Entretiens/Philosophie

Entretien avec Valentin Husson : « L’Histoire est celle d’une échologique, soit celle d’une logique d’appropriation »

Valentin Husson

Valentin Husson est professeur de philosophie et docteur en philosophie. Contributeur régulier de notre revue, il est l’auteur de Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire (Les contemporains favoris, 2018), de Restituer l’espoir (Desclée de Brouwer, à paraître) ou encore de « La promessianicité de la lettre«  (Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, n°37, 2015). En janvier 2020, il publie L’Ecologique de l’Histoire chez Diaphanes, s’ouvrant sur une préface enthousiaste de Jean-Luc Nancy. Dans cet ouvrage important, l’auteur y défend la thèse puissante selon laquelle toute l’Histoire de l’Occident s’articule à travers une logique d’appropriation qu’il appelle échologique, logique qu’il conviendrait de convertir en une écologique. En somme, un texte qui fournit une lecture sur long terme de notre rapport pléonectique au monde, l’occasion de cet entretien riche avec l’un des représentants majeurs de la nouvelle génération des philosophes français.


Dans ce livre, digne des œuvres classiques de la philosophie occidentale, vous prenez à bras-le-corps la problématique écologique. Dans son dernier ouvrage, Où suis-je ?, Bruno Latour affirme que toute la philosophie et les sciences doivent urgemment se concentrer sur la question écologique. Est-ce dans cette urgence que votre écriture s’est déployée et se déploie ?

Valentin Husson, « L’Ecologique de l’Histoire » (Diaphanes, 2020)

Valentin Husson : Le discours ambiant – et c’est heureux ! – est saturé par les problématiques écologiques ; la philosophie, la science, l’anthropologie essayent de penser celles-ci ; et la politique tente – bon gré mal gré – de se mettre au diapason. Mais peu de livres, encore, ou tout du moins à ma connaissance, ont essayé d’inscrire aussi clairement le problème de l’écologie dans celui plus large de notre Histoire et de notre métaphysique. Qu’est-ce que notre Histoire dit de ce problème ? Comment l’Histoire s’est-elle déployée pour que la Nature ne soit pas ce que l’on avoisine (en apprivoisant son hostilité, bien sûr, le cas échéant) mais ce que l’on domine et arraisonne ? Qu’est-ce qui s’est oublié, dès les Grecs et les Latins, qui aujourd’hui nous rend incapable d’envisager une autre appropriation de la Nature que celle prédatrice et technocapitaliste ? L’urgence écologique actuelle est une urgence historique (ou historiale, pour parler en philosophe) : de prime abord, l’écologie politique est le défi historique de notre génération (et certainement de celles qui nous succèderont) ; mais pour saisir ce défi, cela suppose qu’on retrace notre Histoire. La crise écologique est le résultat de notre Histoire métaphysique occidentale, et de sa logique appropriationniste. C’est celle-ci que j’ai appelée « échologique prédatrice », en essayant de faire travailler l’ekhein, l’avoir, au coeur de ce terme.

Au reste, cette logique provient – et c’était là le pari de ce livre – d’une mécompréhension du sens de l’avoir et de l’appropriation chez les Grecs et les Latins. « Avoir » ne signifie pas posséder, pour eux, mais indique le procès de propriation de soi qui permet de s’approprier selon ce qui approprié pour se préserver de la mort. S’il y a urgence, et si ce livre essaye de se confronter à une urgence, c’est à celle de notre Histoire – nous qui devenons de plus en plus amnésiques – dont le déploiement est celui échologistique ayant fomenté au long cours l’oubli de l’écologie, ou tout du moins d’une coexistence non-négligeante à l’égard des vivants non-humains.

Il a souvent été reproché à Descartes dans son Discours de la méthode —peut-être à tort — d’avoir enjoint les hommes de se faire « comme maîtres et possesseurs de la nature» en donnant une visée technologique aux sciences. Comment considéreriez-vous cette critique faite à Descartes, eu égard à la nature appropriationniste-expropriationiste que Reiner Schürmann décèle en l’humain ?

