Philosophie

La Guerre des Sexes au XIXe siècle (à propos de la polémique entre Jenny d’Héricourt et Pierre-Joseph Proudhon)

Jenny d’Héricourt

Au cours des années 1856/1857, une vive polémique éclate autour de la question des droits des femmes entre un philosophe, déjà célèbre grâce à son pamphlet Qu’est-ce que la propriété ? (1840), et une jeune intellectuelle dont les écrits commencent à avoir une portée internationale.


Jenny d’Héricourt est une intellectuelle franc-comtoise née à Besançon. De son vrai nom Jeanne-Marie Poinsard, elle prend comme nom de plume d’Héricourt, en hommage à la ville natale de son père. Elle obtient à 18 ans son diplôme d’institutrice. Passionnée de science, elle entame des études de médecine et devient docteur, devant se battre pour avoir le droit de soigner les femmes. Un mariage malheureux, qui aboutit à une séparation au bout de 4 ans, la convainc de la nécessité d’une légalisation du divorce, et plus globalement d’une lutte pour le droit des femmes.

En 1848, elle s’engage sans hésiter du côté des révolutionnaires. Elle rencontre Étienne Cabet, sympathise avec le courant utopiste du « communisme icarien », et collaborera également au journal L’opinion des femmes de Jeanne Deroin. Elle anime de nombreux débats parmi les ouvrières et ouvriers, et son éloquence est remarquée.

Son activité littéraire prend une place de plus en plus importante. En 1844, son roman Le fils du réprouvé parait en feuilleton.

À partir de 1855, elle publie de nombreux articles dans des revues philosophiques. Une quinzaine d’articles pour la revue philosophique italienne Ragione et plusieurs articles remarqués dans la prestigieuse Revue Philosophique et religieuse, où se sont également exprimés Charles Renouvier, Émile Littré, Charles Lemonnier et Pierre-Joseph Proudhon. Ses articles, qui contestent les allégations d’infériorité intellectuelle des femmes, ont une résonance internationale : ils sont repris et commentés en Italie, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Suisse et jusqu’en Russie.

Naissance d’une controverse

Jenny s’étonne très tôt des propos passablement misogyne de Proudhon, grande figure du socialisme de l’époque. Lui qui est un fervent défenseur des droits des plus faibles, elle ne comprend pas le traitement injuste qu’il réserve aux seules femmes. Proudhon, en effet, dès ses premiers ouvrages, tient à différencier hommes et femmes. Ainsi, dans son premier pamphlet Qu’est-ce que la Propriété ?, il écrit explicitement : « L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence de sexe élève entre eux une séparation de même nature que celle que la différence des races met entre les animaux. Aussi loin d’applaudir à ce que l’on appelle aujourd’hui émancipation de la femme, inclinerais-je plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à mettre la femme en réclusion ». Dans La création de l’ordre dans l’humanité (1843), il leur dénie même toute dignité politique : « [la femme] reste mineure et ne fait point partie de la cité ». Ce n’est guère mieux dans sa fameuse Philosophie de la Misère (1846).

Jenny d’Héricourt décide donc d’écrire personnellement à ce sujet à l’auteur. Natif de Besançon également, ce dernier reconnaît chez son interlocutrice « une brusquerie toute franc-comtoise » et lui concède une brève réponse. Il n’y fait que confirmer ses positions hostiles à l’émancipation des femmes. La philosophe décide d’en faire un article qui paraîtra dans la Revue Philosophique et religieuse de décembre 1856 et intitulé : « M. Proudhon et la question des femmes » [texte disponible en ligne ; voir lien en fin d’article].

Elle y retranscrit la réponse de Proudhon dont il convient de rapporter ici l’état d’esprit. On peut en effet observer que Proudhon se cache frileusement derrière l’argument classique des sexistes considérant les revendications féministes comme relevant de l’hystérie. Elles ne sont, dit-il, qu’« un affolement qui tient précisément à l’infirmité du sexe, et à son incapacité de se connaître et de se régir lui-même ». Pour l’auguste philosophe, toutes les injustices dont se plaignent les femmes sont chimériques. Ainsi, écrit-il, « la tyrannie qui vous indigne n’existe, selon moi, que dans le dérèglement de votre imagination ».

