
Bernard Stiegler, le 18 juillet 2012 © Edouard Caupeil / Pasco
J’ai découvert le travail de Bernard Stiegler tardivement, début 2019. Pourtant, son travail a été ma dernière grande découverte philosophique. Je commençais tout juste à enseigner la philosophie au lycée. Je connaissais cet auteur de nom et de réputation, mais ne l’avais jamais lu. En tombant par hasard devant son livre Dans la disruption, je m’attendais à une critique acerbe et divertissante de la « start-up nation » promue par l’Élysée. J’étais loin de me douter de la profondeur conceptuelle qui m’attendais à la lecture de ce livre. Ce qui m’a frappé en premier dans ce texte, c’est la qualité du travail philosophique déployé. Loin d’une énième diatribe contre une époque à bout de souffle et révoltante, j’ai découvert un auteur qui prenait le temps de développer patiemment et rigoureusement un système conceptuel riche et pertinent. Ce n’est qu’à cette condition que devenait possible une critique puissante et solidement fondée de nos sociétés contemporaines, de leur rapport au calcul et de leur usage des techniques.
Cet édifice conceptuel m’a permis de découvrir qu’il était possible de rendre compte de manière conceptuellement claire et précise des conditions de la genèse et du développement d’un individu (comme prétendaient le faire la psychanalyse et la phénoménologie existentialiste), et, sans opposition, des conditions de la genèse et du développement d’une existence collective, commune, c’est-à-dire politique (comme prétendait le faire le marxisme et l’anthropologie). Ces deux tendances intellectuelles, qui ont marqué mes années d’études en philosophie, se trouvaient réunies sous une forme rigoureuse, pleinement intelligible, et mise au service d’un engagement politique et humaniste intransigeant.

« Prendre soin. De la jeunesse et des générations », Bernard Stiegler (Flammarion, 2008)
Toutefois, davantage encore que la qualité de son travail philosophique, ce qui m’a le plus frappé lors de ma première rencontre avec le travail de Bernard Stiegler, c’est l’importance qu’il accordait à la culture. Non pas à la culture comme capital et critère de distinction. Non pas à la culture comme valeur. A la culture comme œuvre commune, comme condition de l’existence sociale, en tant que lien entre les générations, à travers la transmission des savoirs, des savoirs-faire et des savoirs-être. C’est à cette occasion que j’ai vraiment compris en quoi consistait la valeur de mon métier, l’enseignement. C’est ainsi que j’ai compris que, malgré les critiques légitimes, philosophiques et politiques, que l’on peut adresser à cette institution qu’est l’éducation nationale, elle constituait une chance (au double sens de virtualité et de bonne fortune) de maintenir et de préserver la possibilité d’une existence collective, et donc politique, face à la menace croissante d’un hédonisme individualiste produit par nos sociétés de consommation en masse. C’est ce souci de la culture comme préservation du lien social qui a orienté ma lecture de Bernard Stiegler vers un autre de ses ouvrages, Prendre soin 1. De la jeunesse et des générations. C’est ce livre qui m’a fait comprendre l’importance du soin, du fait de prendre soin. Non seulement des siens, de nos proches, de ceux dont nous avons la responsabilité, mais encore de la société dans son ensemble, en préservant la possibilité d’une vie en commun, c’est-à-dire d’une vie politique, au sens premier d’existence collective dans la cité (y compris dans une cité à la dimension du monde), de laquelle il est du devoir de chacun de prendre soin, en s’intéressant à son organisation. Ce livre m’a permis de comprendre que prendre soin de cette communauté politique qu’est une société, en tant que professeur, et professeur de philosophie, c’est non seulement transmettre des éléments d’une culture classique et contemporaine, mais c’est encore, et surtout, donner du sens à cette transmission. Ce livre m’a permis de comprendre qu’il s’agissait moins d’accorder une valeur à des contenus disciplinaires, à des connaissances, pour eux-mêmes (sans qu’ils en soient pour autant dépourvus) que de valoriser la transmission d’un patrimoine et d’une humanité commune, à travers les générations, les époques, les cultures, les nations et les ethnies. Il m’a permis de comprendre que la chance de mon métier consistait moins à m’assurer qu’un futur ingénieur, un futur médecin ou un futur vendeur connaisse les idées de Socrate ou de Montesquieu, les débats actuels concernant la bio-éthique ou le sens de la démocratie, qu’à permettre à ces mêmes élèves de reconnaître dans ces idées et ces débats une continuité – se poursuivant jusqu’à eux et leur propre situation –, consistant à interroger et à prendre en charge le monde que nous occupons, que ce soit grâce à la connaissance théorique, à l’activité pratique, ou à la création technique. Au fond, en me permettant de comprendre le sens profond de la notion de culture et son rôle dans l’existence d’une société comme existence collective (et donc politique), ces livres m’ont appris à considérer mes élèves non pas seulement comme des mineurs auxquels il me faudrait apporter des connaissances disciplinaires, mais surtout comme de futurs majeurs, citoyens et acteurs de notre société, qui devraient donc, eux-aussi, prendre en charge cette existence collective qu’est la société. C’est en cela que les textes de Bernard Stiegler auront eu une influence déterminante sur ma manière d’appréhender mon métier et son sens, pour les élèves et pour moi-même.

« Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? », Bernard Stiegler (Les Liens qui Libèrent, 2016)
Enfin, un dernier point de la pensée de Stiegler me paraît mériter d’être évoqué ici (bien qu’il y en ait de nombreux autres), c’est sa conception particulière de la foi en l’action, ou à ce que d’aucuns pourraient nommer « l’espoir ». Cette conception, que l’on pourrait, je crois, qualifier de maxime pratique, que ce soit pour l’action politique ou pour l’action individuelle, tient en ceci : « même si la réussite de notre entreprise semble extrêmement improbable, il faut agir et tenter de la mener à bien, sans quoi nous nous condamnons nous-mêmes d’avance ». Cette maxime aura été portée jusqu’au bout par Bernard Stiegler, dans sa lutte contre les effets mortifères produits à grande échelle par nos sociétés contemporaines, dirigées comme elles le sont par les seuls impératifs de la rentabilité marchande et de l’innovation technique. Bien que cette maxime puisse sembler n’être rien de plus qu’une banalité ou une profession de foi de comptoir, Stiegler parvient à la fonder rigoureusement au sein de son argumentaire philosophique. Elle repose, en premier lieu, sur ce qu’il aura montré être la nature même de la pensée humaine, vivante, qui, en tant que telle, ne saurait être réduite à un simple calcul quantitatif, mais consiste toujours, au contraire, en une transformation qualitative d’un état de fait (ce que Stiegler aura nommé une « bifurcation »), et partant, se révèle, par essence, improbable. Ce caractère « improbable » de la pensée (et donc de l’action) humaine implique, en second lieu, que la réussite ou l’échec de l’action humaine, dès lors qu’elle est à la mesure des enjeux auxquels elle se confronte, est rigoureusement impossible à prévoir tant que la vie et la pensée humaines existent. Cette maxime repose, enfin, sur un constat psychologique lucide, suivant lequel refuser de se confronter à un état de fait mortifère au motif que l’échec est inévitable (ou, ce qui revient au même, conditionner l’action à la probabilité de sa réussite), tout comme le fait de refuser de reconnaître le caractère mortifère de notre époque, celle de l’anthropocène (ou, ce qui revient au même, croire que les procédés qui ont installé cet état de fait mondial, la rentabilité marchande et l’innovation technique, en tant que valeurs exclusives de notre époque, apporteront par elles-mêmes les solutions permettant de faire face à ces problèmes), ne peut conduire les individus qu’au désespoir. Ce désespoir, qu’il prenne la forme simple de la souffrance psychique, la forme cynique de l’auto-complaisance, ou la forme hédoniste de la recherche de jouissances individuelles en attendant la catastrophe (comme démission pure et simple de son humanité). Dans tous les cas, le refus d’agir contre un état de fait mortifère qui nous emprisonne tous et met en péril l’ensemble de la vie sur terre, le refus de prendre en charge le monde (le monde politique, mais aussi l’ensemble de la biosphère) qui nous entoure, ne peut se traduire que par une forme de désespoir, c’est-à-dire de détresse psychologique. En ce sens, l’action, quand bien-même elle aboutirait à un échec, et quand bien-même elle ne pourrait aboutir qu’à l’échec, apparaît comme le seul moyen pour essayer de trouver un équilibre psychique et de parvenir à une existence viable. Nous serions donc dans une situation ou nous n’aurions pas le choix entre l’action politique (au sens large de prendre soin de l’existence collective) et l’inaction, mais dans une situation où l’action politique serait le seul choix viable.
Au-delà de l’intérêt personnel et philosophique que ces réflexions peuvent avoir pour moi, ce qui m’a frappé, c’est la pertinence qu’elles peuvent avoir chez les lycéens (la génération de Greta Thunberg, dont Bernard Stiegler se sera fait l’écho dans ses derniers travaux et engagements), parce qu’elles reflètent leurs préoccupations. Ainsi, au cours de l’année scolaire écoulée, un élève a voulu, spontanément, aborder en classe la question suivante : « si tout (c’est-à-dire la situation écologique de la planète, via le dérèglement climatique et ses répercussions politiques et sociales, la pollution, la disparition des espèces animales, …etc.) est déjà foutu, est-ce que cela vaut encore la peine de faire quoi que ce soit pour prendre soin de la planète ? ». Comme il l’a expliqué lui-même, il ne s’agissait pas tant de donner sa propre position que de relayer une problématique et une inquiétude croissante parmi ses camarades. Ainsi, s’il n’était pas question pour moi de prétendre expliquer à mes élèves comment agir, cela m’a permis, comme nous l’aura et me l’aura enseigné Stiegler, d’échanger avec eux sur l’importance, tant d’un point de vue collectif que d’un point de vue individuel, de l’action et de la prise en charge du monde qui nous entoure. C’est ce message que Bernard Stiegler nous aura transmis avec force, dans ses travaux et ses actions, qui fait de lui, comme on le lit beaucoup depuis sa disparition, « un philosophe ancré dans la vie et dans l’action plus qu’un simple théoricien », pour lequel je veux le remercier au moment de sa mort et que je souhaite partager à mon tour, en tant que professeur de philosophie et en tant qu’individu, concerné, comme nous tous, par l’état du monde.
© Thomas Vitet