Hommage à Bernard Stiegler/Philosophie

Hommage à Bernard Stiegler | Revenant #17

Bernard Stiegler

« Je ne mourrais pas tout entier. »

Horace, Odes

« Je garde le mot esprit pour qualifier ce processus dans la mesure où il s’agit essentiellement d’une revenance, où, en particulier, ce qui revient est mû par ce que j’appelle la consistance irréelle de ce qui, bien que n’existant pas, telle par exemple la justice, est irréductible, et ne cesse, donc, de consister : on ne peut pas y renoncer, et c’est un moteur essentiel de toute vie humaine – et la condition du désir. Ce qui con-siste ainsi ne cesse de revenir comme in-sistance, legs des générations antérieures et responsabilité d’un héritage.

Bernard Stiegler, Passer à l’acte

« Depuis l’Hadès, topos d’où ceux qui sont morts forment la nécromasse noétique, d’où ils ressurgissent intermittemment comme revenance « des esprits », ou « de l’esprit », les morts nourrissent et protègent les vivants qui tentent de garder la mesure de leur place, de leur situation, de leur condition, et cette nourriture est inséparable de leur kléos […], c’est-à-dire de leur inscription dans la mémoire commune. »

Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg


Photo de Bernard Stiegler issu d' »Échographies de la télévision »

Je n’en reviens pas. Mon ami Bernard est mort. Je suis pris de court, étranglé par la surprise, sidéré. Rien ne me faisait redouter sa disparition, ni la maladie, ni le désespoir. Il y a pour moi quelque chose d’irréel, de scandaleux, d’irréductiblement inacceptable, dans cette mort, dans la mort d’un ami intensément vivant qui affrontait le fracas du monde avec tant de courage. C’est comme si une promesse avait été rompue, et que cela ne pouvait se réduire à ce qui vient toujours aux mortels et s’impose définitivement ; non pas que Bernard ne pouvait pas mourir, tant il débordait de projets, ni même qu’il ne devait pas mourir maintenant, nous laissant seuls et démoralisés devant la tâche à accomplir pour ne pas périr de ce monde, mais il revenait à chaque fois, désirant infinitiser la vie dans tout ce qu’il faisait. Je ne devais donc pas m’attendre à ce qu’il soit aujourd’hui disparu pour toujours, et il ne fallait pas anticiper cet « hommage » que je lui rends dans la fatalité du départ sans retour, dans l’abrupte fin donnée.

J’ai longtemps hésité à écrire ce texte que je livre ici, de peur sans doute d’être impudique, injuste, faux, incapable de trouver quoi dire sans trahir mes sentiments, mes souvenirs, mes pensées, quant à Bernard, quant à ce qu’il était pour moi, pour la philosophie, pour toutes celles et ceux qui ont pu l’aimer, l’admirer, l’écouter, le discuter ou le contester. Désarmé par ma peine, il m’a immédiatement semblé que tout ce que je pourrais dire serait forcément malvenu, c’est-à-dire venu du mal que cela me fait de le savoir mort, mais aussi mal venu car venu dans la confusion et l’empressement de ce qui bouleverse en tout sens, me tenant à l’écart d’une pensée claire et mesurée malgré sa sincérité. Ainsi désorienté, je me demandais aussi au nom de quoi m’adresser à d’autres que la famille, que les amis, que les proches collaborateurs qui ont pu le connaître bien mieux que moi, d’une manière plus intime ou d’une manière plus complète… comme si quelque chose comme le « vrai » Bernard pouvait exister, que la vérité pouvait être dite une fois pour toutes, à cet instant plus encore qu’à n’importe quel autre auparavant, et que cette vérité m’échappait irrémédiablement – telle une anamnèse impossible qu’appelle la mort. Et pour me retenir plus encore dans la délivrance d’un texte, un doute franc m’étreignait face à la nécessité d’ajouter une parole, même singulière et sans calcul, à tout ce qui circule depuis l’annonce de sa disparition : qu’il s’agisse d’une authentique tristesse à partager, de portraits fidèles de l’homme qu’il était, de questionnements justes sur le sens de sa vie et de sa mort, de revendications légitimes de ce qu’il nous lègue.

Pourquoi donc rompre le silence, sortir de la réserve, passer outre le deuil qui nous oblige à rester discret, dans un dialogue intérieur avec l’ami disparu, et venir publiquement attester l’esprit d’un lien, d’une personne, d’une « œuvre » ? Parce qu’il le fallait, pour lui, pour moi, par amitié. Et bien que Bernard ne puisse pas répondre, il est celui à qui, en esprit et du fond de mon cœur, je m’adresse malgré tout. Je le salue ici et c’est à lui que je me confie, car c’est lui qui manque à ce qui me traverse depuis son départ, lui qui a désormais la « consistance irréelle » de ce qui n’existe plus mais (me) revient, en esprit. Je pensais d’ailleurs (lui) écrire une lettre pour lui rendre cet hommage, comme je le faisais depuis notre rencontre, en vérité avant même notre rencontre au début des années 2000. Ce texte est ainsi pour moi ce qui tient lieu de lettre adressée à Bernard, lettre d’adieu et de remerciement, mais elle est envoyée à toutes et à tous, donc exposée à tout ce qu’elle ne peut pas dire, par ignorance, oubli, méprise, pudeur ou simple et irréductible expérience personnelle de la singularité réticulée qu’il était. Comme toutes les autres, cette « lettre » devrait se terminer elle aussi par la formule amicale « prends soin de toi » que je ne manquais jamais d’écrire à chaque envoi, et qui devient, ici même, une adresse et un appel à tous les êtres « non-inhumains » à lutter contre ce qui nous tue chaque jour par avance : l’incurie de soi comme des autres, des choses comme des idées, du monde que nous voulons.

