Anthropologie/Entretiens/Sociologie

Entretien avec Édouard Jourdain : « La grande différence du capitalisme d’avec le cannibalisme réside dans le fait que le capitalisme a besoin du travailleur et ne peut se permettre de l’ingérer jusqu’à la mort »

Edouard Jourdain (Crédits : Photo 12)

Edouard Jourdain, philosophe politiste, enseigne à l’École Nationale des Ponts et Chaussées et a fait de l’anarchisme une de ses spécialités. Auteur de nombreux ouvrages autour des théories libertaires, il publie dans la collection des PUF, Perspectives critiques dirigée par Laurent de Sutter, Le sauvage et le politique, un ouvrage dans lequel il tente de redonner vie à des territoires depuis longtemps oubliés, des terres occupées par des sociétés dont on a copieusement moqué les modes d’administration. Ces sociétés sans État, illustrées par la découverte du « sauvage » à la Renaissance, ont pourtant instillé certaines idées d’une modernité confondante. À partir d’exemples précis, Edouard Jourdain met en perspective notre façon de penser la réalité, c’est-à-dire une objectivité, celle-là même qui vient déranger le réel, c’est-à-dire notre subjectivité. Avec l’histoire des sociétés dites archaïques, c’est toute notre conception de l’État comme on le connait qui vacille, jusqu’à s’écrouler pour espérer qu’elle renaisse de ses cendres. Ainsi peut-être, une réflexion et une action salutaires pourraient voir le jour, de celles qui nous permettraient de considérer enfin la place que le véritable progressisme mérite. Non pas celui vanté par les discours politiciens éculés depuis la fin du XXème siècle, mais plutôt celui qui émane du courant anarchiste avec tout ce que cette idée de vie en collectivité implique.


Mathias Moreau : Quelle était votre idée de départ lorsque vous décidez d’évoquer la représentation du sauvage ? Aviez-vous une volonté de déconstruire l’idée archaïque que le sauvage n’est qu’un sauvage ?

« Le sauvage et le politique », Edouard Jourdain (PUF, 2023)

Edouard Jourdain : L’idée de départ est tout d’abord de concevoir le sauvage comme une notion qui a toujours constitué une sorte de trouble dans le politique, quelque chose qui dérangeait nos représentations imaginaires par rapport à nos manières de concevoir la société et ses institutions, notamment l’État et la propriété. J’avais notamment l’ambition de montrer que le politique ne se réduit pas à l’État, et que les sociétés sans État sont en réalité des sociétés complexes qui ont conçu des mécanismes d’anticipation-conjuration leur permettant d’éviter leur effondrement, ce qui me semble plus que jamais d’actualité en ce qui concerne nos sociétés. En cela, il s’agissait pour moi de montrer en quoi elles peuvent nous apprendre des choses mais aussi en quoi notre modernité ne peut s’affranchir de ses propres conditions historiques. David Graeber, un anthropologue dont les travaux sont majeurs, a parfois ce travers qui consiste à tirer des analyses d’une société de manière statique et non dynamique, faisant souvent l’impasse sur l’histoire et le problème des seuils : comment passe-t-on d’un agencement politique à un autre, quels sont les processus d’individuation qui fait qu’un individu pense et agit différemment selon les époques et les lieux ? C’est ce que j’ai essayé de montrer dans ce livre sur le sauvage qui n’est évidemment pas une figure « archaïque » ou « péjorative » mais bien davantage un alter ego qu’il s’agit de concevoir comme tel : à la fois dans sa ressemblance par rapport à nous et dans sa singularité. Je ne pense pas qu’il faille revenir à quelque chose – point de vue réactionnaire – mais tout en prenant acte de la modernité voir comment il peut y avoir des hybridations possibles qui ne passent jamais par un copié/collé mais par une transmutation, une transformation et donc en dernière instance une création à partir de ce que les sauvages peuvent nous apprendre. Comment domestique-t-on le capital financier ? Comment domestique-t-on l’hybris du pouvoir ? Ces questions demeurent radicalement contemporaines.

Vous évoquez les figures du roi sacré et du roi divin dans les sociétés sans État. Quelles différences entre les deux ? Pourrions-nous faire un parallèle avec ce que nous connaissons d’une vie au sein d’une société avec État. De quel type de roi avons-nous hérité dans ce cas ?