Et il se pique au final de quelques compliments envers son interlocutrice : « J’ai lu, Madame, quelques-uns de vos articles. J’ai trouvé que votre esprit, votre caractère, vos connaissances vous mettaient certainement hors de pair avec une infinité de mâles qui n’ont de leur sexe que la faculté prolétaire ».

Jenny d’Héricourt répond à ces flatteries déplacées avec un admirable à propos. Relevant que Proudhon voudrait voir en elle l’équivalent d’un homme, elle rétorque : « Je me sens liée d’une trop intime solidarité avec mon sexe, pour être jamais contente de m’en voir abstraire par un procédé illogique […] Une femme qui se trouve heureuse de s’entendre dire :  »Vous êtes un homme », n’est à mes yeux qu’une sotte, une créature indigne avouant la supériorité du sexe masculin ».

Sur la basse accusation d’hystérie, elle n’a pas de mal à montrer qu’il est curieux, pour quelqu’un qui prétend défendre les droits des plus faibles, de parler d’affolement lorsque ceux-ci revendiquent leurs droits : qui parlait d’affolement lorsque les esclaves se révoltaient contre Rome ? Qui parlait d’affolement lorsque les « bourgeois de 89 » affirmaient que nous étions « tous égaux devant la loi » ? En réalité, « ce sont les maîtres, les nobles, les blancs, les hommes qui ont nié, nient et nieront que les esclaves, les bourgeois, les noirs, les femmes sont nés pour la liberté et l’égalité » qui s’affolent et qui tentent de masquer leur peur en accusant les autres (p137).

Photographie de Proudhon par Nadat (1862)

Proudhon lui répondra dans le numéro suivant de la Revue Philosophique et religieuse, en janvier 1857, par un article sobrement intitulé « Lettre à Mme J. P. d’Héricourt ».

Avec une condescendance sans pareil, Proudhon affirme que la « pétulante interpellation » de la philosophe prouve son jugement sur l’incapacité des femmes à réfléchir posément, qu’elle accumule « quarante  paralogisme », ce qui prouve encore son « infirmité sexuelle ».

Pire, sans aucun scrupule à faire une pareille demande, Proudhon exige que Jenny d’Héricourt se cache derrière un prête-nom masculin pour pouvoir continuer la discussion : « Une autre condition, que je vous supplie, Madame, de prendre en bonne part, et dont, sous aucun prétexte, je ne saurais me départir, c’est que vous choisirez un parrain […] qui devra signer et affirmer tous vos articles, assumer la responsabilité de vos dits et contredits… ».

On trouve une dernière réponse de Jenny d’Héricourt dans la Revue Philosophique et religieuse de février 1857. Elle souligne « le ton peu convenable que vous avez cru pouvoir prendre envers moi » et tance Proudhon « de refuser une discussion sous des prétextes dérisoires ». Elle y récuse encore les arguments du philosophe phallocrate.

À la suite de ce dernier article, et devant le refus de la philosophe de se cacher derrière un prête-nom masculin, Proudhon fait savoir à la Revue Philosophique qu’il refuse de poursuivre la discussion.

La Femme Affranchie

Pour clore cette âpre polémique, Jenny d’Héricourt décidera donc de publier son premier essai entièrement consacré à la question des droits des femmes : La Femme Affranchie (1860). Elle y constate que « le temps est passé où l’on pouvait espérer étouffer la voix d’une femme en attaquant sa pureté » (La Femme Affranchie, p163) ; révolu le temps où l’on pouvait sans contradiction « proclamer l’annihilation sociale de toute une moitié de l’humanité » (op. cit., p166).

Jenny avait déjà dans l’idée d’écrire un tel essai puisqu’elle nous apprend que Proudhon lui avait écrit dans sa première lettre : « j’attends avec impatience le volume que vous m’annoncez ; je vous promets de le lire avec toute l’attention dont je suis capable ». Compte tenu du fait que c’est l’intéressé lui-même qui a coupé court à la polémique qui s’amorçait dans les colonnes de la Revue Philosophique et religieuse, il est peu probable qu’il ait tenu sa promesse.

