Philosophie

« On n’a plus de raison, quand on n’espère plus d’en trouver aux autres »

Portrait de François de La Rochefoucauld (gravure, détail)

« Ce qui nous empêche souvent de bien juger des sentences qui prouvent la fausseté des vertus, c’est que nous croyons trop aisément qu’elles sont véritables en nous. »

Madame de Sablé et monsieur de La Rochefoucauld échangeaient des maximes depuis plusieurs années lorsque, en 1663, le duc envisagea la publication de ses Réflexions morales. C’était passer à un autre régime de lecture, de la correspondance privée à la littérature. Il allait falloir convaincre le public. Les deux amis, se défiant de leur jugement, eurent l’idée de procéder à une consultation dans le cercle de leurs relations.

Plusieurs de ces lecteurs se montrèrent réticents, ou du moins « pas si persuadés de la corruption générale » que l’auteur des maximes : faire de l’amour-propre l’unique motivation de nos actions, n’était-ce pas exagérer ? N’y a-t-il donc « ni vice ni vertu à rien », demanda madame de Schonberg, et est-il bien vrai qu’on fasse « nécessairement toutes les actions de la vie » —sans choix ni raison, mus par nos seuls penchants ? Beaucoup « assurèrent de bonne foi… », signale le préfacier de la première édition, « …qu’ils savaient, par leur propre expérience, que l’on fait quelquefois le bien sans avoir d’autre vue que celle du bien, et souvent même sans en avoir aucune, ni pour le bien, ni pour le mal, mais par une droiture naturelle du cœur qui le porte sans y penser vers ce qui est bon. » Mesdames de Guymené et de Lafayette ne se soucièrent pas trop de ménager leur ami : de l’avis de la première, « il jugeait tout le monde par lui-même », tandis que la seconde s’exclamait : « Quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur pour être capable d’imaginer tout cela » !

Mon premier mouvement, malgré la sympathie que m’inspire le moraliste, s’accorde avec l’avis de ses premiers lecteurs. Comme la plupart des gens, j’agis et je vis au quotidien avec l’idée qu’il arrive à tout le monde de faire le bien pour le bien. Il me semble que nous ne sommes pas tous également ambitieux, égoïstes ou hypocrites. L’attachement sincère à des valeurs et le soin de ses intérêts ne me paraissent pas inconciliables. Enfin je vois nombre de mes amis en venir avec le temps à tempérer leur orgueil. Que l’amour-propre nous agite, c’est certain, mais je doute qu’il nous domine au point de nous rendre moralement infirmes.

« La plupart des hommes s’exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu’il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s’exposent. »

Cependant je me demande si cette vision rassurante ne repose pas sur un malentendu. Entendons-nous bien par « vertu » la même chose que le duc ? Et ne sommes-nous pas nous-mêmes plus exigeants, à la réflexion et en situation, que nous ne le disons spontanément ?

Première page des « Maximes et sentences morales » de La Rochefoucauld (première édition, 1665)

Ainsi, je crois que mon ombre ne serait pas particulièrement flattée d’entendre faire mon éloge funèbre en ces termes : « Il eut des ambitions, mais sans y consacrer tout son temps et toute son énergie. Il aimait le loisir en compagnie de ses proches, à qui il rendait volontiers service. Il avait peu de préventions, ne jugeait qu’après réflexion, reconnaissait volontiers ses erreurs. Il ne mentait qu’en cas de nécessité. Dans la mesure du possible, il tenait ses promesses. Il s’efforçait d’être équitable et impartial. Il a toujours voté en tenant compte de l’intérêt général. Il lui est arrivé de faire des dons. Il n’a jamais fait de mal à personne, du moins intentionnellement. » Que conclure d’un tel discours ? Certainement pas que celui qui en est l’objet a été vertueux. Les qualités énumérées sont sans doute estimables, mais rien de remarquable, encore moins d’admirable : on pourrait en dire autant de tout le monde, ou presque. Cette honnêteté moyenne est la moindre des choses.

