Entretiens/Philosophie

Entretien avec Nicolas Poirier : « J’aime l’idée de se perdre dans l’infinité du monde, sans plus aucune attache, l’idée que le monde est un exil définitif » (2/2)

Nicolas Poirier

Pour lire la première partie de cet entretien, vous pouvez cliquer ici.


Vous cherchez dès le départ à battre en brèche le préjugé selon lequel le voyage aurait exclusivement des traits romantiques. Pour quelles raisons le voyage est-il toujours teinté de cette coloration romantique ? Quels types d’imaginaire sont à l’origine de cette méprise ou de cette réduction du voyage, qui omet qui plus est la dimension fondamentale de l’exil ?

Cette question du voyage a surgi en plein milieu de ma réflexion et de mon travail sur l’exil, à travers notamment Goethe et Mary et Percy Shelley, mais aussi Baudrillard et Depardon, même si pour ces deux derniers (et surtout pour Depardon), c’est davantage la question de l’errance qui m’est venue à l’esprit. C’est à partir de là que j’ai compris qu’un exil pouvait commencer par un simple voyage (c’est le cas de Gombrowicz en Argentine), qu’il ne fallait donc pas nécessairement séparer le voyage comme coupure temporaire avec sa résidence habituelle de l’exil comme coupure souvent définitive avec le pays où l’on vit. Mais à l’inverse, on ne peut pas non plus relier les deux de manière nécessaire, comme si le voyage constituait la préfiguration de l’exil ou un exil en modèle réduit : Joyce cherche à quitter l’Irlande très tôt mais il y revient à deux reprises avant de rompre presque définitivement, sa tentative d’exil se change en un simple voyage. Gombrowicz ne cherchait pas à rester en Argentine mais les circonstances – invasion de la Pologne par l’Allemagne en 1939 – l’ont conduit à transformer son voyage en une forme d’exil mi-subi, mi-choisi. Lessing a senti dès son enfance qu’il lui manquait un sol fondateur, elle s’est toute la vie vécue comme une apatride (à Londres elle se sentira toujours étrangère alors qu’elle est anglaise) et en a tiré une immense énergie créatrice.

Plus généralement, je pense qu’il ne faut pas dramatiser ce qui relève d’une activité devenue un rituel social à mesure de sa démocratisation. Cette question du voyage, et plus généralement celle du déplacement dans l’espace, m’intéressait déjà mais sous un angle plus restreint, à partir de ce que Marc Guillaume appelle « l’exotisme intérieur ». On peut faire l’hypothèse que chacun a une géographie mentale qu’il peut extérioriser en cherchant à atteindre son pays imaginaire mais ce n’est pas forcément toujours le cas – on peut aimer des lieux auxquels on n’avait jamais pensé avant que le hasard ne nous ait permis de les connaître ; au contraire des fantasmes d’ailleurs peuvent se révéler décevants. J’ai toujours aimé regarder les cartes routières et celles des réseaux ferroviaires : on aimerait, surtout durant l’enfance, que la carte coïncide avec le territoire (Borges) mais on est vite déconcerté par le phénomène inverse – les couleurs de la carte ne correspondent pas aux couleurs des lieux traversés. Et c’est parce qu’on aime se situer dans cette discordance entre l’imaginaire de l’espace et sa réalité qu’on devient plus créatif, il n’y a là aucune déception. Il faut être romantique mais sans trop y croire : lorsqu’on est trop romantique, on devient prisonnier des lieux idéalisés, et comme ils sont inatteignables, ou qu’on les a toujours déjà perdus, on sombre dans une mélancolie presque gratuite.

Par la suite, je me suis interrogé sur le voyage mais à partir d’un angle d’approche plus contemporain : on critique actuellement la banalisation du voyage, la fin de l’exotisme à travers le tourisme planétaire et la transformation du monde en parc d’attractions. On a vu refleurir dernièrement tous les poncifs élitistes sur les méfaits de la massification touristique. Il existe de réels problèmes créés par le tourisme, comme la gentrification des centres-villes, les dégâts écologiques, etc., mais le problème est que tout le monde, en tout cas les gens qui partent en vacances et voyagent régulièrement, participe de cet état de fait ; il est donc trop facile une fois à Venise ou sur une île grecque de venir se plaindre qu’il y a trop de monde, que les gens sont vulgaires, etc., – on cherche à conjurer ce problème insoluble en projetant sur la masse grossière ce qui serait de sa seule responsabilité alors qu’on en fait nécessairement partie.