Les aléas de la publication de l’essai de la philosophe franc-comtoise – dont le titre complet est La Femme Affranchie, Réponse à MM. Michelet, Proudhon, É. de Girardin, A. Comte et aux autres novateurs modernes – sont d’ailleurs assez représentatifs des tensions que pouvaient susciter les débats sur le droit des femmes.

Couverture de l’essai La Femme Affranchie de Jenny d’Héricourt

Publié à l’origine à Bruxelles en 1860, l’ouvrage est immédiatement interdit en France. Toute copie illégale devant être saisie. Lorsque Jenny d’Héricourt demande la raison d’une telle censure, elle ne reçoit aucune réponse. Elle décide d’écrire à Napoléon III, lui envoyant une copie du travail, et appelant son attention sur le fait qu’un essai d’un auteur français pouvait donc être interdit sans qu’on lui en fournisse la moindre explication, sans que l’auteur puisse même se justifier. Peu de temps après, elle apprend que l’empereur a fait lever l’interdiction. Une seconde édition verra donc le jour à Paris.

Peu de temps après, elle émigre aux Etats-Unis (espérait-elle y trouver un climat plus favorable ?) et fait publier son livre à New-York en 1864, sous le titre A Woman’s Philosophy of Woman, or Woman Affranchised : An Answer to Michelet, Proudhon, Girardin, Legouvé, Comte, and Other Modern Innovators.

La Femme Affranchie, publié en 2 tomes, consacre une première partie à évoquer un certain nombre d’écrits en faveur des femmes. Les utopistes s’y distinguent : Charles Fourier, le saint-simonien Constantin Pecqueur, et le « fusioniste » Louis de Tourreil sont largement cités. Si Jenny d’Héricourt les tient pour les réels « continuateurs de 1789 », ils restent à ses yeux inefficaces en raison de leurs tendances au mysticisme et à la religiosité.

Mais l’auteure fait part également, pour appuyer son propos, d’autres personnages comme un écrivain et un éditorialiste reconnus à l’époque (Legouvé et Girardin).

Tous ces hommes favorables aux droits des femmes conservent un défaut majeur aux yeux de Jenny d’Héricourt : celui de défendre une position différentialiste qui, si elle reconnaît que femmes et hommes sont libres et égaux en droits, juge néanmoins que leur sexe leur attribue nécessairement des rôles différents dans la société.

Étrangement, elle ne cite aucune femme féministe (Olympe de Gouges, Mary Wollstonecraft). Mais peut-être son propos était-il de montrer aux hommes qu’il était possible, et légitime, pour eux de prendre position en faveur du droit des femmes ?

La Femme affranchie prend véritablement un tour intéressant lorsque la philosophe entame sa critique des penseurs hostiles aux droits des femmes, les phallocrates, qu’elle nomme pour sa part les « contre-émancipateurs ». Car Proudhon n’est évidemment pas le seul intellectuel français à tenir une position hostile aux droits des femmes. Jenny d’Héricourt s’en prend notamment aux assertions de Jules Michelet [1798-1874], qui vient de publier un essai sur L’amour (1858), où il semble vouloir faire amende honorable après les attaques de notre philosophe féministe, sans toutefois renoncer à tenir les femmes éloignées de la vie en société.

Auguste Comte [1798-1857] est également pris pour cible car il affirme que l’essence de la femme est d’être continuellement à la maison. La place de la femme ne saurait en aucun cas être sur la place publique : « [les femmes] doivent fuir, comme radicalement dégradante, toute participation au commandement » écrit-il dans son Système de politique positive (1851).

La philosophe avait déjà publié une critique acerbe du Catéchisme positiviste de Comte dans la Revue Philosophique et Religieuse de décembre 1855. Le sociologue n’a vraisemblablement jamais répondu.

