Philosophie

Surenchérir : pourquoi le rire est-il transgressif ? #4

« Démocrite », Utrecht Moreelse (huile sur toile, 1630)

Un pur rire par-delà soi : la dissémillation – Derrida et Levinas

A ce point, j’aimerais dire un mot sur la définition désormais classique du rire chez Bergson. En effet, ce dernier le définit comme de la « mécanique plaquée sur du vivant. » Qu’est-ce que cela signifie ? Et bien ceci que, le vivant est animé ou avivé par un flux de vie, un « élan vital » qui est comme un morphing de la vie, une métamorphose continue selon les aléas et les imprévus qu’elle rencontre. La vie est ainsi élan, impulsion, poussée qui endure l’écoulement continu ou la coulée vive de celle-ci. En cela, la vie est toujours sur le qui-vive, elle s’adapte à l’impromptu, elle danse et virevolte élégamment, même en société, dans un ballet social qui constitue la vie sociale comme telle. En sorte que, lorsque, par exemple, nous dit Bergson, un être humain chute dans la rue : c’est l’élan de la vie lui-même qui s’interrompt, le corps ne répond plus de la vie, il tombe de tout son poids ; c’est une carcasse presque inerte, un mécanisme défaillant, l’impression d’un automate enrayé ; bref, une « mécanique plaquée sur du vivant ». Et c’est cet effet machinal qui nous porte à rire. Partant, c’est donc « une certaine raideur mécanique là où l’on voudrait flexibilité d’une personne »[1]qui nous fait ricaner. Mais ce rire-là est amer, et le philosophe en s’y intéressant n’y trouve « qu’une certaine dose d’amertume » (c’est-là, d’ailleurs, le dernier mot du livre, c’est dire!). Cette définition bergsonienne est, en effet, insuffisante. Elle ne connaît au fond, comme le remarque très bien Ferenczi, que la « moquerie ». Si le vivant rit, pour Bergson, c’est en réaction à une mécanique qui, en réalité, le rappelle à ce qui est inerte, donc à la mort. Le rire de Bergson est toujours déjà tragique ; et l’humour qui le provoque, toujours déjà humour noir, humour riant donc de la mort. Ce rire est, a fortiori, de la mort ou du mourant plaqué sur du vivant.

Y a-t-il un pur rire comique, dès lors ? Un rire qui ne serait pas tragique ? Un rire qui rirait purement de la vie, sans mauvais esprit, sans humour noir? Peut-être. Il faut certainement le parier. Un tel rire devrait être une pure positivité sans négativité, un pur instinct de vie. Une dissémination sémillante de cette dernière. Un éclatement. Une extase. Une fête du vivant qui s’éclate. Dès lors, pour rire, juste pour rire, mais pour rire avec justice, imaginons un pastiche de La dissémination de Derrida, que l’on appellerait La dissémillation, c’est-à-dire la dissémination d’un rire qui ferait éclater une vie sémillante de toute part. Une sémillation (si l’on peut se risquer à un tel trait d’esprit, consistant à substantiver l’adjectif « sémillant » qui signifie : ce qui est extrêmement vif) qui serait lovée dans chaque rire, et qui éclaterait au grand jour à chaque fois que l’on rit en bon vivant. D’un éclat de rire, donc, l’autre : l’éclat de la vie. On pourrait encore tourner ce mot d’esprit sept fois dans sa bouche afin d’en sonder tous les éclats, on y verrait toujours le même scintillement : celui d’une dissémination vive où l’on rigole avec l’autre, et où l’on insémine la vie d’une con-vivialité débordante.