Vous montrez que la littérature cosmopolite constitue pour les auteurs et autrices en question dans l’ouvrage, un entre-deux identitaire. Quelle critique faut-il poser de la notion de racine ou de déracinement ? Prendre racine ailleurs est-ce se déraciner, se déterritorialiser ou pouvons-nous parler de « multi-territorialisation » ?

Le terme de « racine », et donc la notion d’« enracinement », tendent à faire de l’être humain une plante et gomment son caractère intrinsèquement historique, en effaçant le fait qu’il est toujours conditionné socialement. Que le « social-historique » doive s’étayer sur la strate naturelle du réel ne veut pas dire qu’on puisse réduire l’homme à un ensemble de déterminismes naturels (Castoriadis). Un être humain, ce n’est pas une plante ou un arbre. Cette conception est selon moi fausse et même dangereuse car elle implique que l’on considère le déplacement, le mouvement et le refus de ne pas être défini par son appartenance comme des déficiences qui renvoient à ce qu’il est communément convenu de dénoncer comme les pathologies de la modernité (la transformation des sociétés organiques incorporées en des sociétés de masse désincorporées et atomisées). On ne peut même pas conserver un sens métaphorique à ce terme, car la métaphore garde toujours un lien avec la signification littérale et première du mot, quand bien même on en déplacerait le sens sur un terrain qui ne serait plus celui de la nature mais de la société et de l’histoire. Le métissage et donc le « déracinement », si l’on veut à tout prix garder la forme du mot dans sa négation, sont des caractéristiques essentielles de l’existence humaine, même si les sociétés ont longtemps, particulièrement sous leur forme traditionnelle, dénié leur historicité et leur absence de sol fondateur dans la représentation d’une fixité qui reste à mes yeux illusoire.

On a été trop imprégné par le concept hégélien et marxien d’aliénation pour arriver à saisir ce que le fait de sortir de soi-même implique. Être étranger à soi-même est toujours considéré de ce point de vue comme une perte, comme la dépossession de quelque chose qui nous est propre et qu’il faudrait retrouver au terme d’une longue quête et d’une immense perdition. Ce qui signifie que l’étranger est connoté négativement, alors que le proche, la proximité, le propre sont perçus comme des qualités positives. Il y a pourtant une forme de « devenir autre que soi » qui doit être mise en jeu, c’est à cette seule condition qu’on parvient à ne plus être prisonnier de soi et de son appartenance d’origine. Il n’y a rien à retrouver, car au fond rien n’a été perdu. Dans cette perspective, la notion de « déterritorialisation » est intéressante car elle permet de sortir du registre naturaliste qui est encore présent chez Deleuze et Guattari lorsqu’ils parlent des rhizomes. Canetti parle de « multi-appartenance » car on ne cesse jamais d’appartenir totalement à une communauté (même si on devrait plutôt parler de « co-appartenance », voir Arendt sur ce point). On retrouve ici l’idée de « multi-territorialisation » dont vous parlez et de « cosmopolitisme », notion à laquelle j’ai davantage tendance à me référer. On peut parler de la terre en un sens cosmopolite, alors que c’est impossible pour ce qui concerne les racines, vu qu’elles sont (tout au mieux) d’ordre « pré-politique » : une fois que la terre est reconnue comme sphérique, et donc finie, les hommes ne peuvent se disperser à l’infini, ils sont ontologiquement pris dans un tissu de relations et dans un rapport originaire de co-existence, – comme l’écrit Kant, personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit de s’approprier un endroit de la terre dont il pourrait dire : « c’est à moi ». En ce sens, une politique de la terre (du globe terrestre) est nécessairement une politique du monde, autrement dit une cosmopolitique. Il faut à tout prix surmonter le caractère « nationel » de l’existence commune, qui menace sinon de sombrer dans le racisme ou la xénophobie.