De même, supposons qu’un médecin me soit recommandé ainsi : « Le docteur X. prend le temps d’examiner attentivement ses patients et de leur fournir des explications précises ; il a de l’expérience, et son diagnostic est sûr ; il pratique des tarifs raisonnables ; ses collègues l’estiment ; aucun patient ne s’est jamais plaint de lui. » Je reconnais que ce seraient pour moi de bonnes raisons de m’en remettre sans inquiétude aux bons soins de cet honnête praticien.

Mais si j’étais atteint d’une grave maladie nécessitant un traitement long et délicat ? Je crois que je demanderais des garanties supplémentaires —que par exemple le docteur X. multiplie les contrôles et les examens ; qu’il prend le temps de s’assurer que ses patients ont bien compris ses explications ; qu’il continue à se former en travaillant à l’hôpital et en suivant de près l’actualité de la recherche ; qu’il ne craint pas de demander leur avis à ses collègues ; que ces derniers l’estiment assez pour le consulter régulièrement et pour lui adresser leurs propres patients ; qu’enfin il prend très au sérieux les inquiétudes de ses patients, et se remet volontiers en cause quand elles lui semblent légitimes.

Un individu n’est pas vertueux du simple fait qu’il se conforme dans une certaine mesureaux principes de la raison, ou qu’il est mû dans une certaine mesure par des motivations désintéressées : cela, c’est à la portée de tous, et c’est le fait de la plupart des hommes. Il faut encore, me semble-t-il, trois conditions : (1.) que dans ses délibérations et dans ses actions, il fasse prévaloir les considérations éthiques ; (2.) qu’en outre il se montre apte et disposé, lorsque c’est difficile en raison de circonstances adverses, à mobiliser pleinement ses facultés pour trouver le moyen de maintenir malgré tout cette prévalence —autrement dit qu’il en assume les coûts et les risques mentaux et sociaux ; (3.) enfin que cette disposition demeure stable au cours du temps.

La seconde clause, quand elle est satisfaite, augure bien de la troisième : de celui qui s’est montré diligent et capable en des occasions difficiles où son intérêt personnel n’était pas en jeu, il est raisonnable de présumer qu’il fera de même en d’autres occasions. C’est de cette confiance que nous témoignons quand nous qualifions quelqu’un de vertueux : manière de dire qu’on peut compter sur lui.

En somme, est vertueux qui mobilise à des fins désintéressées l’énergie et l’ingéniosité ordinairement déployées par l’amour-propre. Au service de ses ambitions, chacun de nous « court la terre et les mers », déplace des montagnes, prend des risques, endure angoisses, déconvenues et vexations, persévère sans se décourager, délibère scrupuleusement, saisit la moindre opportunité, envisage toutes les éventualités, improvise mille expédients : la vertu est d’en faire autant pour ses amis ou pour une bonne cause. On conviendra qu’ainsi comprise, douter qu’elle soit chose commune n’a rien de déraisonnable.

« La plupart des gens ne jugent des hommes que par la vogue qu’ils ont, ou par leur fortune. »

« Pour bien savoir les choses, il faut en savoir le détail ; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites. »

Nous décernons pourtant le titre de vertueux à tout un chacun, pour peu qu’il ne commette aucune faute. Sans doute cette indulgence est-elle en partie intéressée. Comme le suggérèrent certains des amis de la marquise de Sablé, il y a des chances que soit juge et partie celui qui se récrie à la lecture des Réflexions morales : ne s’agit-il pas pour lui de couvrir la réalité peu reluisante de sa propre vie morale ? « Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le cœur de l’homme, c’est que l’on craint d’y être découvert. »

Mais des difficultés cognitives sont également en cause. Ce que nous savons d‘autrui, nous ne le savons que de loin. La pleine mobilisation des facultés, caractéristique de la vertu (2.), est difficilement constatable ; au mieux, elle se devine : on voit les actes avec leurs conséquences, non le détail des délibérations qui les ont inspirés. C’est pourquoi notre jugement va au plus court, de la clause (1.) à la clause (3.) sans médiation : d’une conduite impeccable, nous concluons que son auteur est irréprochable, ou de ses bonnes actions qu’il est généreux, comme inversement, d’un échec ou d’un écart, qu’il est incompétent, faible ou dépravé —oubliant que « …ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes. » En conséquence, faute de raisons solides d’imputer vertus ou vices à autrui (2.), c’est en fonction de nos sympathies que nous jugeons : ce qui vient de nos ennemis est pris en mauvaise part ; nos amis ont le bénéfice du doute. À quoi s‘ajoutent les caprices de notre humeur, sans compter le jeu de l’intérêt et de la mauvaise foi.

