
Laurent de Sutter © Hatim Kaghat
Laurent de Sutter est professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussels. Il dirige la collection Perspectives critiques aux Presses universitaires de France et la collection Theory Redux chez Polity Press. Dernièrement, il a publié L’âge de l’anesthésie: La mise sous contrôle des affects (Les Liens qui Libèrent, 2017), ou encore Après la loi (PUF, 2018), et plus récemment Qu’est-ce que la pop’philosophie (PUF, 2019). Il est ici question de son dernier ouvrage en date, Indignation totale aux Editions de l’Observatoire, dans lequel le terrain de réflexion est notre tentation contemporaine à l’indignation, à propos de tout — et peut-être de rien. C’est après une courte vidéo pour France Culture à ce sujet qu’Adèle van Reeth a eu l’idée de l’amener à aiguiser ses analyses déjà tranchantes dans sa collection. Sa thèse ? Notre raison prend plaisir à s’indigner car elle jouit d’avoir raison en s’insurgeant à coups de posts et de tweets des frasques sexuelles des uns, des corruptions politiques des autres, des provocations de certains ou de la violence abrutie de chacun. Et ce n’est pas tout. Voilà un ouvrage qui nous donne l’occasion de retrouver notre fidèle interlocuteur, afin d’ouvrir les portes d’un texte à contre-courant des cyniques et des béats, tout en décrivant les architectures philosophiques de ce que nous nommons « raison ».
Vous abordez dans vos livres une grande variété de sujets, toujours soucieux de vous situer là où l’on ne vous attend pas. Et pourtant, on ne peut qu’être frappé par la grande cohérence de votre travail. Dans chacun de vos livres, on a l’impression que la philosophie désigne avant tout l’inquiétude du contemporain. Plutôt que de s’écouter parler, en s’enfermant dans un autisme logique qui la coupe du réel, la philosophie doit se mettre à l’écoute de l’« actuel » – au sens que Deleuze donne à cette notion dans sa lecture personnelle de Foucault : « que sommes-nous en train de devenir ? »[1]. Comment nommer et conceptualiser « l’âge » dans lequel nous vivons ? D’ailleurs, cette dernière notion revient souvent sous votre plume : en 2017, vous avez publié L’Âge de l’anesthésie (Les Liens qui Libèrent) ; dans Pornographie du contemporain (La Lettre volée, 2018) vous louez Jeff Koons de nous avoir aidés à comprendre que nous vivons à « l’âge de l’usage et de l’intérêt » (p. 52). Évidemment, il n’y a dans cette attention aux devenirs, dans cette sensibilité à l’actuel, aucun présentisme. Vous n’hésitez pas à ouvrir de très larges séquences temporelles et à vous placer dans de « longues durées » braudéliennes. Après la loi (PUF, 2018), par exemple, cherche à expliquer le triomphe de la « proposition légale » en balayant – avec une saisissante virtuosité historique – une période de « plus de 2000 ans » (Prélude, p. 11)… Et, dans une certaine mesure, cette approche est encore à l’œuvre dans votre dernier livre : vous partez de « scandales » ou d’événements récents ayant suscité une vague d’indignation et vous tentez d’en ressaisir la dynamique historique. Ma première question porte donc sur votre pratique de l’histoire : quel sens et quelle fonction donnez-vous à la notion d’« âge » dans votre réflexion ? L’histoire est-elle pour vous un moyen de diagnostiquer le présent (et peut-être d’agir sur lui) ? Ou bien s’agit-il, dans une démarche qui rappellerait la généalogie nietzschéenne, de questionner « la valeur des valeurs » que nous glorifions aujourd’hui (la Raison, la Loi, l’esprit critique…) ?