Vladimir Nabokov tenant un papillon à la main (Vogue 1947) ©Getty – Photo by Constantin Joffe/Condé Nast via Getty Images

Vous composez une triple modalité de l’exil, liées tour-à-tour à l’idée de rupture, que ce soit par l’effet de la volonté (dimension romantico-initiatique), de la nécessité individuelle (la réinvention de soi) ou de la contrainte (la fuite, l’échappatoire). Afin de clarifier d’emblée les rapports complexes de l’exil et de la création, vous écrivez, à la page 65 : « Qu’il existe un lien indéniable entre le phénomène de l’exil et celui de la création n’implique pas, ceci dit, qu’il faille dresser l’apologie sans plus de la situation d’exil sous prétexte qu’elle contredirait le besoin d’enracinement, lourd d’un potentiel d’exclusivité mortifère et de dérive xénophobe. Tout exilé n’est pas un artiste et ne possède donc pas forcément cette chance de pouvoir s’investir dans une passion créatrice, que l’exil, sous certaines conditions, peut même intensifier. D’ailleurs, l’exil peut également avoir pour conséquence de tarir la créativité des artistes, sans oublier les innombrables difficultés précisément nées de cette situation, rencontrées par celles et ceux qui ont, malgré tout, tiré de cette expérience de quoi nourrir leur création ». Le processus de création produit par l’exil n’est-il pas finalement dépendant d’un certain type d’individuation relative à chaque auteur, à chaque artiste, à chaque écrivain ? 

C’est exact. Il faut d’abord partir du type d’individuation élaboré par chaque auteur (d’une manière qui n’est pas toujours explicitée ni même vraiment délibérée de leur part, hormis peut-être Joyce qui manifeste précocement son désir de rupture avec l’Irlande) pour voir ensuite à quelle forme de « devenir-autre » on peut rattacher cette recherche d’individuation et de singularisation. Dans l’absolu, il n’y a pas un type-générique de création qu’engendre nécessairement le processus de « devenir-autre », soit parce que la personne n’est pas spécifiquement portée par un désir de création, soit parce que ce désir créatif peut emprunter des formes très diverses, qu’elles soient artistiques ou pas. Ces auteurs sont très différents mais ils ont tous un air de famille, ils partagent tous certaines affinités, et moi-même je m’y reconnais dans bien des composantes de ma personnalité. Ce sont ces points de rencontre, au-delà des divergences, qui m’ont le plus intéressé. Personnellement je ne peux pas vraiment m’identifier à des écrivains qui se sentent pleinement chez eux là où ils vivent et qui n’ont jamais cherché à entrer dans un « entre-monde », pour parler comme Saïd. Là où il n’y a pas d’intervalle, donc pas d’espace véritable, je me sens emprisonné. L’appel de l’étranger, c’est aussi l’appel du feu sacré dont parle Hölderlin. En 1801, il quitte  soudainement l’Allemagne pour Bordeaux où il va travailler comme précepteur pendant quelques mois (Hölderlin aurait très bien pu continuer à remplir ce genre de fonction en Allemagne ou en Suisse). Les bords de la Garonne, les bateaux dans le port, l’embouchure vers l’océan et le grand large ne constituent pas seulement des éléments de son univers poétique. Ils forment ce qui fait signe pour Hölderlin, depuis l’étranger, vers des mondes lointains encore plus étrangers, mais qu’il percevait déjà dans les paysages de sa Souabe natale, et même à travers le sentiment d’espérance qu’a suscité chez lui la Révolution française.

Mais l’exil peut également s’avérer quelque chose de terrible, ce que je n’étudie pas vraiment dans mon livre, ou alors de manière allusive. Günther Anders a, par exemple, vécu beaucoup plus mal son exil américain que Hannah Arendt, son ex-femme, qui est passée beaucoup plus facilement de l’allemand à l’anglais et s’est mieux acclimatée au mode de vie américain. On peut certainement dire que cette situation a considérablement tari sa source créatrice. En 1940, Walter Benjamin n’avait plus aucun espoir : il s’est suicidé. On ne peut pas lire ce qu’il écrit dans sa correspondance – « C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné » – sans se souvenir en même temps de sa fin tragique.

Les rapports intimes entretenus entre exil et création sont indissociables d’un dynamitage des oppositions métaphysiques classiques entre « universel abstrait » et « singularisme identitaire », entre engagement et distanciation. Pourriez-vous revenir sur les éléments de cette réflexion poétique et politique, notamment à partir des écrits de Saïd ?

