Entretiens/Philosophie

Entretien avec Jacob Rogozinski : « La notion de dispositif de terreur me parait plus souple et plus intéressante que celle de terrorisme »

Jacob Rogozinski

Jacob Rogozinski est philosophe. Après avoir été directeur de programme au Collège international de philosophie, il a enseigné au Département de philosophie de l’Université Paris 8. Actuellement Professeur à la Faculté de philosophie de l’Université de Strasbourg, il est l’auteur de nombreux ouvrages, à savoir Le moi et la chair : introduction à l’ego-analyse (Cerf, 2006), Guérir la vie. La passion d’Antonin Artaud (Cerf, 2011) ou encore plus récemment Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur, (Cerf, 2015) ainsi que la réédition de Cryptes de Derrida, (Lignes, 2014). Courant 2017, il publie Djihadisme : le retour du sacrifice aux éditions Desclée de Brouwer, l’un des premiers et seuls ouvrages de philosophie consacré à cette problématique contemporaine. L’auteur y développe une lecture véritablement philosophique, bien que nourrie de théologie, d’historiographie ou d’anthropologie et de sciences politiques, en activant un certain nombre de questionnements et concepts propres à ses thématiques de recherches. Cette publication est l’occasion pour nous de cet entretien avec l’auteur, autour du djihadisme, sa lecture intellectuelle et son inscription philosophie dans les philosophies en devenir de l’Islam, loin des fantasmes et des interprétations politisées.


Dès le début de votre livre, vous montrez que les ouvrages de philosophie qui traitent de la question du djihadisme sont inexistants. Pourquoi, selon vous, les philosophes universitaires et non-universitaires peinent-ils tant à considérer ces questions comme étant des objets philosophiques à part entière ?

« Djihadisme. Le retour du sacrifice », Jacob Rogozinski (Desclée de Brouwer, 2017)

Jacob Rogozinski : C’est une vraie question. Après les attentats du 11 septembre 2001, il y a eu quelques textes philosophiques, notamment un dialogue entre Derrida et Habermas, un texte de Baudrillard et quelques textes de Slavoj Zizek. Bizarrement les attentats récents n’ont pas suscité le même intérêt de la part des philosophes. Badiou a publié une conférence intitulé Notre mal vient de plus loin que je trouve assez inintéressante et fausse de surcroît. Je dirais qu’on doit toucher une limite de la philosophie universitaire, en France en tout cas, qui est très cloisonnée, très attachée aux commentaires historiques des textes et qui fait qu’on n’ose pas s’affronter à des questions d’actualité, à des événements. J’ai moi-même beaucoup hésité, n’étant pas un spécialiste de l’islam. J’ai pensé qu’il y avait une urgence à ce qu’un philosophe fasse valoir une réflexion proprement philosophique, puisque jusqu’à présent nous avions à faire à des livres écrits par des sociologues, par des psychanalystes, par des journalistes et quelques islamologues ou spécialistes de géopolitique. Certains de ces livres sont bons mais ils sont à chaque fois liés à un point de vue particulier, à une spécialité ou à une discipline. Or, avec la philosophie il y a la possibilité de décloisonner, d’avoir une approche transversale, nouant ainsi ces différentes approches par-delà leur cloisonnement particulier. Que je sois le seul en France doit être lié non seulement aux contraintes académiques mais aussi au fait que les études islamiques en France rencontrent malheureusement des difficultés aujourd’hui.

Qu’est-ce que cela dit de votre rapport à l’actualité en tant que philosophe ?

Je pense effectivement que le philosophe n’est en rien un journaliste, qu’il n’a pas à commenter l’événement du jour. Mais lorsqu’un événement est aussi grave que celui-là, l’attentat le plus grave que la France ait connu, il me semble que lorsqu’on est philosophe, il est important de chercher à s’interroger, de réfléchir sur et à partir d’un tel événement. L’activité philosophique ne peut se réduire à cela mais il s’agit aussi de porter un diagnostic sur l’époque. C’est une des tâches de la philosophie selon Nietzsche ou Foucault, c’est pourquoi il faut tenter de le faire.

A ce propos, en vous appuyant sur l’histoire des mouvements de révoltes politiques des XIXème et XXème siècle, vous montrez que c’est une frustration du désir de reconnaissance, tel que Hegel ou Honneth la thématisent, qui amènent des personnes, quelles que soient leur provenance et appartenance (politique, religieuse, sociale…) à faire allégeance à Daech. Est-ce qu’ici le rapport des djihadistes à la religion musulmane ne serait pas tout d’abord politique avant d’être le lieu de la croyance et de la foi ?

