Philosophie

Les conversations politiques : embûches et dérives

Echauffourées au Parlement turque

Comme beaucoup de mes concitoyens, j’aime parler politique avec mes amis. Mais une déconvenue récente me fait douter : dans quelle mesure est-ce possible de façon satisfaisante ?

Notre soirée entre amis avait bien commencé. Comme nous nous connaissons depuis longtemps, chacun de nous supporte de bon cœur les travers des autres. Nous nous voyons peu, mais régulièrement, ce qui limite les risques de lassitude ou d’éloignement. Pourtant, ce soir-là, la discussion s’est peu à peu tendue, au point qu’en fin de soirée nous nous sommes quittés irrités et maussades. Rien de grave, ni aigreur ni ressentiment : aucun doute que nous nous reverrons bientôt. Mais nous ferons attention. Attention à quoi, au fait ?

Ma conception de ce que serait une conversation politique satisfaisante n’a rien d’original : il s’agirait de commenter la conjoncture politique —évènements, tendances, perspectives, opportunités et risques collectifs— de façon à évaluer les décisions prises par les pouvoirs publics, ainsi que les alternatives envisageables. Idéalement, les échanges s’appuieraient sur des faits établis, discutés à la lumière de valeurs explicites, le tout formulé dans un langage sans trop d’équivoques.

Sur tous ces points, mes amis et moi-même sommes en bonne position, car si nous prenons toujours plaisir à nous voir depuis plusieurs décennies c’est, outre la sympathie, parce que nous partageons les mêmes valeurs, même si chacun de nous a ses priorités et ses lubies. Sur le plan factuel, nos niveaux d’information sont à peu près les mêmes, variables selon les sujets, mais généralement un peu plus que minimaux. Et surtout, comme nous n’avons pas les mêmes lacunes, et que chacun fait confiance aux autres pour ne pas parler à la légère, tout se passe comme si nous disposions d’un savoir commun : je crois volontiers ce que mes amis disent savoir et j’en use comme si je le savais moi-même. Tout devrait donc bien se passer entre nous. Or ce n’est pas toujours le cas.

En matière politique, il ne suffit pas de s’accorder sur les faits et les valeurs pour discuter sereinement. Sur le chemin du retour, réfléchissant au tour pris par notre conversation, j’en vins à me demander si n’était pas en cause le type de question que se posent les citoyens d’une démocratie représentative : ne s’agit-il pas toujours, de près ou de loin, de savoir s’il conviendra aux prochaines élections de reconduire au pouvoir ses détenteurs du moment ? Or cela revient fréquemment à se demander si la nation leur est redevable des effets heureux de leur politique (quand du moins elle en a produit). Je suis conscient que cette formulation peut sembler étrange : s’il est avéré que telle décision a été prise par tel homme politique, avéré aussi qu’elle a eu de bons effets, pourquoi ne pas les porter à son crédit ? Il y a des raisons spécifiques de s’en abstenir qui, je me propose de le montrer ici, ne sont pas pour rien dans le cours ordinaire des conversations politiques.

Les arguments de neutralisation

Je prie mon lecteur de bien vouloir se montrer patient : un détour par la criminologie, avant d’en revenir à la politique, s’avérera éclairant (certaines mauvaises langues suggéreront que ce n’est pas un détour, mais tel n’est pas mon propos).

David Matza

En 1957, les sociologues Sykes et Matza proposèrent un modèle explicatif de la délinquance juvénile. Il leur importait de ne pas attribuer les comportements déviants —comme il était alors courant— à une déficience morale, à une irrationalité foncière du délinquant ou à un rejet de l’ordre social établi. En réalité, observent-ils, la plupart des délinquants jugent eux-mêmes leurs propres délits répréhensibles. Les normes auxquelles ces derniers contreviennent leur sont connues ; ils en comprennent le sens et l’importance ; surtout, ils y adhèrent : le voleur, dans la plupart des cas, est sincèrement attaché au principe de respect de la propriété d’autrui. La délinquance, au moins dans ses premiers stades, est une réalité paradoxale : une suite d’infractions délibérées à des valeurs et à des normes que prend à cœur l’auteur de ces infractions.