Portrait de Madeleine de Souvré, marquise de Sablé. Dessin réalisé en 1621 par Daniel Dumonstier (1574-1646)

Le hasard est aussi de la partie : « Quelques grands avantages que la nature donne, ce n’est pas elle seule, mais la fortune avec elle qui fait les héros. » Notre pente étant en effet de juger des hommes par l’événement, nous nous laissons abuser par les circonstances : la chance peut durablement sourire à un étourdi qui, sans y être pour rien, en dépit de sa complète ineptie, multipliera les succès inespérés dans des situations épineuses : il passera pour un héros. Inversement, la malchance peut plonger le plus avisé des hommes dans la honte ou l’obscurité : « Il y a une infinité de conduites qui paraissent ridicules, et dont les raisons cachées sont très sages et très solides. » Les réputations ne dépendent pas moins du hasard : des événements eux-mêmes, nous ne savons en effet que ce qui s’en raconte ; or selon la position et la qualité des témoins, se diffusent des rumeurs dont le lien avec les faits est pour le moins contingent : « Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne. »

« Nous avons plus de paresse dans l’esprit que dans le corps. »

Il n’est donc pas facile de juger de la valeur d’un homme. Pour autant, ce n’est pas impossible. Car s’il est vrai que nous sommes rarement bien placés pour juger en connaissance de cause des actions d’autrui, il peut nous arriver de l’être, comme lorsque nous délibérons en commun avec lui ; et pour peu que nous le fréquentions de longue date, ses motivations peuvent être assez sûrement devinées, sa situation, ses intérêts et ses goûts nous étant bien connus. Mais encore faut-il que nous nous donnions la peine d’y réfléchir sérieusement. Or, comme en toutes choses, la paresse —variante la plus ubiquitaire et la plus insidieuse de l’amour-propre— tend à réduire notre dépense d’énergie mentale au strict minimum : aimant deviner d’un coup d’œil, vite lassés d’examiner les choses en détail, prenant plaisir à savoir bien plus qu’à chercher, c’est souvent à la légère que nous nous prononçons sur autrui.

Rien d’étonnant donc si nous sommes facilement dupes des imposteurs. Cependant, cette universelle frivolité offre un certain confort : que les circonstances me fassent apparaître plus méritant que je ne pensais, qu’on me loue, qu’on me fasse une réputation flatteuse, qu’on songe à moi pour une promotion ou une mission prestigieuse : vais-je publier un démenti ? Le plus expédient sera de laisser dire : y trouveront leur compte et ma paresse, et mon intérêt, et ma vanité —et même ma bonne conscience, puisque j’aurai trompé mon monde sans avoir à mentir.

Bien plus qu’à l’hypocrisie, somme toute assez rare (sauf chez les philosophes et les faux dévots) c’est à cette complaisance généralisée que s’en prend La Rochefoucauld. En effet, un moyen sûr de bénéficier de l’indulgence d’autrui étant de lui en témoigner, la légèreté des uns encourage celle des autres, et par suite la nonchalance de tous : quand on peut être vertueux à bon compte, à quoi bon se mettre en frais ? Nous en venons même, à force d’évaluer autrui sur la base de sa seule réputation, à endosser les rumeurs qui nous concernent nous-même. Ce qui n’est pas déraisonnable : pourquoi douter, quand il s’agit de moi, d’une opinion publique à laquelle je me fie toutes les fois qu’il s’agit des autres ? D’ailleurs, me louerait-on, si je n’étais en rien louable ? La Rochefoucauld ne pouvait ignorer que le monde n’est pas peuplé que d’ambitieux et d’orgueilleux. Mais la fatuité ordinaire, toute bénigne qu’elle semble, n’est pas la moins pernicieuse des manifestations de l’amour-propre.