Le reproche qui a été fait à Descartes à ce sujet est terriblement injuste. La philosophie contemporaine l’a identifié grossièrement comme étant le précurseur de l’appropriationnisme technique et économique de la Nature. Or, Descartes, dans ce texte dont on extrait toujours une phrase sans jamais le lire dans son mouvement même, enjoint les hommes à dompter l’hostilité naturelle (les aléas climatiques, disons) afin de développer les cultures et éradiquer les famines, mais tout aussi bien en vue de soigner les maladies et allonger l’espérance de vie. Non seulement Descartes n’est pas l’horrible et anachronique précurseur du technocapitalisme, mais il est avant tout notre contemporain. Pour comprendre cela, intéressons-nous au détail du texte lui-même. Quelle est la finalité de cette appropriation de la Nature ? Réponse de Descartes : « la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». C’est pourquoi Descartes argue que s’approprier la Nature, c’est avant tout la rendre propice à notre santé. L’appropriation de cette dernière ne tient donc pas simplement à un intérêt spéculatif et scientifique, mais tout encore à un intérêt pratique, qui est ici celui de la médecine. Cet intérêt pratique a trois finalités : la première est une finalité agricole qui consisterait en « l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent ». Les deux dernières finalités sont, quant à elles, médicales, et reviennent à soigner les maladies du « corps et de l’âme » (médecine et psychologie?) et à prolonger l’espérance de vie, en soignant l’affaiblissement de la « vieillesse ». Il ne faut pas oublier que Descartes écrit ces pages dans un XVII° siècle où l’espérance de vie est de 26 ans !, où les épidémies sont légion, et où les aléas climatiques provoquent des famines.

L’échologique que Descartes déploie n’est donc pas une échologique prédatrice, mais une logique d’appropriation depuis laquelle s’approprier ressort à faire « ce qui est approprié » (de bon aloi) pour la conservation de notre santé. En ce sens, je crois que la gestion mondiale de la Covid-19 est une gestion de type « cartésien » : la santé, surtout des plus âgés, y est considérée comme le premier bien. Descartes, pour le meilleur, est en cela, et comme je l’indiquais, notre contemporain. Car à quoi sommes-nous voués depuis un an désormais, sinon à nous rendre « comme » maître d’une Nature qui nous redevient hostile ? Que cherchons-nous sinon à limiter l’expansion d’un virus par les artifices techniques (les vaccins) en vue de conserver la santé humaine ?

J’avais dans le manuscrit initial de L’Ecologique de l’Histoire rédigée toute une partie consacrée à cette phrase de Descartes… Mais je trouvais cette explication redondante pour ceci que je m’y étais déjà attelé dans mon premier livre Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire (édité chez Les contemporains favoris). Il eût été peut-être opportun de la laisser, finalement…

Votre réflexion se concentre sur la question de l’avoir et de l’appropriation, en montrant que l’histoire de l’Occident ne s’est pas tant construite autour de la question de l’être, mais bien plutôt autour de la question de l’avoir. En quoi cette contre-histoire de l’« échologique », replaçant l’avoir au cœur de la réflexion philosophique, permettra d’affronter et surmonter la crise écologique que nous vivons ?

Hegel pensait que l’Histoire répondait d’une théologique (Dieu y fonctionne comme la Providence historique) ; Marx d’une polémologique (l’Histoire est celle de la lutte des classes) ; et Heidegger d’une ontologique (l’Histoire est l’histoire de l’oubli de l’être). J’essaye de faire valoir, en me tenant aux prises avec ces penseurs, et y ajoutant Rosenzweig ou Schürmann, que l’Histoire est celle d’une échologique, soit celle d’une logique d’appropriation (technique, politique, juridique, économique, et… à la fin des fins, écologique).

L’accentuation de la question de l’avoir résulte premièrement d’une dispute avec Heidegger : je ne crois pas que la question de l’être soit si déterminante dans l’histoire la philosophie. L’être, pour un Grec, signifie épistémologiquement, grammaticalement ou théologiquement (c’est soit le problème de la consistance de ce qui est, de ce qu’on peut dire de ce qui est, ou soit celle d’un étant suprême conditionnant l’être de ce qui est) ; mais l’être n’a pas le sens existentiel que Heidegger lui impose (les Grecs ne connaissent que la vie…). Heidegger cherche dans la philosophie ce qu’il veut y trouver. On voit cependant que tendanciellement, c’est la question de l’appropriation ou de l’avoir qui est plus décisive, et chez les Grecs, et chez les stoïciens. L’oïkeiosis (le fait de s’approprier soi ou quelque chose) est l’un des concepts centraux du stoïcisme, et il traduit parfaitement ce que Heidegger appelle l’Ereignis (l’événement-appropriant). Il n’est pas fortuit que Schürmann, ce très grand penseur méconnu du XX° siècle, déploie toute son œuvre à penser l’appropriation et l’expropriation depuis… Heidegger. Heidegger, au fond, ne veut pas voir que sa pensée de l’être le mène à une pensée de l’avoir, au moins en tant qu’ « avoir à être »… Mais laissons cela de côté, cela tient davantage de la brouille philosophique que d’un enjeu existentiel ou politique majeur.