La solution proposée par les deux sociologues s’inspire de l’expérience des professionnels du maintien de l’ordre, lesquels constatent que les délinquants mobilisent fréquemment des techniques de neutralisation du sentiment de culpabilité —des arguments destinés à nier, non les faits qu’on leur reproche, ni la qualification juridique ou morale de ces faits, mais l’indignité éthique qui semble en découler. Il arrive que ce discours soit tenu de mauvaise foi, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent : en général, les délinquants parviennent à se convaincre que, bien qu’auteurs des délits qui leur sont reprochés, ils ne sont pas tout à fait coupables. Et il n’est pas rare que ces mêmes arguments soient repris par des tiers, y compris des juges, car en certaines situations ils peuvent plausiblement apparaître pertinents à un spectateur impartial.

Sykes et Matza identifient cinq techniques de neutralisation principales :

(1.) Le déni de responsabilité : le délinquant, ou celui qui entreprend de le défendre, peuvent arguer du fait que son histoire de vie, son milieu social ou sa situation économique ne lui ont pas laissé le choix. Pour améliorer sa condition, ne disposant d’aucune autre ressource, il devait procéder illégalement.

(2.) Le déni de la victime : celle-ci peut être présentée comme ayant eu une attitude provocatrice, encourageant et en un sens méritant l’agression qu’elle a subie. La victime de viol est présentée comme aguicheuse, comme fréquentant des lieux où sa présence est déplacée à certaines heures ou comme notoirement immorale ; le propriétaire de la voiture volée l’avait garée au pied d’un immeuble de logements sociaux ; la porte de l’habitation cambriolée avait été laissée grande ouverte sur la rue ; etc.

(3.) Le déni du dommage : pour sa victime, prétend le violeur, ce qu’il lui a fait subir n’avait rien de traumatisant, et elle semble même l’avoir subi sans déplaisir ; la voiture volée sera remboursée par l’assurance contractée par son propriétaire ; la valeur des marchandises dérobées dans un magasin est insignifiante, comparée aux bénéfices réalisés par le commerçant ; etc.

(4.) La mise en accusation des accusateurs : tout le monde dans cette société, dénonce le délinquant, se livre à des activités illégales : sa propre déviance n’a que le défaut d’être visible. Les hommes politiques sont corrompus, les citoyens cachent une partie de leurs ressources au fisc, les salariés usent de leur temps de travail ou des ressources de l’entreprise à des fins personnelles, etc.

(5.) L’appel à des loyautés supérieures : c’est, dit-il, pour venger ou pour défendre un ami que le délinquant s’est livré à des voies de fait ; pour payer les soins médicaux dont un proche avait besoin qu’il a dérobé une somme d’argent ; par solidarité avec son groupe de camarades qu’il a pris part à une émeute ou à un cambriolage ; etc.

Je ne sais si cette liste est exhaustive. Je ne sais pas non plus si ces techniques de neutralisation ont pour effet d’encourager la récidive, ou au contraire de faciliter la réinsertion des délinquants. Enfin, j’ignore à quel point celui qui mobilise de tels arguments pour lui-même est vraiment convaincu par eux : tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils sont assez fréquemment avancés dans l’espace public (par exemple pour protester contre des politiques répressives de maintien de l’ordre) pour qu’il soit raisonnable de leur supposer une certaine efficacité rhétorique. Maintenant, ce qui m’intéresse davantage, c’est de montrer que d’autres techniques de neutralisation, comparables mais de sens contraire, sont d’un usage tout aussi courant, mais cette fois dans le domaine politique.