Ce pur rire serait proche de celui que Derrida décrit dans Ulysse gramophone. En effet, celui-ci est pensé à partir d’un pur oui donné à la vie, d’un « Ja sagen », pour parler comme Nietzsche. Ce « oui », que Derrida n’a pu penser que jusqu’à une certaine limite, peut nous intéresser. Car Derrida n’a pas tiré jusqu’au bout les conséquences d’un tel oui[2]. Pourquoi ? Pour mal dire, c’est-à-dire pour dire vite : je dirais que ce « oui », à l’instar de ce pur rire, est limité par ce qu’on pourrait appeler ‘‘le tropisme des tropes mélancoliques’’ de Derrida. Un certain style de la déconstruction, style socratique s’il en est, multiplie les apories, sans jamais les faire éclater. Dans cette ironie constante se trouve la limite même de la déconstruction, en ce sens que cette ironie, au contraire du rire, met la vie sous conditions, et donc le met aussi au conditionnel. En sorte que, quelque chose de la déconstruction rate, si cette dernière, comme le disait Derrida, veut être « du côté du oui et de la vie ». L’ironie limite ce oui, elle l’aporétise – comme elle limite les éclats de rire. Pour le dire plus abruptement : en lisant Derrida, on rit peu, mais on sourit (le sous-rire, d’ailleurs, est un rire amoindri).

Pour m’expliquer de cela, je dirais, au fond, que si la stratégie derridienne fut, jusqu’à un certain point, de démultiplier les apories et les limites négatives (dans une période où, au sortir des atrocités de la guerre, les trente glorieuses invitaient à une euphorie politique qui devait souffrir de sa critique), c’est qu’écrire, pour lui, c’était user de l’ironie – limiter l’hubrispolitique, dégrisée une humanité ivre d’idéologies destructrices, c’est-à-dire déconstruire patiemment le « faire » et le « que faire ? » en le mettant sous conditions d’une auto-immunité qui à chaque instant peut se retourner contre la vie de manière mortifère.

Jacques Derrida (1989)

Aujourd’hui, notre période est appelée par une tout autre question : comment dans une époque où la sinistrose se démultiplie en autant de discours apocalyptiques, comment dans une période où le malaise de notre culture risque de laisser « le pas gagné » à la mort, comment, disais-je donc, étendre l’alaise sur ce malaise, étendre l’alaise (pour ne pas dire vulgairement : le protège-lit) sur notre lit de mort ? Comment, si l’on préfère, illimiter la vie, et l’inconditionnalité de la vie en nous gardant de la mort ? Comment regagner en vie, et la vitaminer ? Comment retrouver l’en-vie de vivre ? Et quel serait le remède – le pharmakon –de ce regain ? Ce défi ne se relèvera pas sans Derrida, lui qui nous appelait, sans fin, à apprendre à vivre, enfin. En sorte qu’il faudrait, de toute urgence, affirmer plus que jamais la vie inconditionnellement. Cela ne se fera pas, c’est vrai, sans quelqu’ironie non plus (ne fût-ce que pour limiter tout « faire » politique), mais cela se fera avant tout en éclatant de rire toutes les limites condamnant la vie, comme on condamne à mort, ou comme l’on condamne une pièce en y limitant l’accès. Nous ne devons pas être limités par le discours apocalyptique ou la sinistrose ambiante : restons, comme l’on dit tout bêtement, positifs, et plein d’espoir.

On a parfois traduit l’éclaircie (Lichtung) de l’être, chez Heidegger, par un mot du vieux français : « l’allégie », histoire d’y faire sentir que l’être s’allège et se libère de tout ce qui le réduit, et l’amarre à l’étant. S’il n’est certes pas ici question de « l’être » (toujours déjà être-à-la-mort plus qu’être-à-la-vie), il y va pour tout le moins de l’insoutenable légèreté de la vie, de ce qui l’allège de son sort, de sa condamnation, du mot d’esprit qui est un exutoire pour elle, un échappatoire, une libération. Autrement dit, il y va de l’éclat de rire qui fait que le vivant s’éclate, et meurt de rire en s’allégeant de sa condamnation à mort, par une « grâce » accordée à la vie. Si le vivant est celui, pour Freud (que Derrida cite dans Le Séminaire surLa peine de mort), qui ne croit pas à sa mort, c’est que le vivant est celui qui rit aux éclats de la vie – il a beau trinquer de ses aléas, de ses peines, de ses douleurs, il trinque avant tout à elle et à sa santé. La dissémillationdirait donc cette dissémination sémillante du vivant riant aux éclats, riant d’un rire communicatif, et donnant par là même l’envie de rire à chaque un et à chaque autre, histoire que chacun reste sur le vif et le qui-vive de la vie. La question n’est donc pas, comme on aime à nous le faire croire : peut-on rire de tout ? (On sait bien, malheureusement, que l’on peut, et d’un rire le plus souvent morbide.) Mais qui peut donner à rire, non dela vie, mais à rire la vie, en redonnant au rire sa transitivité, et toute sa transgression ? Non pas rire au dépens de, mais s’éclater en mille éclats de rire et de vie à même la vie, comme on « laisserait pisser » la vie en pissant de rire. Question de diur-éthique, donc, si j’ose l’écrire ainsi.

