
Bernard Stiegler
Le genre de l’hommage est une occasion opportune pour rappeler l’œuvre originale, monumentale, exigeante et irradiante de Bernard Stiegler et de penser à partir d’elle. Celle-ci propose une nouvelle intelligibilité humaniste par sa manière singulière de mettre en crise le solutionnisme technologique et d’entendre la cause écologique. Ce double crédo de la gouvernementalité algorithmique et de la terre vaine est déplié avec une réflexivité et un encyclopédisme rarement rencontrés chez les philosophes contemporains. Stiegler est une figure prométhéenne au génie élancé, il n’a eu de cesse de ruminer les questionnements relatifs aux enjeux « allagmatiques » » du numérique comme fait social et de l’environnement comme espace anthropocénique potentiellement habitable. Par ce geste obsessionnellement refondationniste, il ambitionne de donner lieu à des formes alternatives de vie.
En tant que marocain issu d’un pays du Sud et ayant pris le temps de m’immerger dans l’œuvre étoilée de Bernard Stiegler et de braver la facture sibylline de ses concepts rigoureusement sculptés, je me permets, dans cet hommage, de livrer une lecture contextualisée du numérique éducatif en contexte marocain, une lecture nécessairement sélective, une lecture décentrée, mais fortement inspirée des thèses stieglériennes que je décline en sept idées-force. Rappelons que nous sommes à l’orée d’une rentrée scolaire et universitaire incertaine laissée à la merci de l’évolution de la situation pandémique où le numérique éducatif ne peut rêver d’une caution plus digne de crédibilité, même si les conditions pédagogiques et logistiques de réussite de son implantation sont encore à un état balbutiant.

« La société automatique. L’avenir du travail », Bernard Stiegler (Fayard, 2015)
1- Un imbroglio discursif autour du numérique éducatif : Il va sans dire que la transition numérique n’étant plus un épiphénomène ; elle s’étend à grandes enjambées et rend possible la négociation de nouvelles formes épistémiques. Armé de l’appareillage conceptuel stieglérien, je me laisse prendre au jeu de la scénarisation anticipatrice pour déplier l’écheveau discursif autour de l’avenir de la technologie en contexte éducatif marocain. Il y aura certainement trois possibles discursifs :
Le premier discours est itératif ; il compte reconduire à la lettre, et avec le sentiment du devoir accompli, la même gouvernance de la chose numérique. L’argutie convoquée étant la capacité de la réplétion, et dans un temps record, d’un vide abyssal au niveau des ressources numériques, produits maison. Les spéculations apologétiques ne manquent pas de fuser de partout. Rien n’est plus impudent que des apôtres qui s’évertuent à défendre la continuation d’un modus operandi et des ordonnances qu’ils savent faillibles. Ainsi est-il difficile, dans ces conditions de guerre des légitimités, de refonder un discours péremptoire.
Le deuxième discours est disruptif ; il représente la version Silicon Valley du premier. Ce discours oligopolistique et budgétivore du tout-technologique, entendu comme panacée et substitut salutaire à une forme scolaire obsolète, est défendu par les porte-drapeaux des Gafam (acronyme des géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Cet appel au forçage numérique risque de détourner l’école marocaine de ses fondements axiologiques, de la compromettre dans l’artificialisation accrue de la forme scolaire, dans des courses entropiques et illusoires de la compétition rude, dans l’informatisation à tous crins et dans ce que Roger Clarake appelle la « Dataveillance », voire dans une sorte de nouvelle servitude volontaire et liberticide aux accents orwelliens.
Dans cette conjoncture hyperconnectée, la fracture cognitive doublée de la fracture sociale et de la fracture numérique n’en seront qu’accentuées et les effets contre-productifs majorés. c’est dans ce sens que les travaux collectifs menés dans Ars Industrialis et à l’Institut de recherche et d’innovation ont toujours reproblématisé la question de l’objet technique pour remettre ses pendules à l’heure du social, de la relativisation et de la contextualisation, sinon elle se transformera en grain de sable qui enraye le fonctionnement optimal d’un projet de « nation apprenante » et en désamorce l’élan. Le troisième est un discours incrémental ; il postule l’accommodation lucide du numérique éducatif pour que celui-ci devienne un adjuvant adopté, et non une fin à laquelle il faut s’adapter, un adjuvant adopté à même de donner lieu à des étayages probants pour une gestion administrative et pédagogique de qualité, de masse et à moindre coût.