Mehdi Belhaj Kacem

S’il est à mes yeux essentiel de redéfinir ce que l’on entend par appropriation, c’est en cela que notre Histoire est de part en part déterminée par sa logique appropriationniste (ou pléonectique, comme dit mon ami Mehdi Belhaj Kacem). L’Anthropocène procède de ce mouvement historique. Sortir de l’Anthropocène nécessite ainsi de nous mettre à l’écoute de ce que l’appropriation a pu signifier avant que d’être engloutie sous son sens économiquement préemptif. Et ce terme a signifié la nécessité de laisser-vivre de manière autonome le vivant selon ce qui lui est approprié pour se maintenir en vie ; vivre en conformité avec ce qui est approprié pour sa nature et la Nature en général. L’appropriation a donc d’abord un sens biologique et éthique. On voit bien que là, en retournant à Platon, à Aristote, ou aux stoïciens, une nouvelle voie s’ouvre qui lie l’échologique à l’écologie… Voilà le point difficultueux à comprendre, le point même un peu scandaleux : que l’écologie dépend de l’avoir, plus que de l’être…

Heidegger est l’adversaire principal de ce livre, dans la mesure où vous articulez avec brio, ce que vous appelez « onto-théo-nomo-logie » et son allégeance au nazisme et à l’antisémitisme. Diriez-vous qu’en sous-sol de l’histoire métaphysique tourné vers l’être se tient une histoire d’un certain antisémitisme, dont Heidegger serait l’aboutissement métaphysique ?

C’est désormais un fait avéré (et il ne fallait pas attendre la publication des Cahiers noirs pour le savoir…) : la pensée de Heidegger est de part en part antisémite, même s’il passe son temps à le masquer, et à l’anoblir par une conceptualité foisonnante et guindée. Ce que j’ai essayé de souligner dans son œuvre, c’est ce qui se cachait derrière la méfiance (voire le mépris) de Heidegger vis-à-vis de la romanité et de langue latine. Au fond, sa thèse est très simple : tout ce qui s’est dit en grec, s’est oublié dans la langue latine et dans la politique romaine. Le latin a prostitué le grec ; comme Rome a vidé de son contenu la Grèce. Et cela tient pour Heidegger a une chose très spécifique : l’invention du droit romain. Là où les Grecs habitaient poétiquement le monde, les Romains l’ont objectivé, arraisonné, et transformé en propriété privée. Le monde est devenu mappe-monde ; et les chemins qui ne menaient nulle part mènent désormais tous à Rome. Or cette oblitération de l’être par le droit romain résulte pour Heidegger d’une perversion juive. Cette interprétation n’est pas isolée, elle est la thèse admise dans les Universités allemandes de l’époque (et par les juristes premièrement) : les Romains ont été ‘‘enjuivés’’, et leur droit est un droit juif. La propriété privée, par essence, est juive (on peut lire cela même chez Marx dans la Judenfrage ; et à ce titre, je laisse imaginer ce que signifie l’appel : « Abolition de la propriété privée ! » ; pour abolir la judéité, il faut abolir, dit-il, sa condition de possibilité qui est le « trafic », « l’argent », ce même argent, ajoute-t-il, qui est leur « Dieu »…). Sortir de l’enjuivement du monde, c’est donc sortir de la romanité ; et avec elle, du droit de propriété : rendre aux Allemands leur terre qui leur a été volée et dérobée. Le nazisme basera toute son idéologie sur la suppression de cette propriété romaine. Qu’on lise l’article 19 du Programme en 25 points du NSDAP de 1920 promulgué par Hitler : « Nous exigeons la substitution d’un droit allemand de la communauté au droit romain, solidaire d’une vision matérialiste du monde. » Cette vision matérialiste est un peu plus loin identifiée à « l’esprit judéo-matérialiste »…