Comme l’a montré Hocart dans Rois et courtisans, le roi sacré est avant tout un médiateur entre les dieux et les hommes, pris dans un réseau d’obligations faisant de lui un obligé de la société davantage qu’un maître. Le roi est corseté par le sacré, coincé entre les dieux et le peuple qui le tiennent en respect. Aussi la royauté sacrée peut-elle se retrouver dans des sociétés acéphales, sans pouvoir coercitif. La vie du roi n’a de valeur qu’en tant qu’il répond aux besoins de ses sujets et se plie aux lois religieuses. Si tel n’est pas le cas, il peut être tué sans forme de procédure. Une lourde charge incombe alors au souverain : celle de veiller à la continuité de la société en s’assurant de l’équilibre des forces visibles et invisibles, de la fertilité de la terre, de la bonne répartition des biens, du respect des traditions. Tant que ses fonctions sont correctement remplies, le roi est choyé par ses sujets, mais qu’il manque à ses devoirs et c’est la chute assurée. La sacralité du roi a ainsi une double fonction : d’une part elle limite son pouvoir, et d’autre part elle pose une distance entre le roi et ses sujets, comme si une trop grande proximité représentait un danger à proscrire et donc à circonscrire, qui n’est pas sans rappeler l’assignation du pouvoir à un lieu prédéterminé que l’on retrouve dans les sociétés à chefferie. Il est nécessaire de distinguer les rois sacrés des rois divins : le roi sacré est soumis aux coutumes de la société tandis que les rois divins sont comme des dieux, et peuvent ainsi agir comme tels, de manière totalement arbitraire. Souvent les deux peuvent coexister et font l’objet de tensions contradictoires : les rois auront tendance à vouloir diviniser leur fonction tandis que ses sujets auront tendance à vouloir les sacraliser de manière à mieux les contrôler. À la différence des rois sacrés qui sont responsables de la guerre et de la paix mais qui ne peuvent s’engager dans la bataille, les rois divins se présentent volontiers comme des guerriers. C’est le cas des rois mésopotamiens et égyptiens, par exemple. Cette dimension divine et absolue des rois a pu être un facteur permettant aux sujets de se les représenter comme ceux pouvant exercer la justice car elle suppose un pouvoir incommensurable qui pose le souverain au-dessus de la mêlée et lui confère une aura d’impartialité. Du point de vue du roi, ses sujets ont des intérêts également identiques et son pouvoir arbitraire lui permet de changer les rapports sociaux en fonction de telle ou telle situation (par exemple en effaçant les dettes). En cela, la position radicalement étrangère du roi divinisé augure une nouvelle configuration du rapport entre politique, égalité et justice. Ce n’est plus la loi ancestrale qui vient fixer l’ordre naturel des choses mais une volonté incarnée, ouvrant à l’arbitraire parfois le plus violent, mais aussi au changement de l’ordre des choses, y compris en termes d’égalisation progressive d’attributs jusque-là réservés à quelques-uns.

A la page 61, en faisant une analyse pertinente de ce que représente l’anthropophagisme dans certaines sociétés tribales, vous affirmez que le capitalisme n’est qu’un demi-anthropophage car il a besoin de l’individu pour survivre, il ne peut le dévorer en entier au risque de voir disparaitre son objet de production. Mais nous savons pourtant que la force du capitalisme détruit des vies tous les jours.

La grande différence du capitalisme d’avec le cannibalisme réside dans le fait que le capitalisme a besoin du travailleur et ne peut se permettre de l’ingérer jusqu’à la mort. La nécessité de l’accumulation passe par une exploitation qui suppose de renouveler la force de travail. Il ne s’agit donc avec le capitalisme que d’un semi-cannibalisme de jour qui permet au prolétaire de se régénérer la nuit. Donc si le capitalisme bien sûr détruit des vies, il ne peut en aucun cas détruire les vies, ce serait se tirer une balle dans le pied. Pire : ce serait pour lui détruire ses propres moyens de subsistance car le travail demeure son carburant élémentaire. C’est pourquoi le capitalisme est tout à fait compatible avec une amélioration des conditions de vie des travailleurs : ce qui compte avant tout pour lui est de faire en sorte qu’ils travaillent plus et mieux, non de les tuer, la mort constituant pour utiliser un vocable en vogue dans les affaires militaires un « dommage collatéral » à des fins supérieures. Aussi, si les pires conditions de travail demeurent dans certains secteurs ou certains pays, le capitalisme tertiaire s’accommode tout à fait des happy managers et des baby-foot.

Gilles Deleuze et Félix Guattari

Quel rôle ont joué les sociétés sans État dans la création des sociétés étatiques et qu’avons-nous à apprendre d’elles ?