Pages extraites de La Rochefoucauld, extraites de « Maximes et Réflexions morales » (1817)

Pages extraites de La Rochefoucauld, extraites de « Maximes et Réflexions morales » (1817)

« La modération ne peut avoir le mérite de combattre l’ambition et de la soumettre : elles ne se trouvent jamais ensemble. La modération est la langueur et la paresse de l’âme, comme l’ambition en est l’activité et l’ardeur. »

« La bienséance est la moindre de toutes les lois, et la plus suivie. »

S’il ne se manifestait que sous ses formes aiguës, garder notre amour-propre sous contrôle serait chose facile. Négociant un compromis entre poursuite de l’intérêt personnel et attachement à des valeurs, nous lui ferions une place sans nous laisser tyranniser par lui. Orgueil, arrogance, désir de dominer, égoïsme, narcissisme ou mégalomanie sont en effet des passions très visibles du fait de leur caractère excessif, et donc objets d’une vive réprobation sociale. Leur sont opposables aussi bien nos intérêts bien compris que nos jugements réfléchis, ainsi que d’autres passions, plus douces et plus paisibles.

Mais les formes vénielles de l’amour-propre, elles, se dérobent à notre vue et à nos prises. Ainsi, le souci de l’image que nous offrons aux autres est une passion discrète du fait même de son omniprésence. Rares sont les hommes avides de notoriété : mais qui est indifférent à la mauvaise image qu’il pourrait offrir s’il n’y prenait garde, du fait de circonstances jouant en sa défaveur, de malentendus ou d’éventuelles calomnies ? Chacun fait donc en sorte qu’aucune charge ne puisse être retenue contre lui : un scrupuleux respect des convenances fait en général l’affaire.

Ce souci de l’image de soi est de nature sociale : nous avons tous besoin d’inspirer confiance, ne serait-ce que pour l’obtention de postes de responsabilité, dont l’attribution passe en général par une mise en concurrence. Or cette concurrence étant parfois déloyale, il est raisonnable pour chacun de rester sur le qui-vive afin de contrer à temps, voire de prévenir toute tentative visant à le discréditer —d’autant que sur ce point il n’y a pas de position neutre, car il revient au même de dire de quelqu’un qu’on ne s’y fie pas et de dire de lui qu’on s’en défie.

Ce souci est également de teneur morale, en un sens, car chacun aspire à être irréprochable voire louable à ses propres yeux : la bonne conscience —conscience de n’avoir pas démérité ou d’être pour quelque chose dans la production d’un bien— est une condition nécessaire de l’amour de soi, et par suite d’une existence tranquille.

Sur ces deux versants, l’amour-propre se dissimule sous les dehors de la modération et de la prudence. Difficile donc de le combattre de front —alors qu’il garde toutes ses potentialités disruptives, s’il est vrai qu’entre la crainte raisonnable de la désapprobation et la recherche maniaque de l’approbation, la frontière est indécise : d’un moment à l’autre, au gré des circonstances, nous la franchissons à notre insu dans un sens ou dans l’autre.

« L’amour-propre voit parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. »

Dans quelle mesure sommes-nous capables d’échapper à l’emprise de l’amour-propre ? La philosophie antique proposait concepts, règles de vie et exercices ad hoc. L’école stoïcienne faisait même de ce combat l’enjeu principal de la vie philosophique : passé maître dans la pratique des exercices spirituels, le sage stoïcien était censé contrôler ses affects au point de s’être dépris de toute motivation égocentrée. Mais elle ne dissimulait pas ce qu’il y avait là d’héroïque : à l’instar d’Héraclès accablé de travaux, le philosophe-progressant devait mobiliser chaque jour à nouveau toutes ses forces psychiques contre des monstres sans cesse renaissants, ses démons intérieurs, avec pour seules armes les ressources de la philosophie et de la rhétorique.