« Ingnation totale. ce que notre addiction au scandale dit de nous » (Editions de l’Observatoire, août 2019)
Laurent de Sutter : C’est une très belle et très difficile question. Parler d’âge implique en effet soit de se lancer dans des grandes acrobaties historiques, à la manière de Karl Jaspers ou Michel Foucault, ou bien, au contraire, dans une opération diagnostique de nature davantage sociologique, comme le font par exemple Peter Sloterdijk ou Byung Chul-han aujourd’hui. Dans les deux cas, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je ne cherche ni à caractériser le présent pour lui-même, ni à l’inscrire à l’intérieur de la narration d’une séquence qui s’articulerait à d’autres pour constituer quelque chose comme une histoire. Je cherche au contraire à le dé-caractériser, à le désarticuler à lui-même – à en briser la compacité naturelle dans le but de tenter d’y éclairer les lignes de fuite que le fait de sa compacité rend indicible, invisible, impossible ou impensable. Parler d’ « âge », dans un tel contexte, doit donc se comprendre comme une manière d’imposer sur le sensible un syntagme qui, de le recouvrir par la grâce de l’arbitraire de la nomination, lui fait cracher sa règle, si j’ose dire. De surcroît, par rapport à « époque » ou « période », par exemple, le syntagme « âge » possède pour lui un avantage qui m’est cher : il indique un processus de transformation, de vieillissement si vous voulez, davantage qu’un temps fixé. Un « âge » est toujours l’instant fugace, insaisissable, d’une « maturation » qui peut tout aussi bien prend la forme d’une sénescence que de l’accès à sa pleine force, sans qu’il soit possible de le stabiliser d’une manière ou d’une autre – si ce n’est, peut-être, par la logique de l’inclusion des âges décrite par Tristan Garcia, et qui veut que tout âge implique toujours tous ceux qui le précèdent. Pour le dire autrement : l’ « âge » est toujours notre âge. Je ne crois pas jamais avoir parlé d’ « âge » au passé, même dans le cas de Après la loi, puisqu’il s’agit d’un livre qui tente de définir l’équilibre entre loi et droit conçus par les philosophes grecs, tel que nous en sommes encore aujourd’hui les héritiers. Un tel « âge », cependant, ne se laisse jamais saisir au singulier : l’âge de la loi, celui de l’usage en art ou celui de l’anesthésie du point de vue de la psychopolitique ne sont pas des âges congruents, ni même nécessairement conjoints. Il se fait qu’il existe un lien entre triomphe du nomos, triomphe du jugement esthétique et triomphe de la lutte contre l’excitation (pour reprendre les trois exemples que vous avez choisis), mais j’aurais tendance à dire que ce lien est presque de hasard – ou plutôt, qu’il s’est constitué de lui-même, par un jeu d’échos et de reflets que ne déterminait aucun nécessité interne. L’important, pour moi, comme vous le soulignez, est d’être attentif au fait que nous ne venons pas de nulle part – et que chaque point de notre monde renvoie à un itinéraire plus ou moins loin et plus ou moins direct dont on peut reconstituer la narration de soi afin de faire saillir le forclos. Lorsque je me plonge dans telle ou telle pratique historique, ce n’est donc pas par nécessité généalogique ou archéologique, mais au contraire par volonté de voir céder ou faillir les généalogies, d’explorer les énigmes de l’archéologie. De ce point de vue, là encore, je me situe aux antipodes de Michel Foucault, qui cherchait à reconstituer le compact des épistémè, afin de pouvoir, par contraste, définir la nôtre ; ce qui me préoccupe, c’est plutôt leur échec à se constituer, et la manière dont cet échec et ce qu’il forclot nous empêche de penser. En soi, je n’ai rien contre la raison, la loi, la critique, etc., dont il est évident qu’il s’agit de concepts qui ont transformé en profondeur (et sans doute pour un bien) notre relation aux mondes, aux choses, à autrui et à nous-mêmes. En revanche, je veux être attentif à leurs bugs, à leur défaut de design, ainsi qu’au désespoir qui saisit leurs défenseurs lorsqu’ils y sont confrontés – et que la dimension de police du pensable qui s’y trouvait en latence est soudain activée de manière délibérée. C’est pour cela que j’aime aller creuser du côté de savoirs secondaires, un peu oubliés, mais qui ont contribué à définir le programme de ce dont nous avons hérités : comme le disait Jacques Derrida, le défaut d’origine forme la dimension fondamentale de ce qui est – et, en réalité, quelque chose de soigneusement organisé dans sa forclusion même. C’est pourquoi, me semble-t-il, il faut parler de philosophie lorsqu’on parle de loi, de chirurgie lorsqu’on parle d’anesthésie et de raison lorsqu’on parle des réseaux sociaux : toutes ces choses ne sont que pour autant qu’elles sont autre chose que ce qu’elles sont – et que la narration qui enveloppe cet être prétendu.