Question complexe ! J’ai mis en avant ce que Honneth appelle le « déni de reconnaissance » en tant qu’il provoque à chaque fois une souffrance sociale, à distinguer de la souffrance psychologique qui peut exister aussi mais relève d’autres causes et d’autres approches, notamment psychanalytiques. Je pense qu’il y a une souffrance due au déni de reconnaissance, liée à ce que j’appelle « les nouveaux plébéiens », c’est-à-dire ceux qui sont exclus de notre société, victimes de discriminations, du chômage, de la relégation dans des quartiers déshérités. On ne peut nier cela. Ceci a nourri un certain nombre de révoltes, d’engagements sociaux, qui aujourd’hui sont un peu dans l’impasse puisque les alternatives politiques, comme le communisme, se sont effondrées, qui plus est, la gauche semble en déroute. Dès lors, tout cela peut expliquer que les mouvements de protestation ou de révoltes, dans certains cas seulement, prennent la forme d’une adhésion à un système de terreur politique ou religieux.

Les choses semblent plus complexes : je suggère que ce déni de reconnaissance est peut-être plus général et plus profond, car il est lié à la dynamique même de la démocratie moderne. En effet, la démocratie moderne tend à anéantir toutes formes de reconnaissancesverticales, s’adressant à un chef, à un souverain, à une figure divine ou sacralisée. Qu’on ne dépende plus de la soumission au roi ou à un pape est une très chose et cela a amené l’individu à conquérir son autonomie. Toutefois, cela semble avoir créé une béance, laissant la porte ouverte à une angoisse. Il y a une crise des modes d’appartenance traditionnels qui explique peut-être le fait que dès l’origine, la démocratie moderne a été assaillie par différents dispositifs de terreur. Par exemple, la fin du XIXème siècle connait les attentats anarchistes, les années 30 et 40 connaissent les mouvements fascistes et totalitaires, les années 60 le terrorisme d’extrême-gauche, et ainsi de suite. Il y a donc quelque chose qui est lié à la désincorporation, à la désidentification, à la désappartenance caractéristiques de la dynamique démocratique.

S’agissant de l’islam, j’ai essayé de montrer dans le livre qu’il y a un déni de reconnaissance propre à l’islam lui-même. Cela pourrait nous aider à comprendre pourquoi nous ne trouvons pas en Afrique, en Asie, en Amérique latine, c’est-à-dire dans toutes les régions du monde qui ont été victimes du colonialisme européen, de projets massifs se donnant comme objectif d’anéantir l’Occident. Pourquoi de tels mouvements n’apparaissent-ils que dans le monde arabo-musulman ? Il y a ici quelque chose qui est lié à la position même de l’Islam, à sa position parmi les religions abrahamiques. A ces dénis de reconnaissance sociale s’ajoute un déni de reconnaissance symbolique, tel que j’ai tenté de l’analyser avec ce que j’appelle le « complexe d’Ismaël ». Il y a donc une conjonction mortifère entre différents modes de déni de reconnaissance, dont la rencontre ou le nouage peut donner lieu à une adhésion à des dispositifs de terreur comme Daesh par exemple.

Axel Honneth

A ce sujet, dans son puissant ouvrage La guerre des subjectivités en islam, Fethi Benslama avance la notion importante de surmusulman en tant qu’elle désigne « la contrainte sous laquelle un musulman est amené à surenchérir sur le musulman qu’il est par la représentation d’un musulman qui doit être encore plus musulman[1] ». Si vous n’évoquez pas du tout ce concept dans votre ouvrage, est-ce parce que vous trouvez qu’il cherche trop à expliquer causalement et psychanalytiquement une problématique plus ample ? Autrement dit, trouvez-vous cette question inopérante dans la mesure où elle délimite la question autour de l’islam seulement ?

J’admire le travail de Fethi Benslama, notamment le livre dont vous parlez qui est absolument remarquable. Mon approche est complémentaire de la sienne. Cela dit, le concept de surmusulman n’est pas uniquement psychanalytique, en dépit du jeu de mot avec le surmoi. Il renvoie à la crise symbolique de l’Islam face à la modernité, de sa capacité à supporter ce qu’il appelle la « coupure d’Averroès », c’est-à-dire une certaine disjonction entre le philosophique et le théologique. Ce concept n’est donc pas uniquement psychanalytique car il ne réduit rien à des problèmes personnels : il relève bien plus de la psychologie de masse, au sens freudien du terme. Ainsi je me sens véritablement en accord avec l’approche de Fethi Benslama.