Si une vingtaine de pages sont consacrées à Michelet et une quinzaine à Comte, c’est une bonne centaine de pages (pp. 126 à 221) du premier tome qui sont consacrées à la polémique avec le « père de l’anarchisme ».

Jenny d’Héricourt rappelle ses échanges passés avec ce tenant de la phallocratie. Pour une bonne part, elle se contente d’ailleurs de retranscrire la quasi intégralité des articles parus dans la Revue Philosophique et Religieuse. Mais elle examine aussi la dernière charge du philosophe. Proudhon vient en effet de faire paraître De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858) où trois chapitres sont consacrés au statut des femmes.

Les points de désaccord

S’il l’on se penche maintenant sur le travail de réfutation des arguments sexistes, on ne peut que constater que la méthode de la philosophe féministe est un modèle de clarté. Elle va réfuter minutieusement les affirmations de son adversaire soit en lui opposant les faits, dans un état d’esprit tout scientifique, soit en faisant apparaître la contradiction dans ses propos.

Le moins que l’on puisse dire est que les propos de Proudhon sont passablement étayés. Autant pouvait-il exceller dans l’art de la démonstration lorsqu’il rédigeait notamment son célèbre pamphlet Qu’est-ce que la Propriété ?, autant dans ses ouvrages ultérieurs, dès sa Philosophie de la misère d’ailleurs, il semble délaisser toute rigueur méthodologique.

Proudhon entend fonder son discours sexiste sur une inégalité de capacité entre hommes et femmes, qu’il estime « naturelle ».

Jenny d’Héricourt peut aisément lui rétorquer que cette affirmation est non seulement en contradiction avec les principes même du philosophe, mais de surcroît démentie par les faits.

Concernant les propres principes de Proudhon, elle rappelle en effet que celui-ci affirme ailleurs que l’inégalité de capacité relève de l’éducation et non de la nature d’une personne. Proudhon en effet écrit explicitement : « L’inégalité des capacités, quand elle n’a pas pour cause les vices de constitution, les mutilations ou la misère, résulte de l’ignorance générale, de l’insuffisance des méthodes, de la nullité ou de la fausseté de l’éducation, de la divergence de l’intuition par défaut de série, d’où naissent l’éparpillement et la confusion des idées. Or, tous ces faits producteurs d’inégalité sont essentiellement anormaux, donc l’inégalité des capacités est anormale » (De la création de l’ordre dans l’humanité, 1843).

En toute logique, il devrait lui être impossible de fonder ses considérations sur une inégalité qui n’est en rien naturelle.

Proudhon écrit encore : « La loi ne réglant que des rapports humains, elle est la même pour tous ; en sorte que, pour établir des exceptions, il faudrait prouver que les individus exceptés sont au dessus ou au dessous de l’espèce humaine » ( Création de l’ordre de l’humanité, 1843).

Dès lors, il devrait lui être impossible d’appliquer une exception aux femmes, sauf à leur nier toute forme d’humanité.

Conformément à ses propres affirmations, Proudhon s’est-il même interrogé sur le poids de l’éducation dans la construction intellectuelle des femmes ? s’interroge la philosophe. À tout le moins, lui reproche-t-elle, il aurait fallu montrer que, même soumis à des stimuli identiques, et bénéficiant d’une éducation équivalente, la femme resterait constamment inférieure à l’homme. Or, renchérit la féministe, l’éducation des femmes et des hommes diffèrent en toutes choses :

« car on dit à l’homme dès son enfance : résiste, lutte ;
À la femme cède, soumets-toi toujours.
À l’homme sois toi-même, dis hardiment ta pensée ; l’ambition est une vertu ; tu peux prétendre à tout.
À la femme dissimule, calcule ta moindre parole, respecte les préjugés ; la modestie, l’abnégation : voilà ton lot ; tu ne peux arriver à rien.
À l’homme la science, le talent, le courage t’ouvriront toutes les carrières, te feront honorer de tous.
À la femme la science t’est inutile : si tu en as, tu passeras pour une pédante ; et si tu as du courage, tu seras dédaigneusement appelée Virago » (La Femme Affranchie, p179).

