’amour à l’ère du capitalisme n’a pus grand chose à voir avec l’amour d’avant la modernité et c’est cette transition vers la quasi marchandisation du sentiment amoureux qu’Eva Illouz s’emploie à mettre en lumière.

L’objectif n’est pas de faire de l’amour avant la modernité un disparu que l’on regretterait en fustigeant la modernité mais bien de comprendre ce qui fait qu’aujourd’hui l’individu qui semble être libre et plus préparé à la souffrance n’est en réalité que plus fragile et paradoxal dans son rapport à l’amour. Elle dresse à travers l’histoire, la littérature et la culture populaire une brillante analyse de ce qu’est aujourd’hui le sentiment amoureux et ce qui fait que notre manière d’en souffrir est différente en ce qu’elle est liée à la modernité. Loin d’être un énième ouvrage psychologisant sur le sujet, c’est une véritable étude sociologique qu’Eva Illouz nous livre pour appréhender un questionnement traditionnellement accaparé par la psychologie, ce qui offre une nouvelle perspective d’analyse de cette question souvent abandonnée à l’idée de la responsabilité individuelle, négligeant le fait que ce sont les rapports sociaux qui façonnent notre rapport à l’amour. « Comme tout réveil au lendemain d’une soirée arrosée, cette approbation sobre de la modernité n’a pas la faveur des utopies ou des dénonciations. Mais elle offre l’espoir que nous puissions, en faisant preuve de lucidité, mieux vivre ces temps difficiles, et peut être même réinventer de nouvelles formes de passion. ». Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, L’expérience amoureuse dans la modernité. Paris, ed Seuil, coll La couleur des idées, 2012, 400 pages.

Bonne année à tous et n’oubliez pas, la lucidité est la clé du bonheur véritable. 

© Bahia Megdoud

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