Donc, oui, l’histoire de l’oubli de l’être se déploie depuis une lame de fond proprement antisémite, en ce que retrouver le sens de l’être nécessitera que l’on mette fin à l’enjuivement du monde et à sa romanisation, et que l’on redonne le primat de l’être sur l’avoir (métaphysiquement : les Juifs ne sont pas, ils ont ; ils détiennent et possèdent tout, jusqu’à posséder le monde…). Ce qui n’est rien de plus que le sens métaphysique du nazisme : extermination des Juifs et réappropriation des Terres germaniques s’étendant au-delà des frontières allemandes. On aperçoit bien ici comment cette contre-histoire de la philosophie heideggerienne, déplaçant les primats de la Grèce vers Rome, et de l’être vers l’avoir, nous donne également les outils pour comprendre notre Histoire et l’Histoire de l’antisémitisme immémorial de l’Occident…

Je tiens, pour ma part, l’invention du droit romain comme un fait déterminant. S’il nous faudra bien, pour limiter les effets de l’Anthropocène, sortir de notre logiciel de domination de la Nature, l’on ne pourra en sortir que depuis le droit ! C’est-à-dire depuis une certaine romanité, doublée d’une latinité philosophique que l’on a oubliée et qui est celle des stoïciens (et dont Heidegger ne parle jamais, car précisément ils ont traduit la philosophie grecque en latin…). Que signifie pour eux s’approprier selon sa nature, ou vivre en conformité avec la Nature ? C’est tout l’enjeu actuel de l’écologie. Au reste, le droit doit aujourd’hui être réinventé, en devenant l’outil d’un droit international de la Nature, visant à protéger les écosystèmes et l’interrelation des vivants concourant à la permanence de la vie terrestre, à réguler l’autorégulation du vivant. La liquidation du droit par Heidegger fait que son œuvre est d’une inefficacité politique sans nom… Il opère depuis de grandes généralités creuses : la justice, non pas comme institution juridique, mais comme « disjointement » de l’être… ! On n’est pas loin du baratin métaphysique… Il faut se méfier de tous les penseurs qui substituent la métaphysique à la politique, car personne ne sait qui peut bien venir, en acte, boucher le trou de ce qui n’est que paroles et « galimatias inexplicable »…

Cette histoire de la métaphysique envisagée depuis son antisémitisme larvé reste à faire… Je l’avais engagée dans ma thèse de doctorat (encore inédite) Dieu ou le signe d’adieu. J’aimerais un jour pouvoir la reprendre, et retracer cette longue trajectoire qui est encore, et malheureusement, devant nous. Je commencerais, je crois, par la scène initiale de la philosophie, et l’exclusion des poètes de la cité dans la République : là, certainement, se joue la scène primitive, l’archi-scène d’un antisémitisme occidental et philosophique latent. Je ne parle pas ici de Platon (!), mais du décor d’un différend qui se débute là et qui mutera via le christianisme en un antisémitisme métaphysique. Vous savez, cette haine très répandue dans la philosophie des jeux de mots, de la musicalité de la langue, de la foi en la vérité de celle-ci, qui fait, par exemple, que le Cratyle de Platon n’est jamais lu sérieusement (il faut rendre ici hommage à Gérard Genette d’avoir été l’un des seuls à l’étudier de près)… N’oublions pas qu’être juif, c’est certainement avoir foi dans cette vérité de la langue, dans ce que peut une langue si on se met à l’écoute de sa musique, de ses mots, de ses associations, si on croit, en somme, que le monde a été créé à partir de lettres… La méfiance actuelle à l’égard de la psychanalyse en dit long, je le crois, sur l’antisémitisme inconscient ambiant (et tout ça est toujours lié, comme par hasard, à l’association d’idées, aux Witze, aux mots d’esprit, à un discours sur les privilèges de classe – comme si les bourgeois, d’en avoir déjà trop, d’être trop privilégiés, ne pouvaient pas avoir problèmes, un peu comme on entend aujourd’hui que les Juifs n’ont pas le « monopole de la souffrance »…). Et d’où vient cette haine viscérale à l’égard de Derrida et de Freud (qui fait qu’on ricane quand on en parle…) ? Tout cela aura transité par le christianisme et Paul : l’esprit précède la lettre ; comme le concept précède l’association d’idées ; comme l’être précède l’avoir ; ou comme la philosophie précède la poésie et la musique… Il faudrait en ce sens être très attentif aux modes de lecture de la Kabbale (notarikon,temura, gematria) qui disent quelque chose de l’être-juif de la lettre, et que l’on retrouvera, d’une certaine façon, dans la révolution psychanalytique. Mais c’est une autre discussion…