Dans son essai De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Proudhon étaye quelque peu son propos, en se donnant un air pseudo scientifique, à l’aide de calculs particulièrement arbitraires. Ainsi affirme-t-il qu’au niveau physique, la femme est à l’homme « comme 2 est à 3 ». Au niveau intellectuel et de leur influence réciproque, il en serait de même. Et le philosophe d’évaluer hardiment qu’« elle ne pèse pas le tiers de l’homme » (H : 3x3x3=27 ; F : 2x2x2=8). Il en conclut péremptoirement que « sa subordination est inévitable ».

Les faits donnent pourtant tort à Proudhon. La philosophe franc-comtoise observe ainsi : « Si c’était une loi que la femme fût musculairement plus faible que l’homme, la plus forte des femmes serait plus faible que l’homme le moins fort ; or, les faits démontrent journellement le contraire. Si c’était une loi que les femmes fussent inférieures aux hommes en puissance industrielle, la plus puissante des femmes en industrie serait inférieure à l’homme le moins fort : or les faits démontrent journellement qu’il y a des femmes très bonnes industrielles, très bonnes administratrices ; des hommes très ineptes et inaptes dans ce mode d’activité » (op. cit., p155).

Mais c’est que Proudhon persiste à croire qu’il peut s’appuyer à bon frais sur un discours pseudo-scientifique. Se pensant sans doute expert en physiologie, il prétend ainsi que : « La femme est un DIMINUTIF de l’homme à qui il manque un organe pour devenir autre chose qu’un éphèbe. Elle est un réceptacle pour les germes que seul l’homme produit, un lieu d’incubation comme la terre pour le grain de blé ; organe inerte par lui-même et sans but par rapport à la femme. Une semblable organisation… présuppose la subordination du sujet » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église).

Marche sur Versailles 5 octobre 1789 (estampe, anonyme)

Si Jenny d’Héricourt n’a pas pu bénéficier d’une véritable formation philosophique, elle a cependant un réel bagage en médecine. Aussi s’amuse-t-elle de ces allégations ridicules : « Il y a dans le cerveau de la femme, dites-vous, un organe que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner. Rendez donc à la science le service de le lui indiquer et de démontrer son mode de fonctionnement » (op. cit., p153). Elle lui rappelle ainsi quelques faits bien établis : « Vous dites : l’homme seul produit les germes physiques, l’anatomie répond : C’est la femme qui produit le germe ; l’organe qui, chez elle, comme chez les autres femelles, remplit cette fonction, est l’ovaire » (op. cit., p177).

Au passage, elle met au jour le biais cognitif du raisonnement de Proudhon : « De cette supposition fausse que la femme n’a pas de germes au physique, vous concluez : donc elle n’a pas de germes intellectuels et moraux… Est-ce bien vous qui osez accuser la femme de prendre de fausses analogies pour des principes ? » (op. cit., p178).

Il convient donc de rappeler au philosophe bisontin : « Votre théorie, si théorie il y a, n’est qu’un tissu de paradoxes ; vos prétendus principes sont démentis par les faits, vos conséquences sont également démenties par les faits ; vous affirmez comme un révélateur, mais vous ne prouvez jamais comme doit le faire un philosophe » (op. cit., p173).

Jenny d’Héricourt prend également soin de réfuter les accusations proprement politiques du petit père de la phallocratie.

D’une part, Proudhon feint de voir dans les revendications féministes une attaque envers le principe d’universalité. Dans sa lettre à Jenny d’Héricourt, il écrivait en effet : « Je n’admets pas, par exemple, que la femme ait le droit, aujourd’hui, de séparer sa cause de l’homme, et de réclamer pour elle-même une justice spéciale, comme si son premier ennemi et tyran était l’homme ».

Mais, lui rétorque la féministe, qui d’autre ici que Proudhon prône l’égalité de tous devant la loi, surtout pour les faibles, mais tient à en exclure arbitrairement les femmes ? C’est bien le phallocrate qui établit deux justices distinctes, qui entend priver de leurs droits la moitié de l’humanité. Et Jenny de lui rétorquer : « C’est vous, monsieur, qui faites une justice spéciale pour la femme ; elle ne veut, elle, que le droit commun » (op. cit., p136).