Là, pour des raisons évidentes, jouent peu les neutralisations répertoriées par Sykes et Matza, lesquelles sont de teneur judiciaire, liées à des jugements rétrospectifs sur des actes commis par un individu, tandis que les discussions politiques concernent l’avenir de la collectivité. D’autre part, qu’un politicien soit mis en cause pour des fautes avérées, il y a peu de chances qu’il trouve des défenseurs, même dans son propre camp : ses alliés sont aussi ses concurrents, et leur premier souci sera de se désolidariser de lui. Enfin, le métier d’homme politique étant de revendiquer l’exercice de responsabilités publiques, on imagine mal un gouvernant déclarant à l’opinion que c’est contraint et forcé qu’il a pris ses mauvaises décisions, qu’il ne faut pas exagérer leur nocivité, que les citoyens méritaient les dommages qu’ils ont subis, que l’incurie et l’impéritie des hommes politiques sont la règle ou qu’il y a des valeurs supérieures à l’intérêt commun !

C’est dans la situation inverse que des techniques de neutralisation sont mobilisées. En période pré-électorale (c’est à dire la majeure partie du temps) l’un des enjeux des débats politiques est de déterminer dans quelle mesure son bilan joue en faveur du politique qui, au terme de son mandat, se présente de nouveau devant les électeurs. J’envisage une situation idéale : supposons qu’il soit établi que certaines de ses décisions ont eu de bons effets, selon des critères généralement acceptés. Même si, tout bien considéré, sa réélection ne s’impose pas, il paraît raisonnable de juger que son bilan constitue une bonne raison de lui faire confiance à l’avenir. Pourtant, un tel jugement peut être aisément neutralisé et, de fait, l’est fréquemment.

Les techniques de neutralisation alors mobilisées sont les symétriques des précédentes :

(1.) Le déni d’initiative  : d’une décision politique en apparence louable, il est souvent possible de prétendre qu’en réalité son auteur n’avait pas le choix —que la décision lui ait été imposée par la pression de l’opinion publique, par les militants de son parti, par ses alliances ou ses promesses électorales, par les engagements pris par ses prédécesseurs ou par les institutions internationales. Quoiqu’il en dise, le bien qu’il a finalement contribué à produire lui était indifférent, mais il ne se trouvait pas en position de suivre sa propre ligne politique.

(2.) Le déni des bénéficiaires : on peut nier que ceux qui tirent avantage d’une décision politique lui en soient redevables, lorsqu’on a des raisons d’estimer qu’ils y avaient inconditionnellement droit. Leur rendre ce qui leur était dû, dira-t-on, est la moindre des choses : rien qui mérite éloge ou gratitude. Et si le politique concerné se trouve avoir tardé à prendre cette décision, il est loisible de l’accuser de s’être longtemps rendu complice d’une injustice.

(3.) Le déni du bienfait : un progrès peut toujours être minoré par comparaison. On estimera que c’est peu de chose par rapport à ce qui aurait pu être fait, à ce qui a été fait ailleurs, à ce que prévoient les programmes des adversaires politiques, à la gravité des problèmes, aux investissements réalisés dans d’autres domaines ou à l’ampleur des moyens disponibles.

(4.) La banalisation de la décision : une bonne décision politique semble nettement moins admirable quand on peut montrer que des décisions comparables sont prises par les responsables politiques de nombreux pays, ou inscrites dans les programmes des autres partis politiques, ou encore dans le prolongement de la politique des gouvernements précédents.

(5.) Les motivations sous-jacentes : qu’une décision produise de bons effets n’implique pas que le décideur visait à les produire. Il pourrait ne s’agir que d’effets collatéraux de politiques inspirées par de tout autres considérations. La réalisation d’une avancée sociale peut viser à séduire une partie de l’électorat, à rationaliser des processus bureaucratiques, à ouvrir un nouveau marché à certains acteurs économiques, à procéder à des économies budgétaires, à relancer la consommation des ménages, etc. Sans doute de tels objectifs peuvent-ils être vus comme des biens ; mais ils ne s’identifient pas au bien mis en avant quand la décision est louée.