*

« Adieu » Bernard, mot imprononçable. Parce qu’il vient sceller une rupture sans décision concertée ni réponse possible. Parce qu’il s’adresse à toi qui ne peut plus l’entendre ni ressentir toute l’émotion qu’il contient. Parce qu’il te renvoie à Dieu, toi le « mécréant » qui défendait l’esprit sans religion. Et enfin parce qu’il suppose quelque chose de l’ordre de la croyance dans la vie malgré ta mort indépassable. Alors au lieu de te dire « Adieu », je préfère te remercier. « Merci » Bernard pour avoir tenu, jusque-là, alors que depuis longtemps déjà toutes les raisons de partir étaient évidentes, pressantes, implacables. Il faut dire que la situation du monde n’épargne plus personne aujourd’hui, et tu le vivais peut-être plus violemment que les autres comme l’immonde qui vient, s’annonce et se prouve chaque jour. Malgré l’imminence de la menace terminale et l’effroi de la destruction patente, tu as cependant tenu à penser l’avenir autrement que sous la désarmante fatalité de la démesure et de la fin. Dans ce que tu as appelé « l’absence d’époque », où les motifs d’une démoralisation générale sont largement intériorisés, tu as tenu à fourbir de nouvelles armes, conceptuelles et pratiques, afin que nous puissions comprendre à quel point ce monde est toxique jusqu’au tréfonds de nos âmes, à quel point nous sommes prolétarisés dans toutes nos activités qui le reproduisent chaque jour, et à quel point nous avons perdu l’esprit de vouloir le maintenir en l’état. Mais tu n’as pas tenu à renverser ce monde, à appeler à la révolution ou à l’abandon de tout ce qui le tient en place, mais à empêcher que sa fin ne détruise tout et d’abord nos raisons de vivre. Ainsi, tu n’auras formulé aucune promesse d’un « grand soir », d’un monde nouveau, tu ne portais pas la « bonne nouvelle » ou la prophétie de ce qui est à venir et nous apportera le salut. Tu as simplement voulu que nous puissions tenir encore à l’avenir et que nous en prenions soin par une thérapeutique nous retenant de commettre un suicide collectif. Tel serait alors notre destin, non pas ce que nous devons connaître et accepter comme inéluctable, mais ce que nous devons penser et agir pharmacologiquement pour ne pas périr de l’absence d’avenir, en un mot inspiré de toi : pænser.

Entretien filmé de Jacques Derrida dans « Ghosts Dance » (1983) de Ken McMullen

Merci donc pour ce que tu as pu donner à entretenir à travers ce destin exigeant et ouvert, en premier lieu le désir de penser la vie avec les techniques (en particulier numériques), auquel tu as travaillé avec tant d’autres et qui t’a tant travaillé toi-même, jusqu’au fond et jusqu’au bout. Ta générosité est ainsi ma raison de tenir bon, mon désir d’aller plus loin en moi, mon élan pour continuer sans toi à m’adonner à l’avenir du monde. Il y avait tant encore à faire avec toi et tant à discuter entre nous. Mais ni regret pour ce qui ne viendra plus ni culpabilité pour ne pas avoir su. Ta mort est ton envoi sans adresse auquel je me sens pourtant tenu de répondre (au moins ici par des simples remerciements), et sans doute tant d’autres avec moi depuis ta disparition. Bien que je fus saisi d’abord par la stupeur totale, tendu ensuite par la sourde colère, il me faut désormais non pas accepter l’impensable ni reconnaître l’inconnu, ce qui est bien sûr sans issue pour nous les (sur)vivants ; il me faut, je me dois et je te dois, de revenir à toi, de répondre à ma manière à ce qui paraît impossible : faire accueil au défaut que tu es maintenant, mais aussi comprendre le défaut qu’il aura fallu depuis l’origine pour que tu puisses penser, agir, et nous entraîner avec toi dans la croyance et le combat pour que la vie vaille la peine d’être vécue. Revenant donc à toi alors que tout est fini, c’est justement cette question de la « revenance » que je voudrais te poser, pour en comprendre la récurrence (calculable et incalculable), l’esprit (Geist, ghost) et le sens qu’elle prend (sensibilité, signification, direction), surtout après ta mort où tu demeures en de multiples réapparitions hypomnésiques (livres, photos, vidéos). Je voudrais donc te demander comment tu reçois un tel hôte sans être envahi, comment tu le remercies sans te soumettre, comment tu le deviens sans nous hanter. Ta propre spectralité m’oblige désormais à revenir…

*

Tel aurait pu être le début de cette lettre sans réponse. On pourrait trouver la démarche absurde d’évoquer ainsi un disparu en lui demandant de revenir sur la « revenance » comme question posée à sa vie, à sa pensée, à son action et finalement à sa mort. Il n’est pourtant pas question de le faire revenir à lui depuis la mort ni de le faire revenir tout entier, corps et âme, agissant parmi nous. Dans l’évocation de celui qui n’est plus, Bernard Stiegler, il s’agit simplement de revenir à lui sans convoquer les instances supérieures de la religion ou les puissances occultes de la magie. On peut malgré tout y voir une consolation pour les vivants de ce qui fait désormais définitivement défaut et qu’il faut faire revenir pour se sentir un en soi-même et unis avec les autres, même dans les larmes et le déchirement de la perte. On peut y voir aussi une croyance en la survie par-delà la mort, et donc de l’existence d’une part immortelle qu’il faut appeler et accompagner dans le passage d’une vie à l’autre pour soulager les tourments et éviter les errances. Sans souscrire complètement à l’une comme à l’autre de ces interprétations, parce qu’elles entretiennent une certaine illusion d’effacement de ce qui fait irrémédiablement défaut, il nous faut cependant endurer le coup reçu et témoigner après coup de ce qu’il interrompt. Et pour Bernard comme pour tout disparu, avec la mort c’est interrompu à la fois et en une seule fois : son action et sa parole, son désir et ses rêves, sa souffrance et sa joie, sa mémoire et son écriture, et aussi tous les liens qui donnaient sens à sa vie parmi nous et formait un « monde » vécu. Mais cette interruption imposée par la mort survenue n’est en fait pas tout à fait complète, elle relève plutôt de la suspension attendant une reprise, ou mieux encore elle rappelle que quelque chose se poursuit depuis son absence parmi les vivants. Comme le dit justement Simondon que Bernard convoquait si souvent dans ses textes :

« Lorsque l’individu disparaît, il ne s’anéantit que relativement à son intériorité ; mais pour qu’il s’anéantisse objectivement, il faudrait supposer que le milieu s’anéantit aussi. Comme absence par rapport au milieu, l’individu continue à exister et même à être actif. L’individu en mourant devient anti-individu, il change de signe, mais se perpétue dans l’être sous forme d’absence encore individuelle ; le monde est fait des individus actuellement vivants, qui sont réels, et aussi des “trous d’individualité”, véritables individus négatifs composés d’un noyau d’affectivité et d’émotivité, et qui existent comme symboles[1]. »