Au seuil de l’école marocaine, le syntagme technologique ne doit pas se muer en dogme, mais se reformuler à l’aune de l’idéal de l’école inclusive, de la tonalité égalitaire, de la gouvernance décentralisée et des compétences du XXIème siècle. C’est de la sorte qu’il faut se réapproprier le nouvel ordonnancement du numérique éducatif dans le cadre d’un pays aspirant à un modèle pédagogique dont le pivot est l’apprenant-citoyen. Cela permet non seulement de poser les bonnes questions mais en outre de proposer des réponses adaptées d’implémentation techno-pédagogique, de réécriture augmentée de la grammaire curriculaire, de la formalisation des logiques certificatives en régime « blended » et de synchronisation du système éducatif aux besoins du marché du travail. Encore faut-il que ce passage, à marche forcée, au numérique éducatif ébranle la condition scolaire, c’est-à-dire notre rapport à l’école, à ses fonctions, à ses pratiques pédagogiques, à ses contenus d’enseignement, à ses modes de certification et à l’architecture même de ses salles de classe.
2- Une injonction institutionnelle : L’on assiste à la massification et à l’hétérogénéité du public scolaire, avec l’idée nouvelle que l’école n’est plus uniquement un lieu où l’on vient chercher un savoir, mais aussi et surtout un lieu où il faut acquérir des compétences nouvelles et des soft skills en vue d’une intégration professionnelle et sociale. Les enseignements ne peuvent plus être uniquement fondés sur des cours traditionnels, ils doivent mobiliser des pratiques innovantes à base des technologies de l’information et de la communication.
Le numérique éducatif c’est le nouveau Graal de l’école marocaine qu’il faut intégrer mais graduellement en respectant le rythme d’adoption de l’institution, sinon on risque d’assister à des implosions. L’école doit certes impulser l’innovation pédagogique, mais elle doit également composer avec son passif et le transformer en actif. D’où la voie incrémentale en matière d’innovation. Il faut penser également à la pédagogie de l’innovation perçue comme « effet diligence » c’est-à-dire pour qu’une innovation soit acceptée, elle doit passer par une période d’acclimatation où l’on applique les méthodes anciennes et habituelles aux nouvelles technologies.

Photo de Tim Berners-Lee, inventeur du World Wide Web, datant de 1994. L’ordinateur en face de lui affiche à l’écran une première version du web. (Image: CERN)
3- Une visibilité publique et médiatique : Il n’est rien de plus patent que le foisonnement actuel des pratiques et des discours autour du numérique éducatif. Est-ce un indice de vigueur ou un flagrant hors-jeu d’égarement ? En tout cas, la numérisation de l’enseignement n’est plus désormais un luxe d’initié, mais une nécessité ontologique dotée d’un surcroît de visibilité médiatique. Elle s’est vue accorder le statut de bien public. Même les chaînes publiques marocaines ses sont muées en LMS (learning management system) de partage des cours scolaires et de transmission des connaissances, des LMS hélas statiques et peu attentifs au produit. L’urgence certes, mais également l’absence de la logique du branding a donné lieu à une offre éducative remâchée, peu attrayante et sans enjeux (les contenus des cours à distance n’ont pas fait l’objet d’une évaluation certifiante).
4- La mise en crise du discours néo-positiviste où ce qui est technique est nécessairement une panacée ordinatrice. Il faut sanctuariser l’école marocaine en la protégeant, sur le mode volontariste, de l’infiltration subreptice de l’idéologie du « technicisme intempérant ». L’objet technique ne peut jamais être la solution ultime à tous les maux du système éducatif. Nous voilà donc avertis contre une naïveté et un dogmatisme qui seraient exactement contraires aux finalités du numérique éducatif comme fait social.
5- La fin du schéma darwinien qui postulait que le distanciel allait phagocyter le présentiel. Les dispositifs de formation appellent la négociation de formes hybrides. Dans ce sens, des progrès considérables ont été réalisés au cours de ces dernières décennies dans le domaine du E-learning. Nous pouvons citer entre autres, l’interopérabilité des plate-formes et des ressources via l’adoption et l’utilisation de normes, l’intégration du design pédagogique à ces mêmes plates-formes, l’intégration de diverses composantes du processus d’apprentissage et l’adaptation selon le profil de l’apprenant.