On voit que la mobilisation de telles neutralisations a pour effet, non de nier la valeur des décisions prises, mais de suggérer qu’il serait déraisonnable de se montrer optimiste quant à la probabilité que leur auteur en prenne de comparables à l’avenir. Elles suggèrent même que la circonspection est de rigueur. Ces arguments n’ont rien d’illégitime, d’autant que ne sont pas rares les situations où leur pertinence est plausible. D’ailleurs, étant d’emploi fréquent, ils nous sont familiers. Mais ce que je voudrais souligner ici, c’est la façon dont ils affectent la teneur et le cours des conversations politiques.

George Grosz, Pandemonium (1919)

L’intrication des questions

Ils ont d’abord pour effet un insensible obscurcissement de l’enjeu. Supposons que le thème initial de la discussion soit une loi adoptée à l’initiative d’un ministre et que l’enjeu des échanges soit d’évaluer cette loi. Il s’agira d’abord d’en préciser le contenu ; puis d’en recenser les effets, directs ou indirects ; d’examiner dans quelle mesure cette loi, à l’expérience et tout bien considéré, s’est avérée (ou non) une réponse adéquate aux problèmes qu’elle visait à résoudre ; enfin d’envisager les mesures à prendre pour en conforter les effets bénéfiques, tout en en minimisant les nuisances. Au cours de ces échanges, à la mise en commun des expériences et des informations factuelles se mêleront des considérations sur les critères d’appréciation pertinents dans le cas d’espèce. Cela fait déjà beaucoup d’occasions de mises au point et de mésententes.

L’introduction d’arguments de neutralisation en accroît le risque, car un passage subreptice s’opère alors d’une question à une autre. Les neutralisations portent en effet sur les mêmes objets que les arguments initiaux : une décision, ses effets, le ministre qui en est l’auteur. Thématiquement, rien ne change : on parle bien de la même chose et il s’agit dans les deux cas de procéder à une évaluation. Cependant, le cahier des charges sous-jacent, celui auquel les arguments de neutralisation apportent des éléments de réponse, est nouveau. On demandait initialement : « La décision prise par ce ministre a-t-elle été bénéfique ? »  On demande maintenant : « Prendre cette décision, cela a-t-il été de sa part une action louable, témoignant de ses vertus politiques ? » Bien que toutes deux puissent être formulées dans les mêmes termes (« Était-ce une bonne décision ? ») les deux questions n’ont pas les mêmes enjeux.

Elles sont pourtant facilement confondues. D’abord parce que leur continuité thématique ne facilite pas leur discrimination —d’autant qu’à l’oral il est difficile de formuler précisément les nuances conceptuelles, surtout lors d’une conversation amicale, où domine l’improvisation— mais aussi du fait que la plupart de nos jugements moraux quotidiens les associent : quand on dit de quelqu’un qu’il a « mal agi », c’est indissociablement pour déplorer les conséquences de son acte et pour dénoncer ses vices de caractère —les deux interagissant, la gravité des conséquences mesurant son degré d’incurie ou de malveillance, lequel en retour fait prendre en mauvaise part le moindre de ses faits et gestes. Pour toutes ces raisons, un même argument, formulé en réponse à l’une des deux questions, risque d’être entendu comme répondant à l’autre.

La question des qualités politiques du décideur demeure en outre fréquemment implicite. Horizon permanent de l’espace public d’une démocratie représentative, elle n’a pas besoin d’être expressément thématisée pour susciter réactions et prises de position : l’éloge d’une mesure prise par un adversaire politique est immédiatement perçu comme un soutien à sa candidature. Et chacun, percevant en quelque sorte son interlocuteur comme un agent électoral, prend lui-même position à ce titre, sans toujours en être conscient : discours citoyen et discours militant fusionnent insensiblement.