Bernard Stiegler lors du Colloque « Simondon ou l’invention du futur » à Cerisy-la-Salle en 2013

Si l’on en croit Simondon, avec la disparition de l’individu « Bernard », le milieu qu’il individuait et qui l’a individué persiste, et son absence parmi les vivants est toujours active singulièrement. Cela non pas seulement par le manque qu’il crée au sein du monde et des cœurs, ni seulement par ce qu’il a laissé (ses affaires personnelles, ses livres, ses notes écrites et orales, toutes les archives de son existence), mais bien par le prolongement de son activité depuis le « trou » qu’il forme désormais. Le défaut du corps (objectif) et de l’intériorité (subjective) qu’est ce « trou » n’est donc pas l’absence de toute présence réelle et la mort de l’individu n’est pas la disparition totale du sujet dans l’abîme. L’individualité négative de Bernard disparu est au contraire l’affirmation de son inachèvement, de sa métastabilité continue, de sa perpétuation symbolique par rapport au monde auquel il appartenait. La « grammatisation » du milieu noétique qu’il a ainsi réalisée durant sa vie à travers ses livres, ses interventions, ses cours, ses actions sur le « terrain », se poursuit par la lecture, l’écriture, la traduction, individuelle ou collective, secrète ou publique, de la manière singulière avec laquelle il s’est individué ; mais elle se poursuit aussi par le maintien des potentiels de tout ce qu’il a pu produire, inaugurer, instituer (comme l’association Ars industrialis, l’Institut de Recherche et d’Innovation, le collectif Internation, l’école d’Épineuil-le-Fleuriel). Ce qu’il nous lègue ainsi, négativement, par défaut, ce ne sont pas seulement des institutions, des livres, des archives, des souvenirs, des restes, un ensemble d’exosomatisations ou d’hypomnémata qu’il faudrait uniquement collecter, indexer, classer pour le préserver des outrages du temps, mais surtout des activités, des potentiels, du mouvement pour aller plus loin dans la vigilance de ce qui (re)vient. Pour le dire avec ses propres mots, si le « savoir de la mort » est constitutif de l’être humain, cette « archi-protention de la fin » est inséparable non seulement d’un « souci d’après la fin » pour nous-même et pour les générations à venir, mais elle est inséparable d’une archi-protention plus « primordiale », celle de l’« être pour la vie » affirmant « qu’au-delà de ma mort, par-delà l’ “instant de ma mort”, la vie continuerait, qu’une descendance me succèderait, qu’un héritage perdurerait qui ferait fructifier ce que j’aurais moi-même fait fructifier et ainsi apporté à la vie – et qui ferait que je n’aurais pas vécu pour rien, que je ne serais pas mort en vain[2]. »

Or, une telle affirmation, même formulée au conditionnel, définit quelque chose comme une responsabilité ontologique qui s’inscrit à même la mort, celle pour chaque être de répondre de l’inachèvement du vivant disparu, de l’activité de son absence, de la puissance de sa négativité. Cette responsabilité qui incombe aux vivants quant à la perpétuation de l’inachèvement est bien autre chose que l’obligeance faite à des normes et des conventions sociales, elle est bien plus profonde que le culte d’une image construite ou laissée, elle est aussi bien au-delà de la seule reconnaissance d’un héritage à recevoir et à entretenir : il s’agit à la fois d’une « adoption » et d’une « réactualisation » de ce qui était en acte et cependant encore en puissance au sein du milieu (qu’il était et qu’il continue d’être sans y être une fois mort). Ainsi :

« Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on peut dire qu’elle restera inachevée tant qu’il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d’action. Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l’être les individus morts dans une perpétuelle nekuya[3]. »

Une telle charge « perpétuelle » peut paraître écrasante ou affolante, nous prenant d’emblée en défaut de pouvoir l’assumer jusqu’au bout, incapables de la soutenir sans faillir au bord du trou. Mais nul destin accablant nous oblige ici, pas de condamnation à perpétuité nous enfermant dans l’évocation interminable des morts, en particulier de Bernard et de ce qu’il aura été. C’est bien au contraire un appel à la vie, à l’individuation, à la « transindividuation », au devenir singulier de soi dans l’activité complète des vivants et des morts, donc au maintien de l’exigence d’un désir, d’un soin, d’un rêve, d’une culture, d’une critique. En un mot, il s’agit pour nous d’assumer la revenance du « il faut » depuis le défaut insistant de Bernard disparu, qui n’est pas un manque à combler niant l’absence (possiblement jusqu’à la folie), mais l’appel – si ce n’est l’invocation – à inventer, et donc aussi à le réinventer depuis son absence parmi nous. Autrement dit, sa mémoire sera réellement vive si l’on est capable d’endurer sa finitude et la finitude du milieu (noétique et hypomnésique) qu’il nous lègue, c’est-à-dire en acceptant sa mort et la mortalité qu’il faut pour ne pas l’oublier. Cette acceptation n’est évidemment pas une résignation devant la fatalité irrémédiable, elle est une perpétuation de son activité à travers la « différance » de cette double finitude sans laquelle aucune croissance de la « semence de conscience et d’action » qu’il est devenu depuis sa mort ne pourrait avoir lieu. Il nous incombe donc après lui non seulement d’affirmer la vie, c’est-à-dire de soutenir que la vie est une archi-protention plus fondamentale que l’archi-protention de la fin, mais aussi et surtout d’assumer notre responsabilité devant la mort en ayant souci de la vie après la mort sans chercher la vie éternelle. Il n’y a sans doute pas d’autre voie pour préserver la « possibilité néguentropique » de la vie contre l’oubli de la catastrophe et sa possible revenance.

Recevant cette exigence redoutable, il s’agit alors pour nous, et pour moi ici en particulier, de revenir à Bernard, non seulement pour l’évoquer tel qu’il était, mais aussi tel qu’il sera à l’avenir et pour l’avenir (de sa vie et de la vie), et donc de révoquer ce qui nous porterait à ne pas préserver l’essentiel en le réactualisant, à savoir : revenir sur ce qui conditionne son activité depuis et par-delà la finitude.