Dans Indignation totale, vous proposez l’hypothèse suivante : « et si (…) l’histoire de l’indignation n’était nulle autre que l’histoire de la raison elle-même – ou, au moins, de la raison telle que nous l’avons héritée de la modernité (disons, de la philosophie d’Emmanuel Kant) ? » (Avant-propos, p. 11). Or n’est-il pas possible de remonter encore plus loin ? Platon n’est-il pas le premier à avoir fait de la raison – et de tout son attirail argumentatif – l’instrument philosophique de l’indignation ? Son œuvre ne porte-t-elle pas la marque d’une indignation majeure ? N’est-elle pas, en effet, une réponse au scandale juridique de la mort de Socrate ? « Comment expliquer que l’homme le plus sage d’Athènes, et de toute la Grèce, ait pu être condamné à mort ? » Comme si la raison trouvait déjà dans le scandale l’occasion de son déploiement : raisonner pour rendre raison d’un scandale, raisonner pour arraisonner l’« impensable »… Et puis, Socrate n’est-il pas le spécialiste de l’éristique qui se situe, comme vous le rappelez, au cœur de la rationalité du scandale ?

François Châtelet
Il existe d’innombrables histoires de la raison, dont le bel ensemble d’interviews que François Châtelet avait un jour données pour la radio, qui, toutes, pointent vers une dimension fondamentale : la raison n’existe que dans le mouvement de sa transformation. La raison des Grecs n’était pas la raison des Romains, qui n’était pas celle des Médiévaux, des humanistes, des modernes, etc. Lorsqu’on utilise un mot comme « raison » (ou loi, ou vérité, etc.), il est capital de le replacer à l’intérieur de la ligne narrative de ses transformations, en tant que cette ligne est, bien entendu, localisée dans le temps et l’espace. Le bian dans la tradition chinoise, la mimamsa hindoue, le ‘aql islamique (ou plutôt son absence), etc., sont autant de concepts qui signifient une forme de prise logique, argumentée, sur un réel plus ou moins distingué du pensé (il faudrait nuancer infiniment, toutefois). Peut-on parler de « raison » à leur égard – a fortiori lorsque certains de ces concepts sont bien plus ancien que les plus anciens usages des concepts qui renvoient à une forme de rationalité dans le monde occidental ? Mon intuition est qu’on ne peut pas. Il n’y a pas d’universel de la raison. Comme la loi, elle constitue une sorte d’accident historique dont les métastases n’ont pas cessé d’irriguer l’impérialisme intellectuel d’une partie du monde – et seules ces métastases, telles qu’elles « nous » informent, me paraissent pouvoir être étudiées sans trop de ridicule. C’est pour cela que je ne souhaite pas remonter au-delà de Kant à propos de la question qui nous occupe : ce qui se passe avant son œuvre, qui prend la forme d’une rupture profonde, déclarée par l’intéressé lui-même, dans l’histoire de la raison, relève d’un domaine que je préfère laisser à l’érudition des grands spécialistes. S’il fallait juste oser une notation très schématique à propos de la raison grecque et de ses manifestations chez Platon (ou Socrate), je me contenterais de rappeler qu’elle prend d’abord, chez eux, le visage de la parole. La raison (le logos) est ce qui naît de l’usage de la parole et y demeure circonscrit – une parole dont nous savons qu’elle se manifestait avant tout sous la forme publique du symposium ou de l’agora, les livres ne jouant guère que le rôle d’aide-mémoire ou de monument. Ce n’est déjà plus le cas dans l’Occident chrétien, qui a fait de l’internalisation de la parole le lieu de son énonciation vraie – et donc de l’intégration progressive de la raison au pensable lui-même son principe de narration, aboutissant à la fameuse thèse hégélienne de la nécessaire mise en équation du réel et du rationnel. Cette invagination de la raison compte, je crois, parmi les opérations décisives de Kant, non seulement dans le domaine de la pensée pure, mais aussi, comme j’ai pu le montrer dans ma lecture de la philosophie du droit de Gilles Deleuze, dans celui de la morale : le caractère inconditionnel de la loi morale est l’inconditionnalité de sa forme et non de son fondement. Qu’elle se déploie ensuite sous une guise qui respecte les règles de l’intersubjectivité n’en est que la conséquence sociale – qui plus est, une conséquence qui n’en découle que de manière indirecte. Dès lors que l’espace public est réglé, ce règlement précède tout exercice de la raison qui pourrait s’y déployer, là où, pour les Grecs, c’était cet exercice qui définissait l’espace public, quoi qu’il en soit des rituels et des codes qu’il convenait d’y observer. Pour Kant et ceux qui l’ont suivi (je pense surtout à Jürgen Habermas, bien sûr), ce sont les règles de fonctionnement de l’espace public qui dictent les limites de la raison ; pour les Grecs, la raison elle-même se confondait avec les limites du dicible et de l’indicible. Aussi pinailleur fût-il, Socrate n’a guère remis en cause ce primat de la parole sur la pensée qui constituait le cœur de l’écologie intellectuelle grecque. A l’inverse, ce qui caractérise notre époque est le respect inconditionnel, même au milieu des pires échanges entre trolls sur Internet, du fait de l’espace public, et donc du règlement des échanges qui y ont lieu, et dont le premier article est le partage du dicible entre tort et raison.