Durant une conversation politique, sans s’en rendre compte, un même locuteur peut donc d’une réplique à la suivante passer d’une question à l’autre, comme deux interlocuteurs peuvent du début à la fin avoir à l’esprit des questions différentes —avec pour effets probables la difficulté de comprendre, non tant ce que dit l’autre que ce qu’il veut dire, la question de savoir si « on parle bien de la même chose » et le sentiment que l’interlocuteur est de mauvaise foi. Dure épreuve pour la camaraderie !

De quoi parle-t-on ?

Autre effet de l’introduction de neutralisations dans les échanges : une dispersion des argumentaires. Durant la discussion initiale, le lien des faits ayant valeur d’argument avec l’objet soumis à examen était étroit, car il s’agissait surtout de connexions causales —les causes du problème, les effets de la décision, l’interdépendance des divers facteurs. Mais lorsque des techniques de neutralisation entrent en jeu, s’enrichit considérablement la gamme des données factuelles mobilisées.

En effet, comme les deux types d’arguments se distinguent malaisément, les neutralisations ne se substituent pas aux arguments initiaux : elles se superposent à eux. Une même séquence de la conversation pourra donc mêler des éléments factuels hétéroclites : aux arguments de teneur causale, initialement mobilisés, s’adjoindront considérations sur les motivations et le contexte socio-politique de la décision (neutralisations n°1 et n°5) ou considérations comparatives (n°2 et n°4), initialement hors sujet.

Or ces dernières comportent des axes de comparaison variés —comparaisons historiques et internationales ; comparaisons avec les politiques envisagées par d’autres partis, ou envisageables, ou concevables, ou même seulement imaginables—, chacun d’eux en outre susceptible d’actualisations multiples : si je compare la politique suivie par le gouvernement de mon pays à celle d’un pays étranger, je peux réitérer l’opération ad libitum, en variant les pays, mais aussi les époques, voire les aires de civilisation.

Les sphères d’intervention politique se prêtent à une démultiplication du même genre : tandis que l’examen de la valeur objective d’une décision politique donnée s’effectue dans un domaine circonscrit, celui de la qualité d’un homme politique porte sur tous les domaines et toutes les conjonctures où il s’est trouvé en position de décideur au cours de sa carrière : sera alors mobilisé l’ensemble de son curriculum vitæ, et même éventuellement l’histoire de son parti, incluant celle des alliances politiques passées par ce dernier. Il sera même loisible de retenir contre lui le comportement politique de ses alliés, anciens ou actuels, voire des alliés de ses alliés.

Deux propriétés formelles des techniques de neutralisation concourent encore à la dispersion du contenu des arguments.

D’abord le fait qu’elle sont toutes mobilisables conjointement sans risque de contradiction. Rien n’empêche de taxer un même homme politique tout à la fois d’impuissance, d’incurie, d’étroitesse de vue, de conformisme et de duplicité ! De fait, c’est l’usage. Mais surtout, les neutralisations ayant toutes la même fonction, les éléments factuels pertinents pour l’une d’elles peuvent sans médiation être associés ou succéder aux éléments factuels pertinents pour une autre. D’où l’impression familière que les conversations politiques progressent sur le mode du coq-à-l’âne.

Par ailleurs, l’évaluation éthique du caractère des personnes, ne relevant d’aucune méthodologie scientifique, est intuitive et largement influencée par l’expérience et les options personnelles de celui qui juge. Faute de critères méthodiques de contrôle, les arguments de neutralisation ne peuvent donc qu’être plus ou moins plausibles. Cela ne signifie pas qu’ils soient sans valeur, mais simplement qu’en ce domaine est floue la frontière entre le plus et le moins, entre raison solide et argutie captieuse. L’éventail des arguments recevables dans le cadre d’une conversation politique n’est donc limité par aucune règle épistémique définie —situation propice à l’inventivité rhétorique la plus débridée, d’autant qu’entre amis l’ingéniosité dans la mauvaise foi a parfois le charme cocasse d’un morceau de bravoure.