*

Bernard Stiegler lors du Colloque « Simondon ou l’invention du futur » à Cerisy-la-Salle en 2013

À plus d’un titre, Bernard est une sorte de « revenant » (de son vivant même). Il est tout d’abord un revenant dans ma propre vie. Il venait et partait, revenait et repartait. Il me visitait, en passant. Cela arrivait régulièrement à l’occasion d’un colloque, d’une journée d’étude, d’un séminaire, où nous étions invités lui et moi ou auxquels il m’invitait (comme récemment au séminaire pharmakon[4]) juste avant de s’échapper là où il était attendu. Plus ponctuellement, cela arrivait aussi dans ses lieux de travail, par exemple à l’IRCAM ou à l’IRI où nous discutions entre deux rendez-vous de nos projets respectifs et des livres qui me semblaient résonner avec ses réflexions du moment (celui de Jean-Marie André[5] sur l’otium fut l’un des premiers et ceux de Peter Berg[6], Kirkpatrick Sale[7] et Alberto Magnaghi[8] sur l’approche biorégionale de la localité et du territoire furent les derniers). Et, à de rares occasions, il me proposait de passer un moment chez lui, dans son appartement parisien ou à Épineuil. En une quinzaine d’années d’amitié, nous n’avons pourtant jamais réellement travaillé ensemble, nous tenant l’un et l’autre à une distance respectueuse et non conflictuelle où chacun continuait son chemin. Cela me convenait plutôt bien et à lui aussi je crois ; et notre amitié s’est sans doute maintenue grâce à cette distance si on en croit les ruptures amicales parfois éclatantes auxquelles j’ai pu assister. Avant sa mort, rien n’est donc venu définitivement nous séparer bien que les désaccords pouvaient exister sur des points précis dans sa pensée philosophique (quant au « préindividuel », à l’« humanisme », à l’« industrie », à la « philosophie de la nature ») et parfois dans sa stratégie d’action sur le terrain (avec les puissances technologiques, économiques et politiques). Mais durant toutes ces années, ses visites les plus profondes se faisaient surtout indirectement, par le biais de ses propres livres que je lisais avidement dès leur parution, y voyant l’une des plus grandes pensées des trente dernières années se déployer sous mes yeux avec une puissance et une lucidité impressionnantes. Dans mon parcours philosophique, son rôle fut déterminant, notamment dans le développement de mon projet personnel de Technoesthétique dont nous avions discuté dès notre rencontre[9]. Et je ne peux que me réjouir d’avoir pu entretenir un dialogue au long cours avec lui – surtout à propos de sa lecture et de son usage de la pensée de Simondon –, dialogue d’ailleurs rendu visible en passant, discrètement mais à chaque fois scrupuleusement indiqué en note de bas de page[10].

À chacun de ses passages, il laissait ainsi une marque en moi, dont l’inscription et l’écho se ressentaient bien au-delà du moment où il apparaissait, sans former pour autant un repère stable et rassurant. Il était le choc mais aussi l’imprégnation. Il était la rupture mais aussi l’accueil. Sa présence duplice et intermittente lui donnait ainsi une allure de fantôme, d’être insaisissable mais qui vous hante en vous poussant à dépasser ce qui vous conforte en vous-même – à la manière, peut-être, d’un daïmon (cette voix qui depuis l’enfance parle à Socrate et le fait bifurquer en lui-même et de lui-même[11]). Loin d’être désincarnée, sa présence spectrale passait aussi par son regard perçant derrière ses lunettes rondes d’acier, par son sourire franc parfois troublé d’une émotion vive, par sa peau mate laissant croire à une pleine santé ou à une vie de marrane méditerranéen, par ses gestes précis soutenant aussi bien un élan qu’une retenue, par sa parole puissante et généreuse parfois d’une tranchante sévérité, et bien sûr par sa déterminée et communicative volonté d’agir collectivement. Mais cette densité indéniable, autant corporelle que spirituelle, sorte d’incise qui insiste par éclats, s’échappait inévitablement dans le lointain du fond des yeux que dans l’affairement de l’ailleurs. Au sens propre, il était intenable, toujours en partance pour exister et en retrait pour consister : son foyer d’existence était le passage. En tenant à lui, on ne pouvait donc que se rendre à l’évidence qu’il était de passage plutôt qu’installé ici ou là, en partance partout ailleurs pour avoir lieu, toujours entre deux extrêmes et à la limite de l’accident (du corps, de la pensée, des relations) ; mais tout cela dans le vif de l’affect comme du concept, de la raison comme de l’action, sans cesse attentif aux possibles même inespérés.

Sa propre vie avait aussi fait de lui une sorte de « revenant ». Non pas au sens vulgaire et sensationnel qu’il serait « revenu de loin » si l’on considère son passage en prison, les différents excès dont il a pu lui-même témoigner ou les problèmes de santé qu’il a pu rencontrer au cours de son existence. Il est un « revenant » au sens fort dans la mesure où sa vie personnelle et philosophique trouve son origine (comme défaut) dans le revenir, dans la revenance, dans la réminiscence, comme il en parle si bien à travers Passer à l’acte (qui répondait à la question « Comment devient-on philosophe dans l’intimité et le secret de la vie ? »), et encore à travers Dans la disruption (dont la première partie est titrée l’« Épokhè de ma vie. Philosopher pour ne pas devenir fou »). Il y a ainsi un motif « auto-bio-itéro-graphique » qui traverse la vie et la pensée de Bernard, et ce motif est irréductible à une répétition vide comme à une compulsion pathologique au retour d’un même schéma, puisqu’il est la raison du philosopher depuis le défaut de l’origine (dans l’impossible départ depuis un point donné) et dans l’expérience de l’inachevable (dans l’impossible extrémité à atteindre). Cela ne signifie pas que tout combat ait disparu dans l’urgence du philosopher et dans le programme assigné à l’écriture, bien au contraire, pour que la revenance du motif soit non répétitive, non paralysante, non destructive, il fallait le combat avec la folie du retour à l’identique (que cette folie soit psychique, sociale ou politique).