Et d’autre part, Proudhon émet un avis négatif sur le rôle des femmes dans les révolutions. Il écrit ainsi dans son livre De la Justice dans la Révolution et dans l’Église : « dans toutes les révolutions qui ont la liberté et l’égalité pour objet, ce sont les femmes qui résistent le plus ».

À cette accusation insidieuse, la réponse de Jenny d’Héricourt est pour le moins étonnante. Elle s’abstient de rappeler les hauts faits des femmes durant les révolutions de 1789, 1830 ou 1848. Ainsi n’évoque-t-elle aucun des grands noms de femmes révolutionnaires. Point d’Olympe de Gouges, de Théroigne de Méricourt, de Pauline Roland, d’Eugénie Niboyet, ni même celui de son amie Jeanne Deroin. Elle ne mentionne pas non plus leur action collective, à travers, par exemple, le Club des Citoyennes républicaines révolutionnaires de 1793, les associations socialistes de 1830 à 1848 ou encore l’édition de journaux engagés.

Au lieu de cela, Jenny d’Héricourt concède que si les femmes ont pu faire du tort politique, c’est qu’elles se sont rendus compte que, dans la plupart des révolutions, les hommes les leurraient avec de beaux discours sur l’universalité et l’égalité. Elle affirme, menaçante : « La femme est comme le peuple : elle ne veut plus de vos révolutions qui nous déciment au profit de quelques ambitieux bavards. Elle veut la liberté et l’égalité pour toutes et tous, ou elle saura bien empêcher qu’elles ne soient pour personne » (op. cit., p185).

Proudhon, que les diatribes de la féministe avaient sans doute quelque peu chagriné, tint à se montrer capable de reconnaître des qualités propres à la femme. Dans son dernier essai, il ne tarit pas d’éloge envers les femmes et en vante la haute valeur. Il écrit par exemple que : « L’homme, sans la grâce féminine, ne serait pas sorti de la brutalité du premier âge ; il violerait sa femelle, étoufferait ses petits, ferait la chasse à ses pareils pour les dévorer. La femme est la conscience de l’homme personnifiée, l’incarnation de sa jeunesse, de sa raison et de sa justice, de ce qu’il y a en lui de plus pur et de plus intime, de plus sublime ». Et il en vient même à imaginer : « la femme en partage de la philosophie et des spéculations de l’homme » ! (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858).

On a ainsi pu dire qu’il ne serait pas misogyne (au sens de porter une haine implacable envers la femme), mais « seulement » sexiste, entendu comme conviction d’une inégalité essentielle entre les sexes, ou encore phallocrate, ici très précisément entendu dans le sens où le pouvoir ne doit être exercé que par l’homme, une autorité féminine ne pouvant aboutir qu’à la ruine de la société. Reconnaître une différence entre homme et femme n’empêcherait donc pas le philosophe de porter un certain « amour », ou tout au moins une forme d’admiration, à la femme…

Pour autant, cela reste relativement ambigu car enfin, ne pourrait-on voir une forme de haine envers la femme à vouloir la maintenir constamment hors de la polis, à craindre toute participation politique de sa part ? Certains esclavagistes n’affirmaient-ils pas eux aussi aimer les noirs, du moment qu’ils restaient à leur place ?

Cette présentation élogieuse de la femme dans le dernier essai du contre-émancipateur ne manque pas d’étonner Jenny d’Héricourt :

« Vous m’avez dit jusqu’ici que la femme doit tout à l’homme, puis vous me dites maintenant que, sans la femme, l’homme ne serait qu’une brute… » (op. cit., p187). La philosophe n’est guère dupe, et encore une fois, déjoue les flatteries usées du tenant de la phallocratie : « si votre thèse est absurde, votre antithèse, quelque complimenteuse qu’elle soit, l’est tout autant » (op. cit., p191).