Tous ces facteurs contribuent à l’impression générale, fréquemment ressentie au cours d’une conversation politique, que les échanges « partent dans tous les sens », au point qu’il devient difficile de savoir « de quoi on parle ». Dans une telle situation, rien d’étrange si chacun a le pénible sentiment que ses interlocuteurs esquivent le débat, voire s’efforcent de le « noyer » sous un déluge de faits hétéroclites. Nouvelle mise à l’épreuve de la camaraderie !

Des élus de la majorité présidentielle se lèvent après une invective lancée par un député de l’opposition, le 24 novembre 2022, à l’Assemblée nationale, à Paris. (QUENTIN DE GROEVE / HANS LUCAS / AFP)

À qui parle-t-on ?

Aux deux précédents s’ajoute un effet de polarisation, favorisé par l’usage hyperbolique des techniques de neutralisation.

Leur portée initiale est en effet limitée, car purement négative. Dans le domaine judiciaire, leur propos peut se résumer ainsi : « Ce n’est pas parce que ce délinquant a commis des crimes ou des délits qu’il est un monstre d’égoïsme, indifférent à toute valeur morale. » Et dans le domaine politique : « Ce n’est pas parce que ce ministre a contribué à la réalisation de telle valeur qu’il est un héros politique : son attachement aux valeurs est faible ou douteux. »

Mais dans le cadre d’une conversation, difficile de résister à la tentation de l’hyperbole. On passera facilement à l’idée que les délinquants sont avant tout les victimes impuissantes d’un ordre social qui, non content de les priver de perspectives et de conditions de vie acceptables, les stigmatise en les condamnant pénalement. Les hommes politiques seront présentés comme des profiteurs, uniquement soucieux de leurs intérêts et de ceux de leur caste.

Plusieurs facteurs contribuent à cette radicalisation. D’abord, le désir de convaincre : susciter une compassion générale pour le sort des délinquants est un bon moyen de disposer son interlocuteur à modérer la défiance que lui inspire tel criminel, tout comme le ressentiment suscité par le cynisme général des élites modère la confiance qu’inspire tel succès politique particulier.

La dynamique des émotions est bien sûr en cause : rien de plus naturel que le glissement de l’indulgence à la complaisance, ou de la méfiance à la défiance. Mais l’imprécision logique du discours oral joue aussi un rôle, car dans l’agitation et la chaleur d’une conversation politique, user de formules distinguant nettement entre : « Tout ce que décide ce ministre ne vise pas le bien commun », et : « Rien de ce qu’il décide ne vise le bien commun » n’est pas plus facile qu’entre : « Ce délinquant a des circonstances atténuantes », et : « Ce n’est pas lui le coupable. »

Notons cependant que le passage à la forme hyperbolique des neutralisations est en réalité bien souvent un retour à la position originelle du locuteur, leur forme atténuée n’ayant été mise en avant qu’à à des fins d’accommodement, éventuellement par politesse.

Mais il arrive aussi que ce passage soit un sous-produit des débats. L’un des interlocuteurs, exaspéré par leur confusion et par la prolifération des arguments hétéroclites, peut être tenté de clarifier et de simplifier la discussion. Le passage à la forme hyperbolique des neutralisations aura pour effet d’expliciter et d’imposer l’enjeu éthique, opérant de ce fait la clarification souhaitée. Et la méfiance à l’égard des élites prenant désormais la forme radicale d’une dénonciation globale —le choix existentiel du soupçon systématique— il ne sera plus besoin de la justifier en détail : il suffira de l’opposer au choix « naïf » de la confiance.