Cette éthique, dont je parle, où la vie s’éclaterait en mille morceaux au-devant de soi, Lévinas, on le sait, en aura radicalisé sa portée et son entente. Tout autrement que je ne le fais, ici, en versant vers Spinoza et Nietzsche, Freud ou Derrida. Tout autrement, mais sans que je ne puisse jamais aller contre : car Lévinas aura toujours eu raison (de moi). Je voulais, ainsi, dire un mot sur cette dissémillation du sujet lévinassien, qui rompt avec ce que je disais de la vie sémillante, légère et joyeuse. Car le rire, pour Lévinas, fait partie de ces quelques percées de l’autrement qu’êtredans la tradition philosophique. Au même titre que le Bien epékheina tès ousias chez Platon, l’Idée de Dieu au-delà du concept de l’être chez Kant, ou l’ego pur husserlien frayant la transcendance dans l’immanence. Ainsi écrit-il, dans un passage d’une densité admirable et insondable :

« L’histoire de la philosophie à quelques instants d’éclair a connu cette subjectivité rompant, comme dans une jeunesse extrême, avec l’essence. Depuis l’Un sans l’être de Platon et jusqu’au Moi pur de Husserl, transcendant dans l’immanence, elle a connu le métaphysique arrachement à l’être, même si aussitôt dans la trahison du Dit, comme sous l’effet d’un oracle, l’exception restituée à l’essence et au destin, rentrait dans la règle et ne menait qu’aux arrière-mondes. (…) II faut aller jusqu’au nihilisme de l’écriture poétique de Nietzsche, renversant, le temps irréversible, en tourbillon – jusqu’au rire qui refuse le langage. »[3]

Comprenne qui voudra : au-delà de tout ce que Lévinas aura pu dire de Nietzsche, le suspectant même d’antisémitisme, disant à son propos que dire un mot contre lui aujourd’hui passe d’emblée, malgré « la mort de Dieu », pour « un blasphème », au-delà de tout, disait-il donc, Nietzsche a percé la trame de l’être, et le destin de la métaphysique par son écriture poétique et son rire ! Grandeur de Lévinas par-delà tout ressentiment et esprit de vengeance ! Générosité infinie du génie ! Le rire nietzschéen dit l’autrement qu’être, c’est-à-dire la dissémination du sujet « appelé au bord du rire et des larmes aux responsabilités »[4]. Cela, certes, n’a plus rien à voir avec la joie, mais avec un sujet passant du rire aux larmes, sujet pleurant de rire, sans que ce rire soit l’occasion de se réjouir, mais le bâillement de sa signi-fiance pour l’autre, son éclatement vers lui, au-devant de lui. Ce rire est un rire nerveux : « rire au fond du geste qui me désigne, honte et effroi du Moi, « accusatif » où tout me désigne et m’assigne »[5]. Rire du sujet suffocant à fleur de nerfs. Rire comme responsabilité, l’un-pour-l’autre, sainteté. Mais ce rire n’en est pas moins transgression, dépassement de soi passant le soi, rire « qui passe l’homme infiniment » (Pascal).