Les facteurs pour expliquer l’émergence de l’État sont très nombreux et j’essaye d’en donner les principaux dans différents chapitres. Ce qu’il faut retenir me semble-t-il c’est qu’à un moment certaines conditions doivent être remplies pour qu’une émergence ait lieu qui résulte d’une rencontre : celle des nomades et des sédentaires.  Le nomade qui vient de l’extérieur est le grand Autre, l’altérité radicale qui va fournir les mythes légitimant la dimension théologico-politique du pouvoir d’État, comme l’attestent une multitude de récits que l’on retrouve dans la plupart des civilisations. En Afrique, par exemple, la plupart des mythes rendent compte de la fondation des dynasties par l’arrivée extérieure d’un héros chasseur qui amène à la population de la viande. Il se fait offrir en échange une femme, souvent la femme du chef qu’il finit par évincer. Aux Iles Fidji, on retrouve aussi cette idée du roi étranger venu de la mer et secouru par un requin qui le dépose à terre. Ces mythes révèlent ainsi une réalité dont la mémoire n’est pas toujours conçue comme histoire, souvent trop traumatique pour être acceptée comme telle. En résumé, l’État vient fixer une stabilité d’ordre sédentaire notamment avec des frontières, mais conserve toujours le mouvement issu de la machine de guerre nomade dont il est issu. C’est pourquoi il est toujours potentiellement annexionniste et parfois si difficile de le distinguer des Empires. En effet les États, lorsqu’ils ne sont pas empêchés par les forces sédentaires qui subsistent en eux, ne sont peut-être que des Empires dont les velléités ont été réduites par la coercition de l’ordre international.

Très largement je pense que ces sociétés sans État ont plusieurs choses à nous apprendre en ce qui concerne les dimensions politique, économique et écologique (je reviendrai sur ce dernier point dans une de vos questions). En ce qui concerne la question politique, il y a tout d’abord l’idée qu’il est possible de concevoir l’organisation de sociétés complexes sans pouvoir extérieur coercitif et concentré dans les mains de quelques-uns. Ces sociétés tordent le coup à l’idée que plus la taille augmente, plus le pouvoir doit être fort et concentré. Le meilleur exemple en est les sociétés du sud du Soudan, puisque c’est la moins populeuse, les Shilluk (environ 300 000 individus), qui est coiffée par un roi sacré, tandis que les plus populeuses, les Nuer (environ 2 millions) et surtout les Dinka (environ 4 millions), s’en dispensent. Ensuite, ces sociétés montrent qu’il n’y a pas de « progrès » linéaire et inéluctable de l’histoire : très souvent une même société peut changer de régime politique, parfois dans la même année. Enfin en termes économiques, elles laissent entrevoir des pistes intéressantes, notamment concernant l’idée de propriété sont l’usage doit toujours être soumise au bien commun. D’autre part, on retrouve cette idée qu’elles ne sont pas tant dans une situation de rareté que d’abondance bien comprise. Il existe en effet deux manières de concevoir l’abondance : produire beaucoup ou désirer peu. L’une est moderne et consiste à produire le plus possible en raison des désirs illimités des hommes, l’autre qui relève davantage des sociétés de chasseurs cueilleurs consiste à produire peu en raison de besoins limités, idée qui n’est pas inintéressante au vu de la nécessité d’une « décroissance » qui se fait de plus en plus urgente.

Avant qu’elles ne soient chassés de la cité, la magie et la sorcellerie tenaient une place importante dans les sociétés archaïques, pouvons-nous dire qu’en tant que croyances elles existent toujours dans le mode de fonctionnement de nos sociétés ?

« Théologie du capital », Edouard Jourdain (PUF, 2021)

Je montre dans mon ouvrage que ces pratiques sont toujours liées à certaines formes de rationalité concernant la mise en ordre de la société ou la remise en cause de cet ordre. La magie fait d’ailleurs l’objet de guerres entre différents intérêts ou conceptions de ce qu’est l’ordre juste. D’une certaine manière on peut en retrouver des traces concernant beaucoup de nos institutions, que ce soit en économie par exemple comme je l’ai développé dans mon livre Théologie du capital, où on retrouve cette idée que le marché capitaliste est une institution qui a toujours existé alors qu’il résulte en grande part de cette idée théologique de la Providence, ou encore de la croyance en la nécessité d’un État conçu comme un Père qui emprunte largement à une tradition théologico-politique. Inversement, on retrouve des stratagèmes de contre-pouvoirs et de mise en place d’espaces autonomes qui demandent aussi un certain nombre de tactiques et de croyances qui empruntent aussi au registre de la magie.