Il peut arriver enfin qu’un interlocuteur en vienne à se convaincre lui-même : ayant abondamment multiplié les données factuelles signalant chacune un cas de malversation politicienne, il peut en venir à conclure, du fait que chacune des innombrables données avancées par lui signale une malversation, que l’ensemble des données accessibles, si on en disposait —mais « on ne nous dit pas tout… »— établirait la corruption générale des élites. Sans doute faut-il avoir le cerveau fatigué ou légèrement enivré pour raisonner ainsi. Mais ne parlons-nous pas de soirées entre amis ?

Une telle radicalisation dégrade les relations entre les interlocuteurs. Dans leur version hyperbolique, les neutralisations prennent en effet un tour paradoxal : elles ne se contentent plus de relativiser une intuition, comme dans leur première version, elles en prennent maintenant le contrepied —ce qui ne peut manquer de susciter une certaine irritation, voire un sentiment de scandale, quand l’intuition en question semble par ailleurs bien fondée. Présenter comme allant de soi, en cas d’agression, que son auteur en est la premièrevictime ou, dans le cas d’une décision politique, que c’est toujours une illusion de tenir sa valeur pour l’indice des qualités du décideur, ne peut manquer d’être perçu comme un parti-pris de mauvaise foi.

Plus important, les interlocuteurs en viennent à ne plus pouvoir converser en spectateurs extérieurs aux évènements commentés. En effet, la version hyperbolique des neutralisations implique immédiatement que les jugements au point de départ de la discussion —le blâme du délinquant ; l’éloge de l’homme politique— sont centraux dans le dispositif assurant la marginalisation d’une population défavorisée ou la domination d’une élite cupide. Adhérer à ces jugements, ne pas prendre au sérieux leur neutralisation, ce serait donc se rendre complice d’une iniquité, contribuer activement à sa perpétuation en adhérant aux croyances dont la fonction est de la rationaliser ex post : l’indignité supposée des populations marginalisées, ou l’excellence supposée des élites politiques.

Implicitement ou explicitement, la discussion tend dès lors à se faire procès. On peut comprendre que le prennent mal ceux qui se retrouvent en position d’accusés. On peut comprendre qu’ils réagissent par des contre-offensives du même style, accusant leur accusateur de partialité partisane. On comprend aussi qu’il ne soit pas si étrange que les conversations politiques entre amis virent régulièrement à la querelle.

Conclusion : l’impartialité, un idéal hors d’atteinte ?

Ces dérives de la conversation sont-elles irrépressibles ? Est-il possible de parler politique de façon satisfaisante avec ses amis ? Au début de cet article, je suggérais que ça l’était à condition de « faire attention ». Et en effet, on pourrait envisager de se fixer des règles de conduite : bien distinguer la question de la valeur d’une décision de celle de la valeur de son auteur ; restreindre drastiquement la gamme des arguments considérés comme recevables ; éviter les hyperboles, gérer les quantificateurs avec rigueur ; éviter de mettre en cause ses interlocuteurs. Pourquoi pas ? Mais autant demander que dans les discussions politiques, chacun se montre indifférent au fait que tel argument joue en défaveur de son camp politique —fasse en somme comme si n’importait pas, le temps de la discussion, la question du renouvellement périodique du personnel politique, c’est à dire l’exercice du droit de vote. L’exigence me paraît manquer de réalisme.

On m’objectera peut-être que ces difficultés tiennent à ma conception étriquée de la vie politique, réduite à la politique dite « politicienne ». J’assume une telle réduction. Mais je constate que pratiquement, dans toutes les conversations, c’est cet aspect de l’existence politique qui est central —c’est d’ailleurs à lui qu’on doit qu’elles sont si mal conduites. Enfin je doute qu’une conception plus ample et plus ambitieuse nous éviterait les écueils que je me suis efforcé de décrire : parle-t-on plus sereinement des effets bénéfiques des grands systèmes économiques et politiques ?

© Eric Dumaître

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