Ludovic Duhem, Flux9, série Passage des flux, monotype photographique, 2014

Pour prendre alors toute la mesure d’un tel motif et comprendre à quel point il mobilise Bernard dans un combat (combat qu’il mène contre lui-même, contre l’oubli de la technique, contre la bêtise systémique, mais aussi pour une politique industrielle des technologies de l’esprit, pour une constitution de l’Europe, pour une nouvelle économie politique, pour l’avenir de la vie sur Terre),  il faudrait analyser le schème de la répétition, du retour, de la revenance ou encore de l’« échographie[12] » qui conditionne, structure, texture, trame, marque, hante, projette, la vie philosophique qu’il a mené et qu’il aura à mesure que l’on reviendra à lui – au moins comme un recours. Quoi qu’il en soit pour le moment, à le lire, on ne peut en effet qu’être frappé par la revenance de son écriture et/ou son écriture de revenant(s). On peut ainsi relever de livres en livres toute une série de revenances souvent tressées les unes les autres : la revenance des philosophes (surtout Socrate, Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Kant, Marx, Nietzsche, Hegel, Husserl, Heidegger, Adorno, Horkheimer, Benjamin, Marcuse, Canguilhem, Simondon, Deleuze, Derrida, Foucault, Gorz, Sloterdijk), des psychologues (surtout Freud, Lacan, Winnicott, Guattari), des écrivains (surtout Sophocle, Eschyle, Hölderlin, Baudelaire, Rilke, Mallarmé, Bataille, Blanchot, Valéry, Bousquet), des musiciens (surtout Bartók, Parker, Coltrane, Wyatt), des cinéastes (surtout Vertov, Fellini, Hitchcock, Antonioni, Godard, Truffaut, Resnais), des scientifiques (surtout Schrödinger, Lotka, Vernadsky, Berners-Lee), des économistes (surtout Smith, Keynes, Schumpeter, Georgescu-Roegen, Sen, Rifkin, Ostrom), des historiens (surtout Braudel, Gilles, Vernant), des anthropologues (surtout Leroi-Gourhan, Mauss, Levi-Strauss, Godelier), mais aussi des figures mythologiques (surtout Prométhée et Épiméthée, Antigone, Perséphone, Zeus, Héphaïstos, Mnémosyne, Hermès, Asclépios), des figures religieuses (surtout Moïse, Jésus Christ et Mahomet), des personnalités politiques (surtout Thatcher, Reagan, Bush, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Le Pen, Trump, Macron), des personnalités « médiatiques » (surtout LeLay, Berlusconi, Madoff, Thunberg), des individus « ordinaires » (surtout Richard Durn et Florian), des entreprises (surtout Ford, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, TF1), sans parler des langues étrangères (surtout le grec, le latin, l’allemand, l’anglais, l’arabe) ou des termes eux-mêmes (surtout « redoublement », « rétention », « rappeler », « répéter », « répétition », « retour », « revenir », « revenance », etc.[13]).

Ces revenances multiples, maillant la pensée philosophique de Bernard, grammatisant son idiome, peuvent être comprises en deux sens. D’un côté, elles sont les nœuds d’une réticulation noétique, patiente et complexe, celle qui est à l’œuvre dans la série La Technique et le temps. Ce qui revient dans cette série appelle un approfondissement qui s’opère à chaque fois dans le prochain livre ; ce nouveau livre transformant sans le renier ce qui a précédé et anticipant les développements suivants dans la série, un tel mouvement engendrant de fait une transformation de la série en elle-même[14]. Ainsi, les rappels des ouvrages antérieurs comme les renvois aux ouvrages à venir – et qui resteront au-delà du troisième toujours à venir, édités ou non –, créent des boucles temporelles tressées aux boucles écrites par lesquelles rétentions et protentions s’entremêlent dans les rétentions tertiaires littérales en cours. C’est alors tout un système noétique temporel et transductif qui se crée, certes à partir d’une intuition fondamentale et programmatique relativement précise (penser le « défaut qu’il faut »), mais qui se développe selon un schéma ouvert, évolutif, qui ne cherche pas à devenir une totalité, une unité partout cohérente, un édifice planifié et complètement abouti qui ferait œuvre pour toujours. D’une certaine manière, tout se passe comme si tout était prévu (prometheia) et tout était en même temps revu après coup (epimetheia) à mesure que les éléments des séries s’enchaînent, et cela est encore redoublé par l’ouverture en parallèle d’autres séries qui renvoient elles aussi à la série initiale et fondamentale qu’est La Technique et le temps, telles Mécréance et discrédit, De la misère symbolique, Constituer l’Europe, La Société automatique, Qu’appel-t-on panser ?. Bien qu’elles soient issues d’une décision de « passer à l’action » en s’écartant de la « métaphysique » comme Bernard a pu le déclarer[15], ces séries « parallèles » sont à la fois des bifurcations qui s’écartent de la série initiale pour se saisir d’un problème spécifique en ouvrant de nouvelles lignes de compréhension et de résolution, et des bouclages qui reviennent sur la série initiale pour la déplacer et la renforcer en s’y insérant. Il n’y a donc pas à proprement parler de rupture ni de strict parallélisme entre les séries, mais plutôt des entretissages de revenances qui en font la puissance comme la limite[16].

D’un autre côté, ces revenances sont les « circuits de transindividuation » d’un événement (surtout dans les séries « parallèles »), dans la mesure où à l’occasion d’un fait d’actualité, majeur (comme le 11 Septembre 2001) ou mineur (comme la déclaration d’un adolescent de 15 ans[17]), la pensée se doit de répondre de ce qui arrive, donc de donner un sens à ce qui apparemment n’en a pas (sur le moment), mais qui, à la manière d’un symptôme, révèle pourtant ce dont il est profondément question au-delà de la simple facticité[18]. Il s’agit alors non seulement de revenir sur l’événement pour le déplier au sein d’une situation en le bouclant en quelque sorte sur lui-même à partir de ses conditions implicites et impliquées, mais il s’agit en même temps et surtout de formuler la question qui n’était pas encore identifiée au moment où l’événement advient comme problème. La question formulée permet alors de passer du premier temps du « double redoublement épokhal », qui est celui du problème provoquant un désajustement, au deuxième temps qui consiste quant à lui à transformer la situation problématique en savoir, lequel savoir participe à produire une therapeia[19]et donc un avenir. L’événement se trouve ainsi inséré dans un réseau plus large lui donnant une fonction herméneutique précise, une densité sémantique inattendue, une valeur explicative du devenir du monde et un opérateur de l’avenir, sans qu’un tel geste ne soit pour autant une manière de forcer la contingence à devenir une nécessité (inévitablement factice et contestable). Sérialité, bouclage, réticulation, ces modes propres à l’écriture de Bernard forment en ce sens un système paradoxal du sens, à la manière de constellations mouvantes où les points ne sont ni fixes ni homogènes tout en étant liés (de manière non arbitraire) ; car le système se constitue sans assignation définitive des concepts à une signification et sans volonté conclusive du discours philosophique, mais par intuitions réflexivement spiralées qui se modifient en étant « transindividuées » d’un problème à l’autre, ou plus précisément d’un événement-problème à une question « pansante ».