Vous faites un parallèle très intéressant entre les procès pour sorcellerie des tribunaux hors inquisition en Europe et le fait qu’ils coïncident avec l’avènement d’une société monarchique dont la volonté n’est tournée que vers un capitalisme primitif qui tend à vouloir provoquer une guerre idéologique entre le privé et la communauté.

La figure sauvage de la sorcière s’inscrit pourtant à un moment significatif : contrairement aux idées reçues, elle n’émerge pas au Moyen-Âge, mais bien à l’aube de la modernité qui voit émerger l’avènement du capitalisme et de l’État absolu. Il est notable que les procès de sorcières sont d’autant plus nombreux que les terres sont privatisées, comme dans l’Essex en Angleterre. En Irlande et dans l’ouest de l’Ecosse où demeurent des liens communautaires forts avec un droit coutumier préservant l’accès aux communs et une certaine autonomie vis-à-vis de l’État, on ne dénombre aucune persécution. Le non-paiement de loyer, la mendicité, le fait de faire paître ses animaux sur des territoires qui ne sont plus ouverts sont autant de prétextes à l’accusation de sorcellerie. La chasse aux sorcières coïncide alors avec un large mouvement de révoltes paysannes contre le mouvement des enclosures, la hausse du prix du pain et des impôts qui s’accompagnent de famines. Souvent ce sont des femmes qui mènent ces révoltes. Elles sont alors la première cible du pouvoir. Un autre élément social permettant de comprendre la persécution des sorcières est le besoin de main d’œuvre de la nouvelle classe capitaliste : dans le contexte d’une démographie faible, le courant mercantiliste qui va accompagner le développement économique insistait sur la nécessité d’une démographie forte pour augmenter la taille de la population, donc la main d’œuvre et ainsi la richesse nationale. Or, beaucoup de femmes assimilées aux sorcières étaient aussi des sage-femmes équivalent de médecins ayant un fort pouvoir de contrôle sur les naissances. La chasse aux sorcières aurait ainsi été un moyen pour retirer ce pouvoir à ces femmes et encourager les naissances.

Dans l’évocation que vous faites des modes de survivance des peuples, vous expliquez que l’agriculture est devenue hégémonique et qu’elle a détrôné les cueilleurs/chasseurs. Avec cette mainmise est apparue la notion de dette et d’impôt, par quel biais gouvernemental est-elle arrivée ? La dette et l’impôt ne sont-ils finalement que l’expression de la force des uns sur les autres, notamment celle des pillards et des racketteurs ?

Jared Diamond. 2016. Wikipedia Commons (Kenneth Zirkel)

L’émergence de l’État a en effet lieu lorsqu’il devient possible de collecter des impôts, ce qui suppose la possibilité de connaître la date précise des récoltes. Tous les premiers États reposent alors sur une subsistance à base de céréales : blé, orge ou millet, qui peuvent servir de base à l’impôt de par leur visibilité, leur périodicité, leur transportabilité et leur stockabilité. L’avantage des céréales consiste en ce qu’elles ont une croissance déterminée : pouvant être récoltées à une période bien précise, cela facilite le travail du collecteur d’impôts, alors que la plupart des légumineuses peut être cueillie de manière continue, ce qui complique le prélèvement du collecteur qui arriverait soit trop tôt (toute la culture n’étant pas arrivée à maturation) soit trop tard (une partie de la récolte ayant pu être consommée par l’agriculteur). Ce type de culture relève d’un choix politique : c’est l’État archaïque qui l’impose en contraignant ses sujets à constituer un stock dont il pourra se prétendre propriétaire via l’impôt. Pour pouvoir contraindre des individus à produire un stock à partir d’une certaine agriculture permettant son prélèvement, et pour ensuite pouvoir se l’approprier, une économie de la violence a dû surgir de la rencontre entre nomades et sédentaires. Des pillards itinérants s’appropriaient ainsi de manière irrégulière les biens de communautés, souvent dans leur totalité, ne leur laissant aucune chance de survie. Dépourvus de stratégie dans le temps et dans l’espace, ce n’est que progressivement que certains ont organisé ce prélèvement en laissant aux sédentaires une part indispensable à la reproduction de leur travail et en l’effectuant de manière régulière (par exemple à la fin des récoltes). Le marché était simple : en échange de biens, ceux qui étaient encore peu auparavant des agresseurs se proposaient de devenir des protecteurs contre d’autres éventuels agresseurs. Le monopole de la violence par l’État voit ainsi sa légitimité arriver dans un second temps, le consentement ayant lieu comme un effet rétroactif après service rendu mais contraint. Comme le souligne l’anthropologue Jared Diamond dans son essai sur les inégalités : « Entre un kleptocrate et un homme d’État avisé, entre un baron qui se livre au brigandage ou un exploiteur éhonté (robber baron, les “ barons voleurs ”, capitaines d’industrie américains du siècle dernier) et un bienfaiteur public, il n’y a jamais qu’une différence de degré : tout dépend du pourcentage du tribut prélevé sur le peuple et conservé par l’élite et du regard que porte le peuple sur les usages publics auxquels est affecté le tribut redistributif. »