Toutefois, n’y aurait-il, en fin de compte, un autre rire à penser chez Levinas ? Plus proche de celui nietzschéen qui dit « oui » à la vie, dans « l’innocence du devenir », et dans « une sainte affirmation ». Un rire non plus d’effroi, non plus aux larmes, mais un rire qui laisserait entendre « l’amour de la vie ». C’est-à-dire une éthique autre que celle hyperbolique de la sainteté. Non plus un surenchérir qui chérit l’Autre dans un rire par-delà soi ou tout quant à soi, mais un surenchérir de la jouissance de la vie, par laquelle la vie s’aime. Cette éthique soft, relativement à celle hard d’Autrement qu’être, renverrait à l’amor fatichez Nietzsche. Le « premier mouvement » de cette vie, dit Nietzsche, serait une sainte affirmation de cette dernière. Ou pour le dire avec Levinas, dans celle-ci : « chaque bonheur arrive pour la première fois »[6]. Dans le « renouveau et le jeu » infantile d’un éternel retour d’une vie prenant plaisir à revenir à elle-même. Si bien que, «  vivre, écrit Levinas dans un style quasi-nietzschéen, c’est jouir de la vie. Désespérer de la vie n’a de sens que parce que la vie est, originellement, bonheur. »[7]Il y a donc, d’emblée, une pure positivité de la vie, qui est positivité de la jouissance, et de l’affirmation vaille que vaille. Ainsi, poursuit-il, « à l’origine, il y a un être comblé, un citoyen du paradis. »[8]Le manque ou le besoin ne peut remuer qu’une jouissance déjà repue d’elle-même, baudruche pleine de l’air qu’elle respire, intestin tendu de la nourriture qu’elle ingurgite, intelligence béate des connaissances dont elle se régale. Il faut partir, par conséquent, de la vie qui s’aime, de la vie qui fait que « d’ores et déjà, la vie est aimée »[9]. La vie, en cela, est d’emblée amour de la vie. S’aimer, c’est aimer la vie ou sa vie, c’est s’aimer vivant et riant de la bonne ou de la mauvaise fortune. Au fond, si Levinas pense dans Autrement qu’êtrela sainteté et la responsabilité comme « interruption de la jouissance », « pain arraché à ma bouche », c’est parce qu’il sait très bien que la vie est, par essence, bonheur et jouissance. Il n’y a d’ailleurs aucun mal à cela, puisque le sacrifice pour l’Autre n’incombe que moi. Tout autre est, de ce fait, tout autre que moi, et par là même, tout autrement engagé par la vie. Tant et si bien que, si Autrement qu’être n’a été écrit que pour moi(sans quoi, naturellement, Levinas en appellerait au sacrifice humain), il faut bien que Totalité et infiniait été écrit pour les 7 milliards d’êtres humains autre que moi. Lesquels peuvent jouir et aimer la vie, bien que cette vie se fera sans moi.

La chute

Toute bonne blague a une chute, ou une fin. C’est parce que l’art de la conclusion est l’art de la chute (qu’on demande à ceux qui maîtrisent l’art de la dissertation !). Savoir choir, comme le savait Devos, cela s’apprend dans certains milieux : puisqu’il y a « les cours du choir » (appelons ça, d’un point de vue universitaire, le prê-choir des classes préparatoires, où l’on apprend à conclure dignement une dissertation!). Comique de répétition ou de saturation oblige, notre chute s’enroule sur son commencement. Pourquoi le rire est-il donc transgressif ? C’était-là notre question. Elle pouvait même prêter à rire, tant elle était naïve. Et elle l’est, elle n’est que cela. Mais pouvait-on plomber le rire et le comique par une question qui se voulait sérieuse ? Si le rire est ainsi transgressif, c’est en ce qu’il est, au contraire de l’ironie, illimitation par-delà toutes limites, éclatement de la négativité dans un éclat de rire. Transgression veut dire, et a voulu marquer ici : l’outrepassement de tout ce qui a des limites, la traversée du négatif, l’élan vers le positif.