En ce sens, rejoindrez-vous ce qu’avance Bernard Stiegler pour qui « le narcissisme primordial du je souffrant avant tout des lésions du narcissisme primordial du nous, la folie qui peut en résulter en résulter tend inévitablement à se porter au niveau d’un délire du nous, ce que les « professionnels de la lutte contre l’islam radical » présentent […] comme une combinaison de « fragilité psychologique » et de « crise identitaire[2] », c’est-à-dire l’idée selon laquelle un narcissisme frustré qui viendrait détériorer psychologiquement un sujet « fragile » pourrait expliquer une telle dérive violente et extrême ?

Ces problématiques, en particulier celle de narcissisme, ont été volontairement laissées de côté dans mon travail. Mais il est certain que le déni de reconnaissance implique des blessures narcissiques, ce qui est très net dans les travaux d’Axel Honneth dont nous parlions précédemment. Le déni de reconnaissance peut atteindre l’estime de soi, le respect de soi, différentes formes d’affirmations de soi, ce qui se traduit nécessairement par des blessures narcissiques, si nous voulons penser en ces termes. S’agissant de Bernard Stiegler et connaissant son travail, je dirais qu’il insiste trop à mon goût sur les déterminations techniques et l’impact que les mutations technologiques ont sur le sujet. Je crois qu’il faut plutôt tenir compte de la longue durée. Dans mon livre, j’essaye d’analyser des schèmes qui sont utilisés par des dispositifs de terreur pour capter les sujets, comme les schèmes du Messie, de l’Apocalypse, de l’Election, voire du complot. Ce sont des schèmes qui apparaissent il y a des milliers d’années et qui traversent les siècles en se modifiant. Je suis très réservé sur la surestimation des nouvelles technologies comme facteurs explicatifs. Je pense que nous avons plutôt à faire à la réactivation de schèmes qui sont constitués historiquement dans la longue durée, puis qui rentrent en latence et soudain se réactivent. On m’a parfois reproché d’avoir une vision immobiliste de l’histoire, ce qui est discutable puisque je pense que les schèmes se transforment historiquement. Il faut un immense travail d’analyse et de déconstruction pour venir à bout d’un schème, si cela est possible. Par exemple, tout le monde pensait que le schème du complot avait été anéanti avec la défaite du nazisme, mais nous le voyons réapparaitre ces dernières années massivement à travers Internet. Auparavant, les accusations de complot se diffusaient par la rumeur, comme au Moyen-Âge et à la Renaissance, entrainant des massacres de soi-disant sorciers. Cela avait lieu tout de même à une époque où ni la télévision ni Internet n’existaient pas. A mon avis, le médium n’est pas fondamental, c’est le message qu’il transporte qui l’est.

Assez rapidement dans votre réflexion, vous dites très clairement préférer parler de dispositifs de terreur, au sens où Michel Foucault le définit, plutôt que de « terrorisme », dans la mesure où, à la manière de Fréderic Neyrat, vous montrez qu’il est un « concept piégé ». N’est-ce pas justement parce qu’il faut parler de dispositif de terreur en tant qu’il est protéiforme, multiple et complexe, mouvant à l’image d’un essaim, que ce que nous appelons communément « terrorisme » est insaisissable et souvent incompréhensible ?

« Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur », (Cerf, 2015)

Effectivement, cet excellent livre de Frédéric Neyrat montre bien que la notion de terrorisme est trop statique, trop floue et purement polémique. Personne ne se revendique jamais comme terroriste : le terroriste c’est toujours l’autre. L’exemple le plus marquant est celui des résistants de la Seconde Guerre Mondiale qui étaient traités de terroristes par les Nazis et les collaborateurs. C’est donc un concept polémique et très peu explicatif. Il est d’autant plus problématique qu’il donne l’impression qu’il y a une essence fondamentale et immuable du terrorisme. J’ai privilégié une approche inspirée par Foucault qui nous a enseigné à penser en termes de dispositifs. Ces dispositifs ne sont pas des blocs monolithiques, ils sont contradictoires, mobiles et sujets à des mutations constantes. Des dispositifs de terreur comme l’IRA irlandaise, l’ETA basque ou les FARC colombiennes ont pu à un moment renoncer à leur stratégie de terreur pour passer à un autre type de stratégie.