Vous prenez en exemple l’esclavagisme comme élément constitutif de l’État. Comment expliquez la construction et la vie de l’État via la figure de l’esclave ?

Un fait tout d’abord : toutes les sociétés sans État n’ont pas connu l’esclavage. Les Aborigènes par exemple ne font pas de prisonnier. Ils tuent. C’est ce qui explique en partie pourquoi ils n’ont pas d’esclave et ne font pas de sacrifice. Si les femmes sont capturées et non tuées, ce n’est pas pour autant qu’elles deviennent esclaves : elles sont en effet intégrées dans leur nouvelle communauté.  Les indiens d’Amérique du Nord, par contre, connaissaient une part importante d’esclaves dans leur population, estimée à environ 20%. Lorsque l’État émerge, le souverain doit briser toutes les allégeances possibles qui le menacent, en premier chef l’allégeance des esclaves envers certaines élites. En effet, ces dernières sont susceptibles de concurrencer le pouvoir du roi en ayant un pouvoir de domination directe sur les hommes. Qui plus est, ce pouvoir de domination se soustrait au pouvoir du roi dans la mesure où l’esclave n’est pas sujet du roi : il ne paye pas d’impôt et n’est pas astreint au service militaire. Il obéit à son maître avant d’obéir au roi. Pour remédier à ce pouvoir privé qui représente une menace pour le pouvoir public, le roi limite le pouvoir des maîtres et protège l’esclave, au point parfois de le transformer en sujet. Aussi, dans les royaumes puissants en règle générale, le droit de vie et de mort sur les esclaves est réservé au roi et retiré aux maîtres. Dans le royaume d’Abomey (Dahomé) par exemple, les esclaves appartenaient au roi quand bien même pouvaient-ils être distribués aux grands qui n’avaient pas le droit de les mettre à mort. Chez les Aztèques où le sacrifice est central, l’esclave qui passait la porte du palais se trouvait immédiatement affranchi en la présence du souverain. Il ne pouvait être arrêté par ses maîtres s’il parvenait à s’échapper du marché. L’apparition du roi et du souverain va ainsi casser les allégeances que supposent l’esclavage, parfois en les affranchissant : le problème du souverain c’est que l’esclave ne paye pas d’impôt et ne peut pas être enrôlé dans l’armée (sauf exceptions comme les Mamelouks qui vont vite devenir un danger pour le pouvoir).

« Portrait de Jean-Jacques Rousseau », Maurice Quentin de la Tour (huile sur toile, 1753)

Page 267, vous citez Deleuze et Guattari puis tout de suite après Simone Weil qui explique à leur façon la même chose : l’appropriation de l’espace par l’État. Cette appropriation amène à ce que la communauté et ses valeurs se fissurent puis finissent par disparaitre ce qui nous renvoie à ce que Deleuze disait de l’État : c’est un appareil de capture. En capturant le territoire, l’État a-t-il également capturé la Nature ? Peut-elle se défendre et finalement n’aura-t-elle pas raison du Capital tant celui-ci ne la considère pas ?