J’ai été très marqué quand j’avais 20 ans par la phrase de Sartre : « L’homme est condamné à inventer l’homme ». Beauvoir dit quelque chose de similaire lorsqu’elle écrit qu’on ne naît pas femme mais qu’on le devient. Et au fond, ces deux idées qui en réalité n’en font qu’une n’ont cessé de me travailler, même souterrainement. S’inventer, c’est se créer soi-même à partir de ce que nous n’avons pas choisi mais toujours dans la perspective de faire de cette singularité en devenir une forme d’existence qui puisse faire sens aux yeux des autres, sans qu’on puisse confondre ce « faire-sens » avec l’imposition d’une norme. L’adolescent, avec sa part d’immaturité mais avec le désir aussi de la surmonter dans le passage à l’age adulte, doit articuler ce qui relève de la particularité la plus individuelle avec ce qui tient du registre des formes génériques. Ne pas se sentir très bien dans sa peau : cette situation très répandue durant l’adolescence, et même dès l’enfance, signifie qu’un être encore immature doit revêtir un vêtement souvent trop grand pour lui ou qu’il n’arrive pas à bien porter parce qu’il ne lui va pas. Mais c’est normal : les formes génériques ne sont pas faites sur mesure ! Les uniformes ont longtemps réussi à masquer ce problème. Mais à partir d’un moment les uniformes sont apparus comme inacceptables, précisément de par leur uniformité ; on a donc cherché à créer une apparence qui vienne davantage de nous-mêmes – l’histoire de la mode en fait, c’est l’histoire des différentes manières qu’ont les individus de choisir et de porter des habits qu’ils n’ont pas créés mais qu’ils vont essayer de porter le mieux possible. Le basculement dans la mode, c’est le passage de l’uni-forme aux pluri-formes. Comme le dit Barthes, la mode c’est le dandysme des classes moyennes. Tout ce qu’un enfant ou un adolescent peuvent donc faire, c’est déformer cet habit, de manière à ce que, petit à petit, il parvienne à lui donner une forme plus adéquate à ce qu’il désire être. C’est en substance ce qui ressort du premier roman de Gombrowicz, Ferdydurke. D’une certaine manière, la création de soi s’opère sur un double registre – la singularisation de l’universel et l’universalisation du singulier –, on peut se référer ici au texte de Sartre sur Kierkegaard dans les Situations IX.

Saïd fait référence à Hugues de Saint-Victor, un moine du douzième siècle : « L’homme qui trouve que sa patrie est douce est encore un tendre novice, celui à qui chaque terre semble natale est déjà fort, mais c’est celui pour qui le monde entier est une contrée étrangère qui est parfait. L’âme tendre s’est attachée à un endroit du monde, l’homme a étendu son attachement à tous les lieux, l’homme parfait n’éprouve plus aucun attachement du tout ». J’aime aussi cette idée, qui est très forte – l’idée de se perdre dans l’infinité du monde, sans plus aucune attache, l’idée que le monde est un exil définitif – Gombrowicz en fait l’expérience lorsqu’il se trouve en Argentine, privé des ressources matérielles et symboliques que lui conféraient son appartenance à la Pologne. C’est comme s’il était seul au monde, et qu’il devait, à partir de cette situation de solitude radicale, viser à une universalité plus grande sans en passer par les méditions habituelles (appartenance nationale, régionale ou affinitaire), – celles qui prévalent traditionnellement et permettent à l’individu de dépasser son particularisme, comme s’il fallait nécessairement appartenir à une communauté de destin pour surmonter sa singularité. Le Journal de Gombrowicz doit sans doute se lire comme cette tentative de médiation entre la singularité radicale et l’universel le plus extensif possible, tentative toujours inachevée et toujours à recommencer. 

Edward Said, en 1996. © Ulf Andersen/Aurimages

Vous proposez une lecture comparée de Freud et de Foucault pour élucider la question de la subjectivation et de l’invention de soi : le premier est peu soucieux des sciences sociales et le second oppose une certaine méfiance vis-à-vis de la psychanalyse. Faut-il trancher sur la justesse de leur conception de l’invention de soi ou sont-ils en réalité complémentaires en dépit des méthodologies employées ? Quelle place donnez-vous à ces deux auteurs, aux styles très différents, dans votre réflexion ?

J’ai beaucoup lu Freud durant mes deux premières années d’université, un peu moins par la suite. C’est un auteur que j’ai assimilé assez rapidement et assez jeune, un peu comme Sartre, même si l’effet a été sur le moment moins spectaculaire. Sa démarche et sa pensée m’ont été immédiatement familières. La psychanalyse était dans l’air du temps intellectuel, c’était bien avant Le livre noir de la psychanalyse et l’avènement des sciences cognitives. Je me reconnaissais dans l’être clivé que Freud décrivait et dont il analysait le fonctionnement psychique. Par la suite, en lisant Castoriadis et en travaillant sur lui, j’ai approfondi les questions dont traite la psychanalyse, à travers ses analyses sur le rapport intrinsèque entre inconscient et imaginaire radical. Pour Castoriadis, le processus analytique doit permettre de libérer le flux créatif qui structure l’activité de l’imaginaire dans son surgissement radical, au-delà de la seule exigence d’adaptation à la vie sociale. La question de la division du social a été également importante pour moi, Lefort faisant un parallèle entre le clivage psychique et le clivage social.