Portrait de François de La Rochefoucauld (1836)

Le sage restait maître de lui-même en toutes circonstances parce que ses jugements réfléchis faisaient autorité à ses propres yeux. On peut juger cela trivial, mais ce serait à tort : qui ignore que chacun est pour lui-même un auditeur obtus, distrait et souvent rétif ? La sagesse consistait donc non seulement à disposer de raisons solides (tirées de la doctrine de l’école), mais aussi à les considérer sérieusement, ce qui impliquait qu’on se les présente à soi-même sous des dehors au moins aussi persuasifs que nos mauvaises raisons de nous laisser aller. D’où l’utilité morale de la rhétorique : la vertu, c’était d’abord savoir se parler à soi-même —donner toute leur force à ses arguments, et surtout trouver les mots justes et les images frappantes susceptibles de fixer l’attention, rester en mémoire et orienter durablement le regard.

Sur ce point, La Rochefoucauld se montre pessimiste. Car nos bonnes raisons de bien agir, encore faudrait-il les avoir à l’esprit au bon moment, en pleine action, quand il s’agit d’improviser sur le champ en réponse à des circonstances imprévues —par exemple dans le tumulte des batailles, ou lors d’une négociation contestée. Or notre amour-propre surclasse alors notre raison : en toute situation, ce qui en un coup d’œil attire mon attention, malgré moi et indépendamment de tout calcul, c’est ce que j’y gagne, ce que j’y perds, les risques que je cours, les opportunités qui s’offrent à moi, et surtout la manière dont, à mon avantage ou à mes dépens, sera affectée ma réputation. L’amour-propre est à fleur de peau, car il est moins une passion parmi les autres que l’orientation la plus générale de notre sensibilité : « …dans ses plus grands intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout. »

Or l’esprit humain est ainsi fait que le peu qu’il voit l’aveugle sur tout le reste. Sans doute le philosophe peut-il prendre du recul, faire le point, se remémorer ses principes, scruter ses raisons de plus près, en envisager de meilleures : mais toujours après coup, et donc trop tard. Se convaincre soi-même est aisé la plume à la main ; sur le terrain, nos propres harangues nous sont inaudibles : nous ne songeons même pas à les écouter. Y songerait-on, d’ailleurs, que ce serait en vain, car nos passions et nos intérêts, s’enchantant de l’objet de leur désir, le parant de tous les charmes, s’en délectant par avance, en gros et en détail, le rendent irrésistible : « Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles ; et l’homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui n’en a point. »

Sans doute n’est-il pas absolument impossible de leur résister, par exemple en se forçant à visualiser précisément les perspectives moins séduisantes, mais plus appréciables, recommandées par la raison. Mais il nous faudrait nous résigner à déchanter, ce que nul ne fait volontiers —et mobiliser une énergie mentale considérable, déjà accaparée par l’amour-propre, et que du fait de notre paresse foncière nous aimons économiser.

Pas de vertu sans dépassement de l’amour-propre, pas de dépassement de l’amour-propre sans une rare vertu. Pour La Rochefoucauld, tout homme est irrémédiablement prisonnier de lui-même. Quant aux philosophes stoïciens, qui se prétendaient émancipés, leurs exploits, faits pour être admirés, procédaient moins à ses yeux de la raison que de la vanité de passer pour supérieurement raisonnable —de poser au héros, au demi-dieu ou au saint habité par la grâce : « Les philosophes, et Sénèque surtout, n’ont point ôté les crimes par leurs préceptes : ils n’ont fait que les employer au bâtiment de l’orgueil. »

Portrait présumé de la marquise de Sablé, par Louis Elle (1612-1689)

« Un véritable ami est le plus grand de tous les biens et celui de tous qu’on songe le moins à acquérir. »

On pourrait objecter que notre duc prenait lui aussi la pose. Grand seigneur toisant de haut l’humanité vulgaire, méprisant sa légèreté, n’était-il pas un peu trop satisfait de se montrer plus lucide qu’elle ? On pourrait aussi soupçonner que sa stratégie intellectuelle ne différait guère de celle des stoïciens : poser d’abord en principe des exigences exorbitantes, puis faire mine de s’étonner que les humains ne soient pas à la hauteur —n’était-ce pas exactement sa démarche ?