Le terme de « nature » vient du latin natura, participe futur du verbe « naître » (nasci) au féminin. Il traduit le terme grec phusis issu du verbe phuein qui signifie croître ou pousser. Elle renvoie ainsi, comme la plupart des langues aux racines slaves, sanskrites ou chinoises, à un processus, une potentialité et une autonomie. Peu à peu cette autonomie va conduire les modernes à se représenter la nature comme un objet extérieur et non plus comme un milieu peuplé de subjectivités avec qui nous entretenons des relations. Si les philosophes politiques modernes, de Hobbes à Rousseau, se sont représenté l’homme naturel comme un individu isolé, c’est parce qu’ils opposaient diamétralement la Nature et la Culture qui suppose artifices et construction de la société. En projetant l’individu de leur époque (individualiste) sur le sauvage, ils se figuraient ainsi l’état de nature comme l’environnement du bourgeois. L’essentiel réside néanmoins dans le nouveau rapport entre politique et nature, à complet rebours de la conception des sauvages qui encastraient le pouvoir dans la société pour le neutraliser. La souveraineté, qui va désormais tenir lieu de politique en la réduisant à l’État, devient en effet l’incarnation d’une volonté déliée semblable à celles qui peuplent l’état de nature, justifiant ainsi l’état d’exception et la violence. Le souverain est ainsi toujours dans un état de nature actif dans le sens où il conserve son droit de punir et de faire la guerre, autrement dit son droit de vie et de mort sur les citoyens. Cette logique d’une dimension naturelle réservée au souverain, poussée jusqu’au bout, peut conduire jusqu’à l’interdiction de la reproduction afin de s’assurer du monopole du pouvoir qui ne peut souffrir des allégeances potentiellement rivales. C’est ainsi que les fonctionnaires des États dynastiques sont très souvent des étrangers voire des esclaves contraints au célibat et en règle générale à la non-reproduction, l’eunuque constituant l’exemple le plus aboutit. De cette manière, l’allégeance au pouvoir de la dynastie est totale : aucune famille ne vient s’interposer. Il faut éliminer toute possibilité de rivalité vis-à-vis du pouvoir. L’Empire Ottoman avait trouvé une solution radicale à ce problème en éliminant les frères du roi dès son avènement. En cela, comme le souligne Bourdieu, « on voit bien que l’État se construit contre la nature, que l’État, c’est l’antiphysis : pas de reproduction, pas d’hérédité biologique, et pas de transmission, même de la terre, alors que le roi et sa famille sont du côté du sang, de la terre, de la nature. » L’État est une entité sauvage qui a le pouvoir de domestiquer, et de domestiquer évidemment la nature telle que nous la comprenons, nous, modernes. En cela il est bien un appareil de capture mais qui ne cesse de se faire déborder par cette nature qui l’excède de manière incommensurable. D’une certaine manière, l’État est aveugle sur sa propre puissance qu’il surestime, ce qui à la fois le rend dangereux et vulnérable dans la mesure où il est sans cesse traversé par des failles, des erreurs de jugement et des incapacités. De manière générale, au-delà même de la question de l’État, la nature nous précède et nous survivra, nous ne sommes pas grand-chose vis-à-vis d’elle. Si nous voulons la protéger c’est avant tout pour que nous, humains, puissions survivre. Sans cela, elle peut nous balayer comme on enlève une poussière d’une chemise.

Il ressort de la lecture de votre livre que la vie de nos sociétés modernes et supposément démocratiques ne serait que peu de choses sans le mode de fonctionnement des sociétés tribales, mais finalement, sommes-nous toujours le sauvage de quelqu’un ?

Je ne pense pas que nos sociétés modernes sont peu de choses. Non plus que celles des sociétés sans État. J’essaie de montrer en quoi ces dernières sont complexes et peuvent être inspirantes pour comprendre la notion de politique. En cela, je ne pense pas que l’on puisse calquer leur modèle social sur le nôtre pour de multiples raisons qui résultent aussi d’acquis sur lesquels je pense que ce serait une erreur de revenir, comme la place de l’individu et de ses droits. Je pense par contre qu’il est possible d’aller au-delà de leur simple conception libérale, et c’est cette possibilité d’opérer des tris qui fait de nous des modernes, pour le meilleur ou pour le pire dès lors que notre jugement est faillible. Le problème commun des sauvages et des modernes libéraux est qu’ils assimilent la division sociale au pluralisme. Les premiers les rejettent, les seconds les adoptent comme une nécessité. Or il est possible de les découpler. Le pire du sauvage couplé au moderne c’est le totalitarisme (division sans pluralisme) et le meilleur c’est le socialisme libertaire (pluralisme sans division) qui ne saurait en effet être viable sans un rapport permanent à l’altérité radicale : l’autonomie n’est paradoxalement envisageable que si elle envisage un rapport à l’Autre comme rencontre et surgissement qui échappe – ce qui importe en dernière instance est la relation équilibrée qui va pouvoir être instaurée, non le contrôle ou la domination de cette altérité.

Entretien préparé et propos recueillis par Mathias Moreau

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