Bernard Stiegler lors du Colloque « Simondon ou l’invention du futur » à Cerisy-la-Salle en 2013

Deux possibilités en découlent : lorsque les revenances entrent en résonance, il y a alors des moments de grâce de la pensée où tout semble s’agencer pour donner une nouvelle intelligence du monde et des raisons fondées de ne pas désespérer : on en ressort transformé et mieux armé pour penser et agir. Lorsque les revenances dissonent au contraire, le lecteur peut se sentir comme pris dans un dédale de cercles, visibles et invisibles, finissant en impasse où tout est pris dans tout et où les concepts sont substituables les uns aux autres indéfiniment (par exemple par la répétition de la formule « c’est-à-dire…, c’est-à-dire… »). Mais dans un cas comme dans l’autre, il ne faut pas oublier que tous ses livres sont toujours des pharmaka, c’est-à-dire des dispositifs donnant accès et barrant l’accès tout à la fois au sens de sa pensée, sans que cela ne nuise définitivement à l’intelligibilité de ses termes, à la précision de ses thèses et à la puissance de ses intuitions. Lire Bernard, c’est en quelque sorte faire l’expérience d’une exigence : celle de prendre soin du sens des revenances, c’est-à-dire de la nécessité irréductible de chercher à comprendre pourquoi elles apparaissent (quel symptôme elles révèlent), ce qu’elles nous rappellent (de l’histoire de la philosophie et des idées développées auparavant dans les autres livres) et ce qu’elles poussent à réactualiser voire à inventer (pour ne pas répéter les illusions métaphysiques et rester stupide devant l’événement qui insiste). Autrement dit, l’éternel retour des revenances dans l’œuvre de Bernard n’est pas le symptôme d’une errance de sa pensée, d’une perdition de son œuvre dans la confusion des faits et des idées, d’une incompatibilité foncière entre le temps de la réflexion et le temps de l’action, en un mot d’une déraison. L’éternel retour des revenances est au contraire un appel fondamental, réflexif, politique, à une « discipline thérapeutique » pour les esprits menacés de devenir sans raison, irrationnels et démotivés par la répétition de l’identique imposée par le capitalisme hyperindustriel, numérique et réticulaire mondial. Et cette discipline thérapeutique (de la différence dans la répétition et de la différance de la répétition de l’identique) n’a de sens et d’avenir que si elle s’applique avant tout à ce qu’implique pour nous, là encore « pharmacologiquement », de revenir aujourd’hui à Bernard à travers l’irréversibilité de sa mort et du temps qui passe sans lui.

*

Une dernière revenance pour finir, celle d’une absence insistante dont il faut parler à défaut d’apparition : Icare[20]. À force de manquer à sa place, il finit par hanter mes lectures. J’ai pensé souvent qu’il aurait pu, qu’il aurait dû peut-être, revenir lui aussi dans l’« œuvre » de Bernard, pour voler en boucles en suivant la trajectoire des spirales ou pour en tracer d’autres en diagonale. Icare serait l’oublié, lui pourtant le fautif, lui pourtant l’idiot, lui pourtant pris en défaut (comme Épiméthée). Icare, il faut le rappeler, est fils de Dédale, être polytechnicien à l’intelligence rusée (comme Prométhée) dont toute la vie est tendue entre limité et illimité, entre taxis et hubris. Nietzche faisait de Dédale une figure à la fois apollinienne et dionysiaque, apollinienne parce que figure de la mesure, de la prudence et de l’orgueil de l’individualité géniale ; dionysiaque parce que pris par l’ivresse d’une surabondance de force vitale, son individualité se dispersant dans les métamorphoses incessantes de sa création. Dédale est ainsi celui qui sauve et qui met en péril, il est celui qui prévoit le malheur d’Icare survenant par la technique (comme Prométhée) qu’il invente pour les libérer l’un et l’autre de l’exil forcé sur l’île de Crête. Il est le père qui sait que son fils va mourir par sa faute, et il prévoit la faute malheureuse que son fils va commettre par défaut d’application de ses conseils et de son enseignement. Icare est l’inattentif, l’oublieux, celui qui veut faire l’expérience des extrêmes au lieu de se tenir à bonne distance du soleil et de la mer en écoutant la voix sage. Il se croyait un dieu immortel, il va mourir, il était déjà mort depuis le premier jour où son père, les larmes aux yeux, lui a fixé des ailes sur le dos.

Bernard Stiegler lors du Colloque « Simondon ou l’invention du futur » à Cerisy-la-Salle en 2013

Icare était pourtant glorieux dans l’air, jouant habilement dans l’entre deux, libre de transgresser les limites humaines et la loi du père. Divin en apparence et pour un moment, il force alors l’admiration du pêcheur, du berger et du laboureur qui voient passer cet être céleste et arrêtent de travailler. Mais par une imprudente élévation vers le soleil brûlant il aura chuté, il a chuté ; sans ses prothèses exosomatiques qui lui donnaient le sentiment d’être « surhumain », il a donc perdu la vie en s’enfonçant dans la mer, devenue pour toujours son tombeau funeste. Icare sans ailes est donc piteux, il n’est plus qu’un pauvre mortel, corps grave que plus rien ne retient vers la disparition. Grisé par ses ailes inhumaines, il s’est donné la mort en voulant échapper à sa condition de mortel ; désormais sans guide, il ne peut plus entendre son père qui l’appelle en répétant son nom. Dédale n’a pas pu sauver Icare, et son fils donnera son nom à la mer qui le recueille en son fond, mer icarienne que le père ne pourra que contempler plein d’amertume.