L’intérêt de Foucault ne m’est apparu que plus tardivement, c’est même relativement récent, à travers en particulier le souci de soi, mais aussi sa réflexion sur la manière de penser l’équilibre toujours instable entre des modes d’assujettissement et des formes de subjectivation qui mobilisent les facultés créatrices de l’individu. Pour Foucault, comme pour Castoriadis, la question n’est pas de savoir si le sujet est mort ou s’il faut continuer à le défendre au nom de principes humanistes. À cet égard, les critiques de Luc Ferry et Alain Renault dans La pensée 68 manquent complètement cet aspect central de la pensée de Foucault. Castoriadis et Foucault pensent, bien que d’une manière assez différente, le sujet comme devenir et projet, autrement dit comme exigence pratico-éthique. Cette question ne relève pas du domaine de la connaissance mais comporte une dimension d’emblée pratique : le soi n’est pas une réalité à connaître mais un être à créer. Les analyses de Castoriadis et de Foucault m’ont servi pour parvenir à penser la création de soi à travers l’écriture de soi, de manière indirecte sans doute, mais également essentielle à bien des égards.

Dans les deux livres dont nous parlons, la mémoire est très présente, à travers les souvenirs, la création de soi ou la dimension politique, dont parle Edward Saïd par exemple. Quelle place donner à la mémoire, notamment chez Nabokov, dans la question de l’invention de soi ? Écrire, est-ce pour s’inscrire dans l’histoire personnelle et collective, ouvrant dans la notion d’exil une double dimension, spatiale et temporelle, géographique et historique ?

J’ai une très bonne mémoire, elle ne me pèse pas de trop et rend possible ma projection vers l’avenir. Quand on se souvient bien de son passé, ou plus exactement que son passé continue de vivre en nous sous les bribes d’images sauvages, on s’ouvre plus facilement à l’avenir et on assume plus ouvertement sa part de créativité, qui sinon reste inhibée à l’ombre des refoulements archaïques. J’ai fait une analyse pendant plus de dix ans, cela m’a sans doute aidé. Je me sentais bien dans le processus analytique, c’est une forme d’anamnèse qui me convient. Notre part de pathologie est aussi ce qui nous sauve. Dans son autobiographie, Doris Lessing dit qu’un enfant doit défendre sa réalité contre celle que les adultes cherchent à lui imposer. C’est le même combat pour conserver intacte la force créatrice que recèle la mémoire.

Nabokov avait une mémoire hypertrophiée, il rencontrait de grosses difficultés pour s’endormir car il n’arrivait jamais à faire abstraction du flux d’images que son psychisme créait et ne parvenait donc que très difficilement à s’abandonner au sommeil (à partir d’un moment il a du prendre des somnifères). Il éprouvait de véritables hallucinations. Mais il n’a jamais décrit cela comme une souffrance, bien davantage comme une source de créativité intarissable. Sans cette hypertrophie mnésique, Nabokov n’aurait jamais écrit ce qu’il a écrit et sous la forme dans laquelle il s’est exprimé. Le titre américain de son autobiographie parle de lui-même : Speak, memory ! (ceci dit, la traduction française est très belle aussi : Autres rivages). Laisser parler la mémoire pour qu’elle puisse exprimer son potentiel créateur… Nabokov ne supportait pas la psychanalyse, cela se comprend en un certain sens à la lumière de son projet poétique : la démarche analytique présente le risque d’amenuiser ce qui fait le caractère singulier d’un individu et de son passé, en voulant l’insérer à tout prix dans de lourdes catégories génériques. La valeur que l’on doit accorder à une vie se loge aussi dans les détails…  Il faut de toute façon faire confiance aux caractéristiques singulières des individus, à leur idiosyncrasie, et ne pas immédiatement ranger ce qui apparaît comme des traits singuliers dans la catégorie des pathologies à charge pour les psychologues de traiter.

Vous évoquez dans Profession : philosophe, vocation : écrivain. Imaginer et créer des projets d’écriture littéraire et autobiographique. Est-il possible d’en savoir plus ? Comment cela s’inscrit dans votre parcours intellectuel et quelle forme souhaitez-vous que cela prenne ?