Comme dans vos précédents livres, vous procédez ici à une déconstruction en règle du kantisme et de son héritage. Tout l’enjeu étant de questionner la domination de ce modèle de rationalité sans tomber dans le piège de la critique en opposant ainsi à la critique kantienne une contre-critique ou une « critique de la critique », simple renversement qui ne nous ferait pas sortir de l’élément renversé (reproche qu’Althusser adressait à Feuerbach et à sa « critique » de Hegel)… Vous soulignez vous-même cette difficulté dans le chapitre 4 en montrant que la rationalité du scandale fonctionne par opposition, selon la logique binaire du duel ou du « western ». Le présupposé d’une telle logique étant que la raison est une arme visant à (con-)vaincre l’adversaire. Comment donc dépasser le kantisme sans s’opposer à lui ? Indignation totale propose une solution originale à ce problème, mais cette solution ne donne pas vraiment lieu à un exposé théorique et argumenté (ce qui reviendrait peut-être à jouer encore le jeu de la raison …) ; cette solution apparaît « à l’état pratique », dans la structure même du livre et dans les modalités d’écriture que vous adoptez. Le montage du livre procède ici à un démontage. En effet, vous vous proposez de désarticuler le « langage » de l’indignation (p. 134) en vue, comme l’aurait dit Deleuze, de faire bégayer la raison. Chaque chapitre porte le titre d’une des conjonctions de coordination que la raison utilise habituellement pour justifier et développer son argumentation. Mais le découpage en chapitres prive ces éléments syntaxiques de leur pouvoir : ces conjonctions ne s’enchaînent plus selon l’ordre rigoureux d’une démonstration, elles ne coordonnent plus rien mais sont plutôt les signes d’une raison qui disjoncte et qui se désordonne. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ? L’enjeu de ce « bégaiement » n’est-il pas l’invention d’un nouveau « style » ? Ne s’agit-il pas de mettre en variation le langage de la raison afin de libérer, par l’écriture, de nouvelles possibilités de pensée ?