La statue de Platon à Athènes, devant l’Académie

Le rire, en cela, malgré le désespoir et le deuil qu’il peut porter, malgré sa tragicomédie, est positif. Chez Socrate ou Platon, il fait naître, via l’humour et l’ironie, la conversion de l’âme, en pointant, ironiquement, les carences de celles-ci qui sont à combler par la connaissance (de soi), et l’élévation. La maïeutique, d’ailleurs, n’est rien de plus que l’accouchement de soi via des contractions pouvant se confondre avec les convulsions d’un grand rire. Ainsi, tout se passe comme si l’ascension de l’âme vers le Vrai n’était possible que sur fond d’un rire léger, aussi léger, si l’on veut, qu’un attelage ailé fuyant vers le Ciel : par quoi apprendre à « bien vivre », ce serait, en définitive, apprendre à bien mourir… de rire.

Chez Molière, le rire donne à penser un ‘gai sçavoir’’ de l’incon-science complétant la science cartésienne ; son comique de répétition est le comique de la répétition inconsciente, qu’il s’agit de cerner pour faire cesser la répétition. Par ailleurs, le rire moliéresque est un correcteur des mœurs : il critique, fustige, défie les mœurs de son temps, le langage précieux, les faux dévots, les hypocrites, les misanthropes,  afin d’en dresser le profil psychologique et de en nous purger dans un exutoire éclat de rire. Enfin, le rire, aussi curieux que cela puisse paraître, permet de faire sentir dans la simplicité, et par la convulsion, l’union de l’âme et du corps, qui en ce XVII° siècle, siècle de Descartes, fait tant débat. C’est que le problème de l’union psycho-somatique est également le problème d’une communication impossible : soit ce qui est au cœur de tout effet comique. Le rire, ainsi, en jouant sur la communication impossible – le double sens, le jeu de mots, l’humour absurde – est le medium le plus approprié pour donner à comprendre cette convulsion énigmatique entre le corps et l’âme.

Chez Nietzsche, encore, il permet de dire « oui » à la vie, de l’affirmer avec bonne conscience, de se réjouir du préjudice subie, et de « faire de mauvaise fortune, (rire de) bon coeur ». Il est ainsi une manière de s’élever, et non pas de rabaisser. Lorsque je ris, je m’élève à ma hauteur. Rire de quelqu’un, ce n’est pas rire à ses dépens, ou rire de ses limites – nulle moquerie ou mesquinerie ici – ; mais c’est rire de lui afin de l’aguerrir, de le rendre plus mordant, plus tranchant ; c’est se réjouir de ses futurs éclats de rire qui le montreront plus éclatant, et plus brillant qu’il n’est déjà. C’est creuser par le sillon du rire l’affirmation d’une différence entre lui et moi, qui fera qu’il sera un jour sans égal. C’est donc déjà rire avec lui. Comme les enfants peuvent dire : « je rigole avec toi ».

Enfin, on a vu avec Derrida et Levinas – et en forçant quelque peu leurs pensées –, que la vie pouvait être pensée comme une pure affirmation sémillante, c’est-à-dire comme une pure illimitation de la vie, s’éclatant par-devers soi afin de jouir de celle-ci. De sorte que la vie s’affirmerait comme inconditionnelle, indéconstructible. Pur « oui », jouissant de pouvoir mettre la mort au conditionnel, et de dire en riant : « tant que je ne suis pas mort, rien ne prouve que je ne sois pas immortel ».

À chaque fois, donc, dans tous les exemples donnés, est en jeu une positivité. À chaque fois, l’humour se départit de l’ironie, par sa capacité à surenchérir, à outrepasser toutes les limites. Dès lors, même si une partie la tradition philosophique privilégia l’ironie sur l’humour, c’est-à-dire le travail du négatif, du fini, de l’aporie, sur la positivité du savoir, et de l’infini, cette frange-là de la philosophie n’a jamais cessé d’être dérangée en son sein par un rire venu de plus loin qu’elle. C’est ce qu’on a constaté, par exemple, chez Socrate et Derrida. Le scepticisme (et avec lui, l’ironie) ne peut se réaliser complètement : un reste irréductible et positif demeure (le « je sais que je ne sais rien » de Socrate ; ou le « oui » inconditionnel dit à la vie, chez Derrida – les deux étant aussi francs qu’un rire franc). En sorte que le rire nous donne à penser philosophiquement au moins trois choses :

1) une positivité par-delà et malgré toute négativité (d’où l’accroissement significatif des philosophies du rire après Hegel qui passe pour être le philosophe du « négatif » – pour exemple : Kierkegaard, Nietzsche, Bergson, Bataille, Deleuze, Levinas, Derrida, etc.)