Elle s’amuse d’ailleurs à citer quelques contradictions flagrantes dans les écrits du philosophe. En voici quelques unes :

« 1re Thèse. La femme est une sorte de moyen terme entre l’homme et le reste des animaux.
Antithèse. Non ; la femme est l’idéalisation de l’homme, dans ce qu’il a de plus sublime et de plus pur.
2e Thèse. La femme est une créature inerte, sans entendement, qui n’a pas de raison d’être.
Antithèse. Non ; la femme est le principe d’animation de l’homme ; sans elle, il ne pourrait remplir sa destinée ; elle est le mobile de toute justice, de toute science, de toute industrie, de toute civilisation , de toute vertu
[…]
6e Thèse. La conversation de la femme épuise, énerve ; celui qui voudra conserver intacte la force de son esprit et de son corps fuira la femme
Antithèse. La conversation de la femme rafraîchit les hommes les plus éminents
7e Thèse. La femme a la conscience débile ; elle est immorale, anti-juridique ; elle ne vaut comme responsabilité morale qu’à quarante-cinq ans.
Antithèse. La femme est le miroir de la conscience de l’homme, l’incarnation de cette conscience ; par elle seule la justice devient possible ; elle est la gardienne des mœurs ; elle est supérieure à l’homme en beauté morale.
8e Thèse. La femme est sans vertu.
Antithèse. La femme excelle dans la tolérance ;  c’est par elle que l’homme apprend la constance et le véritable héroïsme. » (op. cit., pp. 194-196)

La philosophe féministe devine l’échappatoire de Proudhon : « M. PROUDHON. La contradiction n’est pas dans ma pensée, mais seulement dans les termes. La femme de ma thèse est celle qui n’a pas subi l’aimantation masculine, tandis qu’au contraire, celle de l’antithèse l’a subie ».

J.F. Millet, « Les Lavandières » (huile sur toile, 1857)

Dans une réflexion d’obédience sociologique, qui ferait pâlir un Auguste Comte, Jenny d’Héricourt réplique qu’il ne s’agit là que d’une chimère inventée de toute pièce : la femme hors de la société n’existe pas ! « Pour vous comme pour nous, il n’y a qu’une femme : celle qui vit dans la société de l’homme, qui a comme lui des défauts et des vices, et l’influence autant qu’elle en est influencée : l’autre n’a jamais existé que dans le cerveau des mystiques et des hallucinés » (op. cit., p197).

Cette vision sociologique des problèmes chez Jenny d’Héricourt se reflète encore dans un autre passage où elle reprend Proudhon affirmant sans ambages que : « le ménage est la pleine manifestation de la femme ».

Ainsi rétorque-t-elle : « Je vous ferai remarquer ensuite que les soins du ménage sont un travail ; ue l’éducation est un travail ; Que le service de la charité publique est un travail ; Que l’organisation et l’intendance des fêtes et des spectacles supposent des travaux variés. Que vulgariser la justice par un roman intime est un travail ; D’où il résulte que la femme est une travailleuse » (op. cit., p210).

La largesse de vue de la philosophe est telle que son discours fait encore écho aux débats actuels sur les charges de la femme à la maison (ménage, éducation, intendance, etc.), travail non salarié certes, mais travail tout de même, même si on aime bien de nos jours le maquiller par le vocable de « charge mentale ».

Jenny d’Héricourt achève sa réfutation en retournant ainsi l’accusation politique de Proudhon contre son auteur. Car que lorsque Proudhon affirme que la femme n’a aucun rôle à jouer dans la société, cela n’a évidemment rien de neutre. Cela signe, selon l’expression de la philosophe, une volonté d’« annihilation sociale de la femme ». Or, le risque est gros, évident même, que « l’homme, après avoir nié la dignité et le droit de la femme, travaillera de plus en plus à l’abêtir dans l’intérêt de son despotisme ? » (op. cit., p217).

La philosophe franc-comtoise développe une intéressante objection sur le plan idéologique : si la méthode de Proudhon consiste à dire que la femme est par nature faite pour obéir, pour servir l’homme, etc., n’était-ce pas là celle des dominants de tous temps ?