« Magic. Une métaphysique du lien » (PUF, 2015)
C’est remarquablement bien dit. Davantage qu’une « déconstruction du kantisme », du reste, il s’agit d’une « déconstruction » (je n’aime pas trop ce mot, pour être honnête, qui demeure trop volontaire, trop ancré du côté d’un sujet tout-puissant) du primat de la philosophie, dont le kantisme demeure à ce jour le monument le plus massif dans la modernité. Ce que j’essaie de désarticuler, c’est la totalité de l’édifice conceptuel, disciplinaire, langagier, argumentatif, etc., avec lequel nous tentons de colmater les brèches du navire sur lequel nous sommes embarqués, sans nous rendre compte que c’est le navire lui-même qui nous fait chavirer. Je pense que en effet qu’en voulant nous offrir des outils toujours plus perfectionnés pour « garantir » nos discours, pour parer aux « dangers » qui pourraient s’ouvrir devant les pieds d’individus qui ne seraient pas assez bien équipés, nous n’avons fait que les multiplier. Le rôle de la philosophie dans l’abêtissement de l’espèce humaine devra un jour être décrit en détails – car je crains en effet que sa contribution dans ce domaine ne soit tout particulièrement importante. C’est sans doute la raison pour laquelle je suis attiré par tous les lieux où la pensée s’instabilise, et où cette instabilisation ne cherche pas à mettre la main in extremis sur une planche de salut qui lui permettrait d’éviter le bouillon qu’elle a elle-même organisé. En même temps, comme vous l’observez très bien, je ne cherche pas à tout casser dans le magasin de jouets, et à tenter de démontrer par la négative combien tout le monde avait tort, car, bien entendu, cela ne servirait pas à autre chose que reconstituer en miroir le problème qu’on croyait avoir évacué. Plutôt qu’évacuer les problèmes, je préfère en effet vivre avec. C’est-à-dire que je préfère m’y confronter au plus près, au lieu de tenter de m’en distancier et d’inventer une position de pensée ou de parole qui puisse prétendre avoir coupé toute relation avec eux. Je pense que lorsque Deleuze parlait de la nécessité de penser par le milieu, il voulait dire : penser par le milieu des problèmes, des difficultés, de ce qui ne tient pas debout – mais tient debout de ne pas tenir debout. C’est pour cela que mes « critiques » sont toujours latérales, comme en passant, et que les « solutions » que je propose n’en sont pas, ne dessinent aucun « programme », mais s’engagent comme des propositions échouées sur une plage après un naufrage. Seule l’immanence des propositions aux problèmes qui les font naître de manière involontaire et indirecte peut produire un principe de continuité qui ne soit pas une simple opération de déplacement, au sens psychanalytique du terme. Une telle immanence, si elle s’inscrit dans la possibilité d’un style (rappelez-vous ce que disait Derrida du style comme « stylet », comme dispositif de tranchage), ne s’inscrit en revanche pas dans celui de la variation ou de la version. Lorsque je dessine l’histoire du triomphe de la loi, de la raison, de l’être ou de la critique, je ne cherche pas à la faire varier, que ce soit du dedans ou du dehors, car toute version ou toute variation serait tout aussi inconsistante que ce dont elle offrirait la version ou la variation. Ce qui m’intéresse, c’est l’inconsister lui-même, le vacillement, la déhiscence, le déglinguement, la disjonction, en une sorte de structuralisme relu à l’aune du destruction porn. Dans Magic, j’en avais donné une première formulation, sous la forme d’une théorie des liens à faire, d’une nexologiepragmatique ancrée dans le droit, par opposition aux relations en tant que données. Je crois toujours qu’il y a quelque chose à creuser là-dedans.
Dans la conclusion de l’ouvrage, vous indiquez la voie à suivre : il faudrait substituer une raison aventureuse et expérimentale, une raison du « et si » et du « peut-être », à l’impérialisme d’une raison conçue comme dispositif de victoire cherchant à s’annexer toute la terre du pensable. Une raison qui ne chercherait pas systématiquement à « avoir raison », qui n’aurait plus peur d’avoir tort (vous parlez ainsi dans Qu’est-ce que la pop’philosophie ? d’un « devenir-tort de la philosophie »), et même, qui ne s’exercerait que dans l’épreuve de sa propre faiblesse argumentative, de sa propre impuissance démonstrative. Mais cette faiblesse de la raison semble être compensée, à un autre niveau, par une certaine inventivité ou par une certaine puissance créative. En effet, vous ne cédez jamais à un réflexe misologique. Et vous ne tombez pas non plus dans ce qu’on pourrait appeler un romantisme de l’irrationnel qui vous conduirait à flatter les puissances obscures d’une pensée non-rationnelle (cas d’une fausse solution qui nous maintiendrait, là encore, sur le champ de bataille de la raison avec ses oppositions et ses lignes de front : l’irrationnel ou la déraison contre la Raison…). Vous maintenez, au contraire, qu’un autre usage de la raison est possible. Dans les dernières pages du livre, vous faites ainsi référence à la « rêverie d’une raison qui serait elle-même de l’ordre de la rêverie » (p. 138). Cela veut-il dire que ce que la raison perd en pouvoir de conviction, elle doit le regagner du côté de la fiction et de la fabulation ?