Jean-Luc Nancy et Jacques Derrida

Vous distinguez « éc(h)ologie générale » et « éc(h)ologie restreinte » opposant deux voies dans la métaphysique occidentale, grecque et latine. Comment faire coïncider ces deux éc(h)ologiques afin de permettre à la fois une sauvegarde de la vie sur Terre et d’une cohabitation de tous les vivants ?

J’entends par éc(h)ologie générale deux choses : 1) le régime d’appropriation classique de la métaphysique qui est celui de la prédation et de l’arraisonnement, soit la logistique technique et économique des ressources naturelles transformées en ressources financières ; 2) l’effritement de ce régime à partir de l’infléchissement du verbe « avoir » ou « approprier » dans un sens que nous avons oublié et qui est celui de la propriation de soi selon ce qui est approprié pour la/sa nature. Disons donc que sur une certaine face d’elle-même cette échologique nomme la tendance appropriationniste et dévastratrice de l’humain (de l’exploitation de la Nature jusqu’au délire partagé par Elon Musk et Jeff Bezos aujourd’hui de la colonisation de Mars…), et sur l’envers de celle-ci la tendance par laquelle l’humain se dégage de cet appropriationnisme pour retrouver le sens fondamental de l’appropriation entendue laisser-être-en-propre le vivant (et qui correspond à l’écologie politique). Si le mot d’échologie recouvre deux sens, c’est en raison – comme j’en ai fait l’hypothèse dans le livre – d’une mécompréhension totale de ce que « avoir » a pu signifier dès les Grecs et les Latins.

L’échologie restreinte vient s’inscrire dans ce contexte : elle relève de l’individu et non plus d’une logique générale des vivants. L’échologie restreinte vient ainsi recouper la dimension éthique de l’existence : comment avoir en amour sa vie de telle façon que la vie terrestre ne pâtisse pas du discrédit que je peux lui porter ? Cela est devenu un topos journalistique : j’ai à m’aimer pour aimer celui qui n’est pas moi ; j’ai à aimer la vie en moi pour aimer la vie en général. L’économie dans laquelle nous nous trouvons discrédite la vie : les individus sont endettés (prêts à la consommation, endettements des étudiants et des ménages, rachat de crédits, etc.), et non-reconnus au travail. Cela met en place une économie du mépris ou de la haine de soi dont le mépris pour le vivant non-humain procède. Le pari de ce livre était d’engager un travail de recréditation de la vie, d’affirmer que la vie n’est pas pauvre mais riche de capabilités, d’avoirs, d’actifs de vie plus actifs que n’importe quel actif boursier, et d’une inventivité qui pourra lui permettre d’infléchir l’Anthropocène. L’enjeu est désormais de retourner notre économie libidinale sur elle-même, de la revaloriser afin que la vie devienne non plus une valeur relative, mais une survaleur, un luxe qui n’a pas de prix. (Ce qui n’est pas gagné, car on voit que la crise sanitaire a précipité les prémisses de la logique technocapitaliste : seule la dépense productive est acceptée en temps de crise, et non pas la dépense improductive de la vie qui aimerait, selon le mot de Prévert, s’entrevivre plutôt que s’entretuer.)

Enfin, pour répondre à votre question de la manière dont les deux échologies coïncident, je me permets de citer mon livre (et après tout, il a été écrit pour cela, p.154-155) : « L’éc(h)ologie restreinte rejoint l’éc(h)ologie générale en cela que seule une nouvelle économie libidinale, revalorisant la vie, et l’amour de la vie, pourra donner lieu à un respect de la vie en général, précipitant par là même un changementparadigmatique de l’économie politique du monde, laquelle serait enfin indexée à un principe de prévoyance et de précaution quant à la préservation la vie terrestre. Pour aimer la vie multiple, il s’agit de commencer par s’aimer soi. L’universel concret est dans le singulier : la vie terrestre est, au creux de chacun de nous, à préserver, à choyer, à respecter. »

A cet égard, vous reformulez l’impératif catégorique jonassien de la responsablité en un impératif écologique de l’amour : « Agis de telle sorte que tes actions – écologie restreinte – ne soient pas incompatibles avec la vie terrestre – écologie générale (p.211) » ou encore « Agis de telle façon que ton amour de la vie ne soit pas contradictoire avec ton amour de la vie terrestre (p. 211-212) ». Est-ce que, pour vous, toute éthique écologique doit se fonder sur une éthique de l’amour du vivant ? En quoi justement l’amour doit se trouver au centre de notre responsabilité vis-à-vis du cosmos?

