Lectures/Philosophie

Quand penser, c’est aimer | « Postcritique », Laurent de Sutter (dir.)

Un spectre hante l’Occident, le spectre postcritique. Quelque chose dans l’air nous faisait déjà sentir le vent de cette révolte devant une critique devenue omniprésente, allant de la « théorie critique » à « l’esprit critique », en passant par les « études critiques », et la « critique littéraire, de cinéma, de cuisine »[1]. Ce livre, publié sous l’heureuse direction de Laurent de Sutter, et réunissant un florilège de brillants mutins postcritiques (Mark Alizart, Dorian Astor, Armen Avanessian, Emanuele Coccia, Johan Faerber, Tristan Garcia, Camille Louis, Pacôme Thiellement, Marion Zilio), entend faire valoir une autre perspective. Une période se clôt qui s’échelonnait de Kant jusqu’à Derrida, des Lumières jusqu’à la déconstruction. Une autre voit les premières lueurs de son jour. Si le recueil subit les « dégradés » (p. 83, et selon le beau mot de Dorian Astor) inévitables des différents points de vue sur la critique et la postcritique, jamais ces dégradés de couleur ne jurent entre eux. Qu’après la critique, il faille engager une « clinique » (De Sutter), une « exégèse » (Thiellement), « un perspectivisme »(Astor), etc., n’amoindrit pas la tonalité commune des différents gestes.

Aussi, tous les auteurs s’accordent au moins sur la définition de la critique en tant que « limite » (p. 66), séparation, démarcation. Comment en serait-il d’ailleurs autrement, quand on sait que ce nom trouva ses lettres de noblesse chez Kant, grand penseur devant l’éternel des limites constitutives du sujet du savoir ou de la morale. « La pensée critique » serait ainsi, comme le dit de manière limpide Tristan Garcia, « une pensée conditionnée à tout mettre sous condition » (p. 261). Il n’y aurait donc plus, à l’ère de la critique, à penser par soi-même, à courir le beau risque de la positivité, du double point assénant comme un coup de poing son axiome ou sa thèse ; piégé par l’archéologie du frivole, ou la déconstruction des discours dominants, la pensée se voit muselée quant à sa parole affirmative. Quand la pensée affirme, la critique infirme. Cette dernière devient ainsi, par ce « non » lancé à toute affirmation, non seulement négative (il n’est pas fortuit que nos élèves désormais associent immédiatement le terme de critique à une « critique négative »), mais aussi stérile. La condition (post)moderne, de Kant à la déconstruction, est ainsi la condition critique (L. de Sutter, p. 223-224).

En cela, se demande Mark Alizart, en citant Bruno Latour, « les intellectuels ont-ils à « ajouter de la déconstruction à la destruction » »(p. 41) ? Car la déconstruction, elle aussi, a participé pleinement de cet « âge du triomphe de la critique »(p. 7), en multipliant – pour le meilleur – les limites et les apories, les interrogations sur le bien-fondé des discours, tout en affolant les doubles, les triples, les quadruples contraintes sans contradiction, en ruinant par-là même toute pensée apophantique dans cet écartèlement. « Laissez tout espoir de penser, vous qui entrez dans l’esprit critique ». Or c’est contre ce désespoir dantesque de la pensée que le manifeste Postcritique prend tout son sens : il instille un reste d’espoir, et restitue ce qui reste à penser. Son horizon n’est pas ce qui est déconstructible, mais ce qui demeure, qui sait, indéconstructible. Ainsi, pourrait-on dire que si la critique a à céder le pas à la postcritique ; la déconstruction aurait à s’effacer devant la restitution. Si l’on veut bien entendre par ce terme : le geste de pensée qui chercherait à sonder, dans les ruines de notre tradition et de notre époque déconstruites, l’éclat des restes, des résidus, des reliquats dont la pensée deviendrait la reliquataire, afin de les réhabiliter, de les restaurer, de les rénover.

Une rénovation de la pensée est donc en jeu. L’appel est clair : il nous enjoint à la « création du contemporain », qui est « une décision résolue, dit Johan Faerber, d’ouvrir le présent à son propre temps »(p.198), de le penser à nouveaux frais et dans sa singularité. Ce qui, peut-être, ne pourra se faire qu’à accepter, comme le dit Dorian Astor, que la postcritique ne signifie pas quelque chose qui vient « après la critique », mais « derrière » elle, « de même que les pattes postérieures marchent en coordination avec les pattes antérieures chez un quadrupède (ou chez un homme qui nage…) »(p. 73). Il en va donc d’une « métabolisation » de celle-ci par celle-là (p. 259). Se jouer de la critique, en jouant avec elle. Car comment être postcritique, si l’on refuse la critique elle-même, si l’on entre en sédition avec la séparation, si l’on reconduit, donc, la posture même de l’esprit critique qui est de discerner, démarquer, juger ? Pour envisager un dépassement de cet esprit, encore faut-il le prendre à bras le corps, en faire son meilleur ennemi (c’est ce que font, à leur manière, bon nombre d’auteurs de cet ouvrage). Et ce, puisque, comme le dit très bien Tristan Garcia, « pour penser, il faut toujours résister deux fois : d’abord à l’illusion d’une pensée délivrée de ses conditions, ensuite à la réduction de la pensée à ces conditions » (p. 290). Pour dire  « oui » à la postcritique, encore faut-il ne pas dire « non » à la critique.