Icare, oublieux et imprudent, n’est pas seulement cette figure tragique où la technique symbolise l’orgueil, l’intoxication et la déraison. Les penseurs chrétiens une première fois puis les modernes à leur tour en feront aussi le symbole de l’élévation de l’âme vers la vérité, l’intelligible, le savoir universel. Icare est donc aussi le désir, celui de la connaissance et de l’émancipation, celui de l’affirmation de la vie contre les limites de la mort qui menace ; il est la volonté de découverte et la jouissance de l’accomplissement de soi. « Sapere aude ! », « Ose savoir ! » dit Icare ailé. S’il n’est pas à proprement parler un « guide » comme l’est son père, Icare est la volonté qui va, le rêve sublime qui mène au-delà des liens raisonnables et terrestres imposés par les épuisés de la vie. Et s’il meurt, son absence est positive, car il nous pousse à recueillir ce qui n’est pas mort avec lui : la force de ne pas rester lâches et paresseux. Mais à cette injonction vitale et créatrice, son père répondrait : « Noli altum sapere ! », ne va pas trop haut, ne cherche pas le savoir absolu ni à dépasser la finitude qu’il te faut pour être non inhumain.

La vérité d’Icare n’est sans doute en ce sens ni dans l’élévation sans mesure ni dans la chute imparable, ni dans la folie inconsciente ni dans la soumission fataliste à la loi. Cette vérité, si tant est qu’il puisse y en avoir une dans un mythe qui fonctionne toujours comme un dédale de versions, d’interprétations et de traductions, peut se donner à voir dans le couple pharmacologique formé par Icare et Dédale. Ce couple filial est en effet celui où remède et poison coexistent pour l’un et l’autre (remède contre la prison et la lâcheté pour le père et le fils, poison qui produit la mort du fils et le désespoir du père) sans se neutraliser l’un par l’autre à l’intérieur du couple. Mais il faudrait y revenir encore pour comprendre ce que nous enseigne un tel couple aujourd’hui et mesurer à quel point ils diffèrent et complètent l’autre couple formé par Prométhée et Épiméthée, quant au défaut, à la fin donnée et à ce qu’il faut pour pænser.

*

Parfois il m’arrive de songer à toi Bernard, tel Icare le disparu. Et moi aussi comme disait Dédale éperdu, j’appelle : « Icare ! Icare ! où es-tu ? » Sans réponse, je vois seulement quelques plumes légères, entre l’onde profonde et le soleil ardent, au vent tenues et portant mémoire de ce qu’il faut pour un avenir hors du tombeau – je n’en reviens toujours pas.

Prends soin de toi, mon ami, où que tu sois je te salue.

© Ludovic Duhem

PS : fini le jour des morts, à Lille le 1er novembre 2020


Notes :

[1] SIMONDON Gilbert, L’individu à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2005, p. 250.

[2] STIEGLER Bernard, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016, p. 373. L’ « archi-protention de la vie » plus primordiale que « l’archi-protention de la fin » est directement une critique fondamentale de l’« être-vers-la-mort » de Heidegger qui non seulement « n’intègre pas la conception néguentropique du vivant » mais surtout « n’a pas interrogé la protention de ce qui advient par-delà la fin du Dasein dans la façon dont ce Dasein entre en rapport avec cette fin : il n’a pas questionné le souci d’après la fin (…). » (p. 372) Par ailleurs, Bernard Stiegler confère une dimension éthique à cette (archi-) « archi-protention de la vie » puisque tout en étant radicalement affirmative (« absolument positive »), elle est aujourd’hui renversée (après la « mort de Dieu » et l’augmentation exponentielle de l’entropie issue de l’anthropisation généralisée du monde) en interrogation quant à la compromission de l’« avenir de la vie » et à la menace portée sur « notre descendance ». De surcroît, cela s’impose à nous dans un même mouvement par un déni massif – puisqu’une telle interrogation est insupportable : « y aura-t-il encore de la vie après moi ? Pour combien de temps ? » –, et donc devient de ce fait un impensé majeur et nocif qu’il faut pourtant bien relever et penser-panser pour que la vie continue.

[3] SIMONDON Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 250.

[4] Cette ultime invitation à donner une conférence, intitulée « Au lieu d’être. Reterritorialiser la pensée », fut honorée le 5 Mars 2020 à la Maison de la vie associative du Marais à Paris (en lieu et place de la Maison Suger fermée suite à la « crise sanitaire »), en présence de Bernard Stiegler, juste avant le confinement généralisé. Je l’ignorai, mais c’était la dernière fois où il revenait vers moi, en passant, autrement que derrière un écran (lors de la journée d’étude en ligne avec Alberto Magnaghi).

[5] ANDRÉ Jean-Marie, L’Otium dans la ville morale et intellectuelle romaine des origines à l’époque augustéenne, Paris, P.U.F., 1966.

[6] GLOTFELTY Cheryll & QUESNEL Eve, The Biosphere and the Bioregion. Essential Writings of Peter Berg, Routledge, 2015.

[7] SALE Kirkpatrick, L’art d’habiter la Terre. La vision biorégionale, trad. Weil A. et Rollot M., Marseille, Wildproject, 2020.

[8] MAGNAGHI Alberto, Le projet local, Paris, Madraga, 2003 ; MAGNAGHI Alberto, La biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Paris, Eterotopia, 2014 ; MAGNAHI Alberto, La conscience du lieu, Paris, Eterotopia, 2017.

[9] Pour prendre connaissance de ce projet, je me permets de renvoyer ici à Ludovic Duhem, « Introduction à la technoesthétique », revue Archée, Montréal, Janvier 2010. Ce texte est également disponible (avec les deux autres parties) sur la plateforme academia.edu au lien suivant : https://valenciennes.academia.edu/DUHEMLudovic.

[10] Le dialogue entre nous avait commencé très tôt, avant notre rencontre lors d’une conférence à Lille donnée dans le cadre de Cité Philo à l’occasion de la parution en 2004 de Philosopher par accident, Mécréance et Discrédit 1 et de De la misère symbolique 1. Ce dialogue a connu son climax lors de ma soutenance de thèse le 9 décembre 2008 où il faisait partie de mon jury. Il s’est poursuivi au long court dans ses livres où il apparaît marginalement dans De la misère symbolique 1. L’époque hyperindustrielle ; États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle ; Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?. À cet égard, il faut dire ici à quel point Bernard Stiegler pensait systématiquement avec les autres en n’oubliant jamais de renvoyer à tout ce qui lui permettait de penser par lui-même.

[11] Il évoque le « daïmon » de Socrate notamment dans Passer à l’acte (Galilée, 2003) qu’il faudrait ici quasiment commenter ligne à ligne tant s’entrelacent tout ce dont je cherche à témoigner et à réfléchir au sujet de la mort de Bernard (et du sens que lui-même donnait à celle de Socrate dans ce beau texte si personnel, si philosophique, si tragique).