6- L’objet numérique éducatif est un objet bicéphale (technique et pédagogique) lesté d’un historicité particulière (un objet qui a évolué et a connu des métamorphoses dans une temporalité record, temporalité caractérisée par la difficulté à imaginer des devenirs protentionnels). Il est un tout synchronisé, scénarisé et soumis à des standards. Il est également un objet distribué, c’est-à-dire affecté d’une double topique spatiale (Présence/Distance). C’est donc une structure gigogne et complexe où vient se loger technologie de l’instruction, pédagogie, docimologie, souci de l’écoumène et du lien social. D’objet, le numérique éducatif s’est mué en champ (au sens bourdieusien du terme) et a pu associer recherche et formation, là où d’autres domaines épistémiques se définissent et se structurent par rapport à cette dichotomie. D’où le grand nombre de recherches collaboratives.
Nul doute que le numérique éducatif est un chantier structurant dont les bénéfices attendus sont énormes : un bénéfice technologique (maîtrise de l’usage des technologies), un bénéfice économique (réduction des coûts de l’enseignement et de la formation), un bénéfice cognitif (la montée en compétence des apprenants) et un bénéfice praxéologique (changement de postures et de pratiques) et un bénéfice social. D’objet en champ et de champ en marché lucratif, telles sont, en gros, les grandes inflexions qui font l’histoire, la fortune et les bénéfices du numérique éducatif.
7- La centralité de la place de l’usager dans les processus de conception-implémentation des dispositifs de formation et l’abandon du focus analytique orienté prioritairement vers les objets techniques, telles sont les deux les voies majeures du numérique éducatif. L’on s’écarte d’une approche technocentrée qui ne considère les environnements numériques de travail que d’un point de vue instrumental. Ces écosystèmes numériques deviennent des lieux anthropotechniques d’échange, de circulation, de négociation et d’ajustement. Une des caractéristiques portées au crédit du numérique éducatif est de permettre une interaction en temps réel, et d’offrir des espaces collaboratifs entre apprenants, entre apprenants et tuteurs et au sein de la même communauté apprenante.
Mais avouons que la sphère de l’usage reste peu explorée et mal comprise. Les processus de production de connaissance par les sujets dans l’utilisation sont peu formalisés. On ne prend pas assez les pratiques et les usages émergents des apprenants dans leur parcours de formation, on ne prend pas assez non plus les effets des comportements émergents à l’occasion de l’usage du numérique éducatif sur l’ingénierie des dispositifs de formation et sur la manière d’enseigner ou la manière de concevoir et de pratiquer un cours à distance. Peu d’études ont élu l’analyse des stratégies à même de permettre à l’apprenant d’apprendre à apprendre, de stabiliser ses acquis et de résister à la toxicité algorithmique et aux dérives entropiques.
La grille de lecture stieglérienne m’aura montré que le tournant numérique éducatif est un glissement à la fois sémantique, procédurier et stratégique dont la syntaxe cristallise un quadruple moment : un moment éthique (les valeurs, les finalités à l’origine du projet de), un moment politique (la question numérique est un choix de société et non l’œuvre d’une lubie technocratique), un moment épistémique (le savoir comme construit interdisciplinaire socio-situé et comme produit transitif)un moment managérial (l’approche bottom-up de la chose numérique). Penser la gouvernance du numérique éducatif revient à valoriser les expériences innovantes, à renforcer les capacités génératives des communautés innovantes et à orchestrer les transferts de compétences. Ce cahier de charge de bifurcation vers l’adoption du numérique éducatifnous semble pouvoir s’opérationnaliser à partir de trois leviers : l’hybridation des dispositifs d’enseignement et de formation, la territorialisation de la chose numérique et la disruption tempérée et maîtrisée par le recours à la défétichisation des gadgets technologiques.
© Mohammed Zerouali
Pour poursuivre cette réflexion, nous vous invitons à lire le texte de Bernard Stiegler paru en janvier 2014 dans la revue Esprit, intitulé : Le numérique empêche-t-il de penser ? : https://esprit.presse.fr/article/bernard-stiegler/le-numerique-empeche-t-il-de-penser-bernard-stiegler-37683