La grande question pour moi était : est-ce qu’un dispositif de terreur comme le djihadisme peut muter de cette façon pour se transformer en quelque chose d’autre ? J’ai donc tenté une analyse en termes de stratégie, en m’appuyant sur les textes fondateurs du mouvement djihadiste et il m’apparaît très clairement que jamais les djihadistes ne changeront. Non pas parce qu’ils seraient par essence terroristes mais parce qu’ils ont une stratégie bien déterminée : ils visent non pas juste l’expulsion de personnes étrangères au territoire, mais bel et bien un « djihad mondial », c’est-à-dire une conquête d’un empire international sur les ruines de l’Occident. Tant que ce monde n’aura pas été conquis par leur armée, ils ne baisseront pas les armes. Cela peut paraitre délirant mais c’est constitutif de leur stratégie. Il n’y a aucune raison qu’ils changent puisque c’est lié à leur projet fondamental. C’est à cet égard que la notion de dispositif de terreur me parait plus souple et plus intéressante que celle de terrorisme. De la même manière, plutôt que de parler de « religion », j’ai préféré parler de « dispositifs de croyances », permettant d’aborder de manière plus fine la question de l’Islam. Nous évitons ainsi de considérer l’Islam comme un bloc monolithique, qui serait à défendre en totalité ou à attaquer en totalité. Il faut au contraire penser la complexité, les lignes de fractures et les lignes de fuite qui traversent l’Islam.

Est-ce qu’alors vous pourriez revenir, notamment à partir de vos récents travaux concernant les dispositifs de persécutions dont vous parlez dans Ils m’ont haï (Cerf, 2015), sur le rapport complexe entre ce que vous nommez justement dispositifs de terreur et dispositifs d’émancipation?

Ce que j’appelle « dispositif de terreur » dans ce livre est une autre manière de nommer ce que j’avais appelé dans mon livre précédent « dispositif de persécution », la persécution visant toujours la mort, le meurtre voire l’extermination. Elle peut être délimitée, localisée lorsqu’elle veut viser quelques individus. Lorsqu’elle s’étend, lorsqu’elle s’emballe et qu’elle peut viser tout le monde, elle devient un dispositif de terreur, à l’exemple de la chasse aux sorcières ou de la Révolution Française. Pour le dernier ouvrage, la question du dispositif de terreur me paraissait plus pertinente car à l’origine du djihadisme contemporain il y a l’objectif d’anéantir totalement l’Occident et de créer un empire islamique mondial. Dès le départ, il y a donc une terreur généralisée qui ne vise pas simplement quelques individus mais n’importe qui, sous la forme d’attentats aveugles par exemple. Certains attentats djihadistes, comme au Bataclan, sont des attentats non-ciblés, où tout Occidental est considéré comme un ennemi qu’il faut anéantir. Nous avons donc à faire d’emblée à un dispositif de terreur. Je veux insister sur le fait que cela représente une variante des dispositifs de persécution qui, à la différence des dispositifs d’exclusion, de normalisation que Foucault avait analysés, ne cherchent pas à enfermer ou à discipliner des sujets, mais à repérer une cible pour l’exterminer.

Il est question, notamment dans Les Nouveaux martyrs d’Allah de Farhad Khosrokhavar, d’un dualisme du djihadisme, notamment entre, d’un part, un djihadisme majeur, qui serait intérieur, interne à la personne, tel une purification de l’âme, et d’autre part, un djihadisme mineur, qui serait extérieur, cherchant à une purification de l’humanité de ses « ennemis » ou des non-musulmans. Pourquoi selon vous l’aspect intérieur n’est pas privilégié par ces djihadistes en quête de soi ?

Dans le livre, j’évoque le soufisme en citant assez longuement Ibn Arabi, car l’Islam est un dispositif traversé par différentes lignes de fractures, différentes tendances. Il y a une dimension mystique dans le soufisme, profondément ouverte à l’ensemble des autres croyances. Elle représente une conception beaucoup plus pacifique, plus tolérante de l’Islam. Je pense que les djihadistes le savent, connaissent cette variante alternative de l’Islam qui pourraient exercer une attraction sur les autres musulmans. C’est pourquoi les soufis sont considérés comme des ennemis mortels. Partout où les djihadistes s’emparent d’une ville, comme à Tombouctou, ils s’empressent de détruire les mausolées soufis, de brûler leurs livres. Le dernier grand attentat opéré par les djihadistes dans le Sinaï en décembre 2017 visait une mosquée soufie, faisant plusieurs centaines de victimes. Ils voient donc de manière très lucide dans le soufisme une alternative forte à leur vision intolérante, sectaire, violente, mortifère de l’Islam. Ainsi, pour nous Occidentaux, il est très important de soutenir ces variantes alternatives de l’Islam. Et il y en a d’autres encore : n’oublions pas que l’Islam est un dispositif de croyances très complexe et multiforme.