Mauvaise querelle, me semble-t-il. La Rochefoucauld ne raisonnait pas en philosophe : ce qu’il entendait par « vertu », c’était tout bonnement l’ensemble des attentes que nous avons tous, dans la vie sociale et politique ordinaire, à l’égard des détenteurs de charges publiques. Rien de plus banal que la dénonciation de leur incurie ou de leur impéritie, ou que les louanges (souvent des flatteries) vantant leur dévouement, leur zèle et leur habileté. Ces attentes ne deviennent irréalistes que lorsque nos jugements, au lieu de s’appuyer sur l’examen détaillé des attendus de leurs décisions, s’inspirent de purs effets d’image ou d’aura : dès lors, la vertu apparaît comme une qualité intrinsèque des personnes —pureté du cœur, intuition infaillible, force de caractère ou vision prophétique— attribuable, selon les cas et les contextes, à un heureux caractère, à une ascendance prestigieuse, à une méditation géniale ou à la grâce de Dieu.

La Rochefoucauld était sans complaisance pour ces fantasmagories, que tous les imposteurs, philosophes ou faux dévots, héros à la mode ou pères de la nation, exploitent pour leur bénéfice personnel. Qu’il y ait des vertus, c’était pour lui à entendre en un sens descriptif : il se trouve que certains, dans certaines situations, ont agi exemplairement : c’est un fait. Il se trouve que certains l’ont fait régulièrement, que certains même n’ont jamais agi différemment : autre fait. Mais il n’en concluait pas que certains hommes seraient par essence vertueux, d’autres par essence vils et bas. Et si la vertu lui semblait rare, c’était encore en un sens descriptif : à bien scruter actions et évènements, c’est un fait que les plus remarquables s’avèrent bien plus fréquemment qu’on ne voudrait l’effet de l’intérêt, de l’humeur et de la chance.

À ses yeux, il n’y avait pas lieu de s’en scandaliser. À quoi bon dénoncer l’amour-propre ? Pourquoi vouloir l’éradiquer ? Autant se proposer de changer la nature humaine : les hommes sont ce qu’ils sont, des animaux sociaux inquiets de leur image, avides de reconnaissance, perpétuellement soucieux d’instruire et de tenir à jour un dossier en leur faveur. Pour La Rochefoucauld, le problème était ailleurs ; ce n’était pas tant le cœur des hommes qu’il fallait blâmer que leur jugement : notre dossier personnel n’a pas de lecteurs sérieux.

L’approbation publique étant de ce fait à peine plus qu’une loterie, chacun a bien moins intérêt à être à la hauteur de ses responsabilités qu’à en donner l’impression, ou même seulement à donner l’impression qu’il pourrait l’être. Mais si inversement chacun de nous pouvait compter sur des juges perspicaces et sans complaisance —cela peut se rencontrer, s’il est vrai qu’il est plus gratifiant d’être critique à l’égard d’autrui qu’à l’égard de soi-même— la vertu ne serait reconnue que preuves à l’appui, et la concurrence des ego se ferait émulation.

Donner ses chances à la vertu relève donc d’une entreprise collective : chacun de nous vaut ce que valent ses amis. De ce qu’on peut attendre d’eux, le duc savait quelque chose, lui qui confiait dans son autoportrait : « La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. J’aime qu’elle soit sérieuse et que la morale en fasse la plus grande partie […] J’aime la lecture en général ; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l’esprit et fortifier l’âme est celle que j’aime le plus. Surtout, j’ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d’esprit ; car de cette sorte on réfléchit à tous moments sur ce qu’on lit, et des réflexions que l’on fait il se forme une conversation la plus agréable du monde, et la plus utile […] J’ai une si forte envie d’être tout à fait honnête homme que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m’avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connaissent un peu particulièrement et qui ont eu la bonté de me donner quelquefois des avis là-dessus savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable, et toute la soumission d’esprit que l’on saurait désirer. »

© Eric Dumaître

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