[12] Je fais référence ici au premier livre qui me fit découvrir la pensée de Bernard, à savoir Échographies, de la télévision ; ouvrage qui revient sur les conditions (technologiques, télétechnologiques, numériques) du discours, de la pensée, du sens. Premier livre où il est aussi question de « rythme », de « compulsion de répétition », de « spectre », de « fantôme », de « revenant ». Ce livre est par ailleurs une manière de revenir à l’écho de Jacques Derrida dans l’écriture et la pensée de Bernard Stiegler, écho répété et transformé par la répétition, de livre en livre, tout au long de son œuvre. Voir DERRIDA Jacques et STIEGLER Bernard, Échographies, de la télévision. Entretiens filmés, Paris, Galilée, 1996 (les entretiens ont été réalisés en 1993).

[13] Cette liste de termes, elle-même non exhaustive, serait à lier avec une autre liste de revenances, celle des termes en « dé-x », où se joue aussi bien ce qui nous sépare du nécessaire pour l’existence et ce qui doit être « re-x » pour ne pas perdre le sens de la vie.

[14] Ceci est en partie expliqué par Bernard Stiegler dans l’« Avertissement » de La Technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être. Il précise ainsi : « Le livre qui, il y a cinq ans, devait initialement constituer le troisième tome  de La Technique et le temps était déjà écrit sous une forme presque définitive en 1992, et aurait pu et dû paraître aussitôt après La Désorientation. Diverses causes ont contribué non seulement à différer cette publication, mais à en modifier en profondeur à la fois le contenu et l’ordre de parution [je souligne]. Cet ouvrage qui devait être le troisième tome, Le défaut qu’il faut, est désormais précédé par ce Temps du cinéma, ainsi que par un ouvrage à paraître prochainement, Symboles et Diaboles ou La guerre des esprits. Au moment où je livrais aux éditions Galilée La Désorientation, ce qui devait paraître comme Le défaut qu’il faut ne me paraissait pas enchaîner comme je l’aurais souhaité sur les deux premiers livres. Il y manquait la force de l’évidence. Le texte ne m’en paraissait pas induit par le mouvement d’une nécessité indiscutable. Un travail restait à faire pour conduire à ce qui constitue le motif initial et ultime de l’entreprise dans son ensemble – car la toute première version de ce qui devait être le dernier livre de La Technique et le Temps fut rédigée il y a vingt ans, et constitua dès ce moment la visée de départ qui ne me quitta plus jamais, et l’on peut considérer tout ce qui l’aura précédé, y compris le présent travail, comme un discours introductif au défaut qu’il faut, à ce qui fait défaut(s). » (STIEGLER Bernard, La Technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, p. 13) Nouveau programme qui fut à son tour modifié, reconfiguré, suspendu, et finalement interrompu. Dans une note de son ouvrage récent Qu’appelle-t-on panser ?, il réitère ce programme en précisant les articulations entre séries et que les « prochaines années, l’auteur ne devrait plus se consacrer, du moins dans le domaine des textes dits philosophiques, qu’à l’écriture de La Technique et le Temps. » Cf. STIEGLER Bernard, Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018, note p. 157. Ce programme restera donc « ce qui fait défaut ».

[15] Il avait notamment fait cette déclaration d’un « passage à l’action » lors de la conférence qu’il a donné à Lille pour CitéPhilo en 2004 où je le rencontrai physiquement pour la première fois.

[16] Pour comprendre complément le fonctionnement des séries et suivre les tressages qui s’opèrent au sein du réseau complexe que forme son « œuvre », il faudrait analyser la nature et le rôle des textes « isolés » qui eux aussi, bien qu’ils n’appartiennent pas aux séries, y renvoient, anticipant et revenant sur La Technique et le temps comme sur les autres séries. Bernard Stiegler les qualifie lui-même d’« opuscules de circonstance » dans lesquels il joint toutefois les séries Mécréance et discrédit et De la misère symbolique. Cf. STIEGLER Bernard, Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression, op. cit., note p. 157.

[17] Il s’agit de Florian, dont les propos sont rapportés par Bernard Stiegler via L’Impensable 1. L’effondrement du temps, et plus précisément de cette phrase : « Tout ça, c’est fini, parce qu’on est convaincu qu’on est la dernière, ou une des dernières générations avant la fin. » Cf. STIEGLER Bernard, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, op. cit., p. 25.

[18] Quant à la « facticité », il faudrait aussi revenir sur la différence/différance entre « fait » et « droit », « état de fait » et « état de droit », sur laquelle Bernard Stiegler insiste, dans un dialogue avec Kant surtout, pour dénoncer les « états de fait sans droit » de l’ère contemporaine de la « post-vérité ».

[19] Sur le rapport entre question et problème, qui se trouve par ailleurs chez Bergson, Simondon et Deleuze, on peut renvoyer notamment à Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression, chap. 1, §15-17.

[20] Une mention en est faite cependant dans un livre récent, Dans la disruption, au détour de l’évocation du film de Hayao Miyazaki Le vent se lève : « Horikoshi, lorsqu’il était enfant, rêvait de voler, admirant Giovanni Battista Caproni, un ingénieur italien, tous deux étant habités par les rêves d’Icare, de Léonard de Vinci et de Clément Ader, noms illustres parmi bien d’autres. » Au nom d’Icare est attaché une note qui précise ceci : « Ludovic Duhem a donné durant les “(Rencontres) Inattandues de la musique et de la philosophie” à Tournai, au mois d’août 2015, une intéressante conférence sur Icare qui a enrichi ma réflexion sur celui-ci, et je l’en remercie. » (SITEGLER Bernard, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fous ?, op. cit., p. 141). Je l’en remercie ici à mon tour, ignorant d’avoir pu ainsi participer à cet enrichissement. Je lui avais également envoyé un texte écrit pour un catalogue d’exposition où je développe une analyse du mythe de Dédale et Icare. Cf. Ludovic Duhem, « Icare ! Icare ! Où es-tu ? », in catalogue de l’exposition « I comme Icare », Salle Baudin, Denain, 14-27 mars 2015, Gand, 2016. Ce texte est disponible sur la plateforme academia.edu au lien suivant : https://valenciennes.academia.edu/DUHEMLudovic.

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