Greil Marcus, « Lipstick Traces » (Editions Allia, 1998)

Plus le temps passe, et plus j’éprouve le besoin de revenir sur ce que je vis et sur ce que je pense, de me pencher sur la manière dont s’articule ma vie et ma pensée. Mais je ne sais pas si cela prendra une tournure véritablement autobiographique. J’ai travaillé dernièrement sur le rapport entre philosophie et autobiographie dans le cadre d’un colloque que j’ai organisé avec Manuel Cervera-Marzal à l’université de Nanterre. Cela m’intéressait de comprendre les raisons pour lesquelles les philosophes éprouvent en général une forte réticence à lier la vie et la pensée. Les biographies des philosophes sont rarement considérées par les philosophes eux-mêmes comme dignes d’intérêt et rares sont les philosophes contemporains à avoir écrit des textes s’apparentant de près ou de loin à une autobiographie. Je ne sais pas encore si je vais continuer dans cette direction pour en faire un travail de plus grande ampleur. J’aimerai aussi écrire sur la vie des autres, et même écrire la vie d’un autre, pourquoi pas une biographie. J’ai aussi une idée de livre sur la musique – la new-wave et le post-punk du début et du milieu des années 1980 – cela reste encore vague mais j’ai quelques ébauches qui me traversent assez régulièrement l’esprit. Il pourrait s’intituler Underground. L’histoire secrète des années 80, en référence au livre du journaliste et critique américain Greil Marcus, Lipstick traces. Une histoire secrète du XXe siècle, dans lequel celui-ci relie le mouvement Punk aux avant-gardes artistiques qui ont marqué le vingtième siècle, comme Dada ou l’Internationale Situationniste.

Je viens également de travailler sur Nicole Loraux, l’historienne spécialiste du monde grec, dans le cadre d’un colloque qui lui est consacré, en particulier la question du lien entre la place de l’historien à partir de sa situation présente et l’objet de sa recherche qui est le passé. Dans la tragédie, il y a selon elle quelque chose d’anti-politique que la politique dans son aménagement institutionnel refuse précisément d’entendre : la tragédie dit le deuil ineffable, elle laisse entendre les voix endeuillées qui refusent de se taire, – Loraux met en rapport cette plainte qui peine à se faire entendre, même lorsqu’elle devient audible, avec les manifestations silencieuses des mères en Argentine (« les Mères de la place de Mai » à Buenos Aires) qui pleuraient la disparition de leurs enfants pendant la dictature des généraux (1976-1983). D’où la proximité entre l’oubli, au sens négatif de l’amnésie, et l’amnistie, qui semble nécessaire pour réconcilier et commencer quelque chose de neuf mais qui en même temps fait silence sur la douleur des victimes. On dit de manière complaisante, comme si c’était une évidence, que nous serions entrés dans l’ère de la victimisation alors qu’au contraire tout est fait pour conjurer l’expression de ces plaintes. On le voit avec les profondes résistances que continuent de susciter le mouvement « Me Too » et l’aveuglement des instances dominantes dans le monde du cinéma au sujet du sexisme et de la violence faite aux femmes, dans un mélange inextricable de cynisme et de stupidité. Même si on ne travaille pas philosophiquement ces questions, on n’écrirait pas si on n’était pas marqué par cette douleur.

Par ailleurs, j’ai lu récemment la biographie de Susan Sontag écrit par Benjamin Moser (éd. Christian Bourgois). Il parvient à articuler remarquablement la vie, la pensée et l’œuvre de Sontag à partir d’archives inédites. Dans sa critique du livre publiée dans Libération, Philippe Lançon dit que cette biographie donne peut-être la part trop belle aux événements les plus personnels de la vie de Sontag (ses rapports intimes avec les autres, sa vie amoureuse…), ce qui ne l’empêche pas lui aussi d’admirer le livre de Moser. Mais Sontag a elle-même tellement refusé de séparer sa vie et sa pensée qu’il est difficile pour un biographe de ne pas aller dans ce sens s’il cherche à lui être fidèle.  Comment apprendre à voir le monde et à comprendre le sens des œuvres sans immédiatement projeter dessus une grille interprétative, tout en assumant dans le même temps l’idée que ce n’est qu’à travers des textes et des images qu’on peut saisir quelque chose du monde dans lequel nous vivons et du sens des œuvres que nous aimons ? C’est la question difficile à laquelle Susan Sontag s’est efforcée de répondre. J’aimerai également m’y confronter.

Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey

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