Elle rappelle que « les seigneurs usaient de cette méthode contre vos pères leurs serfs […] Les possesseurs d’esclaves usaient et usent de cette méthode contre les noirs », etc. À ses yeux, Même s’il s’en défend, Proudhon se fait donc, objectivement, l’allié d’un dogmatisme moyenâgeux.

Le combat de Jenny d’Héricourt s’est ainsi déployé à la fois sur un plan juridique et sur un plan intellectuel. La philosophe franc-comtoise s’est en effet non seulement battue pour la reconnaissance des droits des femmes en tant que citoyennes à part entière, mais également en faveur d’une reconnaissance de leur valeur intellectuelle et de leur admission pleine et entière dans les débats intellectuels et engagés de leur époque.

Cette double envergure du combat de Jenny d’Héricourt en fait toute la valeur. Il sera prolongé par d’autres féministes, tant sur le plan politique, que sur le plan intellectuel. La récente étude d’Annabelle Bonnet, La Barbe ne fait pas le philosophe(septembre 2022) permet de prolonger ce dernier aspect et l’on ne peut que constater que le monde universitaire, particulièrement en philosophie, éprouvera encore longtemps de grande difficulté à accepter les femmes en tant que réel contributeurs aux débats académiques. Ainsi, si la Loi Sée de 1880 bannissait les cours de philosophie dans les lycées pour filles, devant la réussite de certaines femmes recevant un enseignement de philosophie par des voies privées, les hommes voteront en 1918 une loi interdisant toutes candidatures féminines à l’agrégation de philosophie ! Sous la pression des femmes, cette loi est abandonnée, mais la situation pour les femmes ne fait que se dégrader avec la montée des fascismes. Il faudra attendre l’après-guerre pour enfin obtenir une forme de reconnaissance de la femme philosophe, avec des figures comme Simone Weil, Dina Dreyfus ou Simone de Beauvoir.

© Jérôme Correia


Ressources :

L’essai de Jenny d’Héricourt

Jenny d’Héricourt, La Femme Affranchie

Lire en ligne :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3054809p.texteImage

 

La polémique entre Jenny d’Héricourt et Pierre-Joseph Proudhon

#1 Jenny d’Héricourt, M. Proudhon et la question de la femme

Revue philosophique et religieuse de décembre 1856 (Tome 6)

#2 Pierre-Joseph Proudhon, Lettre à Mme J. P. d’Héricourt

Revue philosophique et religieuse de janvier 1857 (Tome 6)

 

#3 Jenny d’Héricourt, Réponse à M. P.J. Proudhon

Revue philosophique et religieuse de février 1857 (Tome 6)

Lire les articles en ligne :

https://www.google.fr/books/edition/_/XiM_30DOe9YC?hl=fr&gbpv=0

Quelques articles de Jenny d’Héricourt

Jenny d’Héricourt, Le catéchisme positiviste de M. Auguste Comte

Revue philosophique et religieuse de décembre 1855 (Tome 3)

Lire en ligne :

https://www.google.fr/books/edition/_/Ze5kRMVl590C?hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiOscWh65T9AhVxUqQEHb1jChQQ7_IDegQIAxAd

Jenny d’Héricourt, La Bible et la question de la femme

Revue philosophique et religieuse de août 1857 (Tome 8)

Lire en ligne :

https://www.google.fr/books/edition/_/VvcPZpNkEA4C?hl=fr&gbpv=0

Jenny d’Héricourt, Madame Rose

Revue philosophique et religieuse de septembre 1856 (Tome 5 )

Lire en ligne :

https://www.google.fr/books/edition/_/W3qU4WnWHKEC?hl=fr&gbpv=0

Une présentation du livre d’Annabelle Bonnet, La Barbe ne fait pas le philosophe

http://philo-analysis.over-blog.com/2023/01/annabelle-bonnet-la-barbe-ne-fait-pas-le-philosophe-2022.html

Une réflexion sur “La Guerre des Sexes au XIXe siècle (à propos de la polémique entre Jenny d’Héricourt et Pierre-Joseph Proudhon)

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