2) une illimitation et une infinitude par-delà ou malgré toute finitude (cette résurgence de l’infini dans la philosophie commence avec Levinas et se poursuit aujourd’hui avec Badiou et Meillassoux ; Après la finitude, donc : le rire ?) ;

3) la vérité même de la vie qui est de s’exhiber et de se dévoiler innocemment dans son éclat, sa richesse ou son luxe, pour ce qu’elle est toujours en excès sur elle-même, toujours riche de ses avoirs de vie (et non pas en dette, pauvre, mutilée ou nue – selon les versions de Heidegger, Adorno ou Agamben)[10].

Dès lors, si le rire charriait déjà avec lui, de l’Antiquité jusqu’à la Modernité, la positivité d’une vérité, sa revalorisation soudaine lors de la période contemporaine atteste de l’esprit philosophique du temps : l’heure est désormais à une positivité par-delà toute négativité (Deleuze) ; à une infinitude par-delà toute finitude (Après la finitude, ouvrage de Meillassoux voulant sortir des philosophies de la finitude, de Kant à Derrida, en passant par Heidegger, l’avère) ; et à une vie rechignant à être définie, chrétiennement, comme « pauvre » (car si l’on peut dévaloriser la vie, la déprécier ou la ruiner, c’est que la vie est, originellement, un luxe qui n’a pas de prix.) ‘‘Mourir de rire’’, en cela, c’est surenchérire sur la vie, par un rire qui est un trompe-la-mort. Au fond, la question du rire – et de sa transgression – pose, à nouveaux frais, une vieille question de la philosophie, toujours inactuelle, toujours intempestive : « qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? »

© Valentin Husson   


Notes :

[1] Bergson, Le rire, Essai sur la signification du comique, Paris, Payot, 2016, p.40.

[2] Je renvoie ici à mon article disponible sur le site de la revue Le verbier, intitulé « Derrida : la condamnation à vivre ou la mort subi(t)e ».

[3] Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le livre de poche, 2001, p.21-22. Ce « rire qui refuse la langage », c’est aussi pour Lévinas, l’image même du scepticisme qu’il ne cesse de louer et d’exalter, du rire qui dédit toujours déjà le Dit, pour bailler signifiance autrement que par la logique du langage, ses concepts, et son art de la communication. Le rire vient en cela ébrécher tout le paradigme de la métaphysique. Si l’on aime mieux : les voies du langage ne sont pas que celles de la logique grammaticale ou de la communication. Inarticulé, voix déliée de tout langage, le rire fraye une autre voie. Un autre apprentissage de la vie est possible depuis lui, qui viendrait contredire ou dédire ce que la métaphysique a toujours pensé. Apprendre par le rire, apprendre en riant, c’est encore là la phrase d’Horace que nous citions plus haut :  ridendo dicere verum qui vetat – « qu’est-ce qui empêche de dire la vérité en riant ? ».

[4] Ibid., p.36.

[5] Ibid., p.176.

[6] Levinas, Totalité et infini, Paris, Le livre de poche, 2006, p. 117.

[7] Ibid., p. 118.

[8] Ibid., p.154.

[9] Ibid., p.154.

[10] Cette thèse nous la défendons dans deux livres à paraître prochainement : Avoir la vie et le temps devant soi. Une Écologique de l’Histoire ; et dans Commune envie de s’exhiber. À propos de J.-L. Nancy, Paris, Diaphanes, « Anarchies ».

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