Laurent de Sutter ©Géraldine Jacques

Postcritique s’en tient donc aux différents gestes possibles pour le renouveau de la pensée – il s’en tient à la geste même de la pensée. Reste qu’un tel manifeste engage aussi un autre rapport à l’existence. Toute orientation dans la pensée oriente simultanément la vie, en ce qu’elle fait corps avec elle. La pensée est une vie étendue. Il y a donc lieu de s’interroger sur la décision ontologique de ce livre. En filigrane des différentes textes se tisse un canevas commun : des lignes en forme de points de croix se recoupent, et donnent à voir une postcritique qui serait une postfinitude (laquelle n’a rien d’un transhumanisme).  La limitation du sujet connaissant, sa négativité essentielle, est la marque d’un sujet achoppant devant le fini. Ainsi faudrait-il en appeler à une « surcritique » (p. 42), éclatant les limites et les apories ; en appeler, encore, à l’infinitude d’un sujet et d’une pensée qui pourraient bien se risquer à « faire naufrage face à l’infini »(p.85 – Astor cite ici Nietzsche). Car si la critique fut une tragédie de la finitude ; peut-être nous faut-il désormais entrer dans la tragicomédie de l’infinitude. Dire « oui » à la vie – et à la Vie de tous les vivants —, comme la postcritique dit « oui » à ce qu’elle aborde, en écrivant non pas « contre », mais « pour » quelque chose et quelqu’un (p.88). Une telle allure tragicomique n’ignorerait pas pour autant les drames de ce monde, mais lutterait d’autant mieux contre ceux-ci, en leur disant « oui » et en les cliniquant, plutôt qu’en s’interrogeant sur le bien-fondé des discours alarmants (finissant, par exemple, pour la question écologique, en « climatoscepticisme »). Une telle attitude se lit au creux de certaines lignes de Laurent de Sutter : « Narrer au lieu de juger ; accepter la faiblesse au lieu de prétendre à la force ; possibiliser au lieu d’impossibiliser ; créer au lieu de fonder ; poursuivre au lieu d’arrêter ; accueillir au lieu de diviser ; cliniquer au lieu de critiquer. » (p. 233) Ce qui revient à la noble leçon shakespearienne des Joyeuses commères de Windsor : « What cannot be eschewed / Must be embraced », « Ce qu’on ne peut éviter, il faut l’embrasser ». Cela vaut pour les objets comme pour les sujets.

La pensée est un « seuil » ou un « port » (p. 161) ; nul garde-côte ne peut décider si l’arrivant a le droit de parler sur un territoire étranger. Nulle expertise, ici, n’est requise : simplement une expérimentation. Il faut en finir avec le jugement de la « police » (p. 235) de la pensée. L’accueil d’un sujet et d’un objet doit être inconditionnel. Toute condition d’accès à la parole, par essence, est critique. Penseurs… vos papiers ? Passez ! Être postcritique, c’est savoir que n’importe qui (idéal démocratique) peut parler de « n’importe quoi » (p. 235 — idéal d’une pensée sans conditions). Est-ce cela « l’aristocratie sans distinction » que proposait Derrida, dans Circonfession, en songeant à une démocratie inconditionnelle ? Je ne sais pas. Mais ce dont nous avons conscience, après cet ouvrage, c’est qu’il nous faut réapprendre à dire « oui », et trois fois « oui », comme Molly à la fin de l’Ulysse de Joyce. Réapprenons à affirmer plus qu’à infirmer ; à restituer plus qu’à destituer ; à accueillir plus qu’à rejeter. Aimer la pensée, c’est penser ce que veut dire : aimer. Et ce, en dépit du fait que les êtres humains, pris dans leur condition de critiques, « éprouvent un plaisir bien plus grand à ne pas aimer ce qu’ils n’aiment pas qu’à aimer ce qu’ils aiment » (p. 240). Et si, au fond, c’était à une « cosmopolitique de l’amour » (p. 88) que la postcritique devait nous ouvrir, à une exégèse « des œuvres que l’on aime d’amour » (p. 249) ?

© Valentin Husson


Notes :

[1] Postcritique,sous la direction de L. de Sutter, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2019.

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