Artaud Antonin, « Pour en finir avec le jugement de Dieu » (1948, édition originale)
Je pense qu’il ne « faut » rien. Chacun fait ce qu’il veut comme il veut. Si les individus sont heureux avec la raison qu’ils ont reçue en héritage, je ne vois pas très bien au nom de quoi je pourrais vouloir prétendre leur donner tort. Dans Indignation totale, je me suis contenté de rapporter quelque chose que je vois se déployer dans le ridicule de la raison elle-même, de sa tentative de consister malgré tout. C’est-à-dire que je ne cherche pas à donner tort à autrui, mais à souligner la manière dont la possibilité d’un se-donner-tort existe au sein de constructions théoriques ou conceptuelles en apparence les mieux fondées, les plus célébrées, les plus nobles. Même les êtres les plus nobles passent de temps à autres aux chiottes – et ils font de la merde comme tout le monde. Lorsque Antonin Artaud proclamait que l’être, « c’est du caca », il ne disait pas autre chose : la merde est ce que la constitution garantie des grands concepts tente de forclore, alors que c’est le lieu même de leur vérité. Il ne s’agissait pas pour lui de dire que l’être, parce que c’était de la merde, devait être jeté aux oubliettes, mais au contraire que l’être n’est de l’être que parce qu’il est de la merde. De même, dans Indignation totale, j’ai essayé de montrer que la raison n’est raison que parce qu’elle est délire – de sorte que toute la question devient celle de savoir que faire de ce délire. Pour ma part, je propose de l’embrasser plutôt que de vouloir continuer à le forclore ; je propose d’accepter que la raison rend con, mais que c’est parce qu’elle rend con qu’il nous est loisible de choisir la connerie que nous désirons. Sans raison, la possibilité même de la connerie, et donc des devenirs qu’elle ouvre, serait tout simplement anéantie. Pour continuer à parler de merde, il ne faut pas oublier, comme le veut l’image d’Epinal, que c’est sur le fumier que poussent les fleurs – et non pas sur les autels ou dans les grands temples laïcs que sont les Panthéons ou les universités. Que cela implique une dimension de fabulation, terme magnifique dont j’ai appris toute l’importance chez Isabelle Stengers, je crois que cela va sans dire, dès lors que la fabulation est une avancée et non un rejointoiement, l’exploration d’un peut-être contemporain et non la restauration d’un être déchu. Retaper des ruines est vraiment un passe-temps bourgeois incompréhensible ; ce qui est plus intéressant, c’est tenter de leur inventer un autre devenir, un autre usage – raison pour laquelle j’aimais beaucoup l’idée, proposée par un plaisantin, que Notre-Dame, après l’incendie qui en a ravagé le toit, soit transformé en parking. Je crois que j’aimerais autant que la raison soit transformée en parking de la pensée – en zone où on rangerait les outils intellectuels que l’on n’utiliserait pas, tout comme on range au parking les voitures qu’on ne conduit pas. C’est Alain Badiou qui disait dans un de ses séminaires consacré à la « théorie axiomatique du sujet » que l’imagination s’avère bien pauvre lorsqu’on la compare aux délires que les mathématiques rendent pensables. Je crois qu’il avait très bien compris ce dont il est question lorsqu’on parle de fabulation : il ne s’agit pas de se mettre à écrire des space operas, mais d’explorer la folie interne de ce qui en semble le plus éloigné – qu’il s’agisse des espaces infinis qui contiennent d’autres infinis en mathématique, ou bien de la transgression folle de toutes les limites de la nature qu’opère chaque jour le droit. Il en va de même avec la raison. Serons-nous un jour capables de pousser la raison jusqu’au point où sa propre inconsistance pourra donner naissance à ce qui, d’assumer son abaissement, en réalisera en même temps la relève ? Je pense que oui. Mais j’ignore encore quelle forme cela pourra prendre, en ce compris dans mon propre travail, dont je crains qu’il ne puisse se donner sous une forme autre qu’aporétique, fragmentaire, fondamentalement décevante. « Décevoir est un plaisir », disait Deleuze. Je n’en ai pas d’autre.
Entretien préparé par Mickaël Perre
Propos recueillis par Mickaël Perre
Notes :
[1] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1995, p. 107-108.