Je ne sais pas, en vérité, si l’amour est un bon mot pour parler de cela. Peut-être que comme vous le dites la responsabilité est un terme plus adéquat. C’est Levinas, à qui je reste fidèle à ce titre, qui disait que la « responsabilité » était le « nom sévère » de l’amour. Si j’ai parlé d’amour, c’est au sens de l’économie libidinale freudienne qui est aux prises avec des tendances ambivalentes et contradictoires : Eros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort. Comme je l’ai dit plus haut, l’amour de soi, que la latinité philosophique nous aura donné à penser (latinité qui inclut tardivement encore Descartes, Spinoza, Rousseau ou Nietzsche, et même Freud!), est la condition sine qua non de l’amour de l’autre vivant (humain comme non-humain). Et Spinoza garde en cela toute son intempestivité, lui qui nous invitait à vivre en conformité avec la Nature, ou selon les lois de celle-ci. En ce sens-là, l’homme n’est plus simplement « un Dieu pour l’homme », selon la formule consacrée de l’Éthique, mais également un Dieu pour le non-humain. Apprendre à avoisiner le vivant sans l’apprivoiser, réapprendre le domus contre le domesticus ou le dominus, laisser la Nature se déployer selon son propre conatus vivendi, voilà la responsabilité que notre époque commande, voilà l’amour inouï qu’elle exige.

Car aimer, ce n’est point vouloir posséder ou saisir quelqu’un, c’est lui laisser être celui qu’il a la puissance de devenir ; ce n’est pas le rabaisser, le discréditer, le mésestimer, mais lui laisser la chance d’être lui plus que lui ; ce n’est pas réduire l’autre à soi, comme si l’autre et soi c’était du pareil au même, mais c’est respecter sa dignité irréductible qui réside dans son altérité, dans son procès singulier de propriation de soi, par quoi l’autre s’élève à ce qu’il devrait être.

Hans Jonas

Or l’amour, tel que pensé par l’Occident, a toujours été du côté de la toxicité, de la pollution : combien de couples se polluent la vie, sont dans des ‘‘relations toxiques’’ qui rabaissent l’autre faute de ne pouvoir s’élever jusqu’à lui ? Qu’est-ce qui d’ailleurs est pollué pour que l’on en vienne, dans la langue la plus commune, à parler de « toxicité » ?, sinon la propreté de chacun, à entendre au sens du procès de propriation de soi singulier d’un individu qui n’accepte aucune interférence pour venir à bout de sa puissance ? Ce qui vaut pour la relation humaine, vaut pour la relation que l’humain entretient avec le non-humain : ainsi interfère-t-on dans les écosystèmes pour ramener les ressources qui s’y trouvent jusqu’à soi et en tirer profit, au détriment du développement propre des vivants qui s’y trouvent, et en dépit de ce que cette pollution coûte à la continuité de la vie terrestre en général. La toxicité entre humains est une métonymie de la toxicité de l’humain pour la Nature (ou inversement).

Notre rapport au monde est à réinventer. Et si L’Écologique de l’Histoire constitue la logique (quasiment métaphysique) de notre rapport à l’appropriation, le second tome (qui n’attend plus qu’à être publié), intitulé De la Cosmétique, tire toutes les conséquences de celle-ci. Il y sera question de ce que signifie vivre en harmonie dans un même monde qui est fini. Ce qui nécessitera une redéfinition de la beauté du monde, de la vérité ou de la justice. Car tout le problème est désormais celui-ci : qu’est-ce que faire-monde dans l’immonde du devenir-planétaire marchand ? Comment peut-on repenser l’harmonie et l’élégance (étymologiquement : le lien qui nous relie) de celui-ci alors même que nous sommes à l’époque de la négligence (soit de la négation du lien avec les vivants non-humains) ? Le concept de cosmétique essaye ainsi de penser le réel d’un monde qui ne soit pas im-monde, et dans lequel l’interrelation harmonieuse et élégante des vivants concourant à la continuité biologique n’est pas négligée par l’activité humaine, mais protégée par le droit.

Sans doute que la partie de l’ouvrage la plus vivifiante et vitalisante concerne votre réflexion visant à « redonner du crédit à la vie » dans laquelle vous ouvrez les voies d’une (ré)appropriation de tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Ouvrant des pistes immenses et profondes de réflexions autour de l’existence quotidienne, du corps, de l’argent…etc., est-ce, pour vous, une manière de restructurer l’appropriation comme une manière de restituer l’espoir chez « les terrestres » (B. Latour) ?

Oui, bien sûr, c’est de cela dont il s’agit. Restituer l’espoir (qui est d’ailleurs le titre d’un ouvrage qui je l’espère paraîtra bientôt chez Desclée de Brouwer) est l’un des enjeux de notre temps. Et je dois avouer qu’à ce sujet, j’ai bon espoir, si je puis dire, que l’espoir regagne la jeunesse de ce monde. Le désespoir et la résignation sont au plus haut – fruit d’une liquidation de toutes les idéologies de l’émancipation –, et c’est précisément à l’acmé de ce désespoir qu’un retournement peut opérer. L’espoir est irréductible. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir – l’expression française dit vrai. Tout au moins, y a-t-il l’espoir de ne pas désespérer, ou de ne pas être déçu par de faux-espoirs. Je le constate dans mes classes au lycée, ou dans les diverses promotions à l’Université : la jeunesse, dont je fais partie, a soif d’idéal, d’action, de pensée ; dans la désorientation, elle cherche une orientation politique et subjective forte. Pour cela, encore faut-il cesser de se payer de mots, et reprendre les armes conceptuelles, rebâtir des lignes de forces, de fuites, redonner un mot d’ordre à toute une génération (au XVIII° siècle, ce fut « Aie le courage de ton entendement ! », au XIX°-XX° « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! », mais quid du XXI°? « Faire le million » ? Ce n’est tout de même pas très tenable comme perspective !). Etant entendu, que les penseurs ne sont pas en avant d’un événement, mais peuvent tout au plus saisir a posteriori l’esprit du temps et lui donner une formulation adéquate.

Ce qui est sûr, en tous les cas, c’est qu’il y a un désir féroce de reconnaissance (de son corps, de son genre, de son appartenance culturelle ou historique, de son travail, de la condition animale, végétale, etc.). Et ce désir n’est pas un mauvais signe : il vise précisément ce que j’appelle la « bonne appropriation », qui est le devenir propre, autonome et autorégulé de chaque vivant. Nous sommes à l’époque d’une mutation (je suis en cela totalement d’accord avec mon ami et maître J.-L. Nancy), comme il y en a eu à la fin de l’Antiquité romaine, à la Renaissance, ou à l’époque de la révolution industrielle. Nous ne savons pas encore nommer ce qui nous arrive. Mais cela arrive. Les politiques américaines, chinoises ou russes sont extrêmement inquiétantes, mais elles appartiennent à l’ancien monde. Elles ne tiendront pas (on voit bien d’ailleurs que les Etats-unis s’effondrent, d’où les derniers soubresauts fascisants de la bête mourante ; et que dire de la Russie, où des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues afin de contester le pouvoir de Poutine qui semblait encore il y a peu indiscutable…). Une nouvelle ‘‘Renaissance’’ arrive, et les signes sont déjà là : les droits de la Nature se développent ici ou là (dans certains États américains, en Bolivie, en Colombie, en Nouvelle-Zélande…), les jeunes gens sont fatigués du modèle marchand et consumériste, ils sont au reste très soucieux des questions écologiques. Et qui sait ce que l’après Covid-19 nous réserve ? Où va aller toute cette énergie libidinale que nous avons emmagasiné ? Vous voyez, il y a de l’espoir ! Rien ne sert d’être décadentiste, survivaliste ou collapsologue (c’est là le vieil idéal ascétique qui perce) : la question est de savoir désormais comment libérer les énergies vitales d’invention ou de création contre toutes les énergies morbides et fossiles. C’est aussi là l’horizon extrême de L’Écologique de l’Histoire, son point de mire.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

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