L’immense majorité des musulmans ne partagent pas du tout l’objectif des djihadistes. Le salafisme, mouvement moderne apparu à la fin du XIXème siècle, pose des problèmes, étant un fondamentalisme qui prône un retour à des prétendus fondements de l’Islam. On a souvent dit que le salafisme était la porte d’entrée du djihadisme, mais il y a un très grand nombre de salafistes qui sont pacifistes, qui prennent comme modèle les premiers compagnons du prophète comme des modèles de piété, en cherchant à les imiter dans leur vie quotidienne, dans leurs prières. Or, les djihadistes s’approprient les mêmes modèles en en faisant des héros guerriers. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’au sein même du fondamentalisme musulman, il existe des alternatives au djihadisme. Par exemple, les Frères musulmans représentent un mouvement fondamentaliste très réactionnaire, mais que l’on ne peut pas non plus associer immédiatement au djihadisme.

Farhad Khosrokhavar

Qu’est-ce qui attire vers le djihadisme les jeunes musulmans et non-musulmans occidentaux ? Certainement sa dimension violente, agressive, destructrice, intolérante, parce qu’ils y trouvent un reflet de leur révolte. Pour mener leur quête de soi, ils vont préférer au Grand Jihad dont parle l’islam une révolte violente et agressive. La grande question semble être de trouver justement des alternatives à ce type d’engagements, notamment du côté de la politique en fondant un mouvement radical qui propose autre chose, ne passerait pas par une guerre sainte contre les soi-disant infidèles mais par une transformation profonde des conditions sociales et politiques contemporaines.

En ce sens, est-ce un travail que l’Islam doit mener sur lui-même ou est-ce que les autorités politiques doivent se pencher sur ces questions pour accompagner, voire imposer des codes pour sortir de cette violence ?

Il y a des fondamentalismes régressifs dans toutes les grandes religions, comme on le voit clairement aujourd’hui. Par exemple, on parle très peu du fondamentalisme hindouiste, qui est puissant et au pouvoir actuellement en Inde. Il y a bien sûr les fondamentalismes chrétiens et des fondamentalismes juifs très virulents, comme en Israël. Ces régressions qui affectent toutes les religions sont dues certainement à une grande crise que rencontrent les religions traditionnelles. Toutefois, je ne crois pas non plus qu’il y aurait une quelconque sortie du religieux, tel que défendu par le prétend Marcel Gauchet que je critique dans le livre. Il serait tout aussi faux de dire que les autres religions sont épargnées par ces formes violentes mais aujourd’hui c’est à travers l’Islam qu’elles s’expriment avec le plus de violence et d’extrémisme. En ce sens, il faut voir qu’il y a un problème inhérent à l’Islam sans pour autant essentialiser l’Islam comme religion intolérante par principe. Précédemment, j’ai évoqué les courants soufis qui sont plus ouverts à la pluralité des croyances que bien d’autres religions. Cette violence ne fait donc pas partie nécessairement de la logique interne de l’Islam.

Ce qui est intéressant ici c’est l’idée couramment défendue par certains au sein de l’Islam selon laquelle le texte sacré qu’est le Coran serait incréé, idée qu’on ne retrouve ni dans le christianisme ni dans le judaïsme. L’approche critique et contextuelle est rendue plus complexe à cet égard pour cette raison. Néanmoins, si c’est un point de blocage, il ne me parait pas nécessairement décisif. La preuve en est que lorsqu’on observe l’histoire de l’Islam, on assiste à une floraison d’écoles mystiques, philosophiques ou juridiques qui se sont déployés dans toutes les sortes de directions. On voit clairement que les théories sur le Coran incréé n’ont pas du tout empêché ce travail critique de contextualisation.

Ce qui me semble ici majeur, et nous l’avons évoqué tout à l’heure, c’est bien plutôt le déni de reconnaissance subi par l’Islam dans la succession des trois religions abrahamiques. A cet endroit, je pense qu’on touche quelque chose de très profond, de très enfoui. Arrivé en troisième lieu, l’Islam se place comme conservation, dépassement et réalisation des deux premières révélations abrahamiques. En ce sens, l’Islam reconnait la validité du christianisme et du judaïsme mais il n’est pas authentiquement reconnu en retour par les deux religions précédentes. Ce déni de reconnaissance peut mener à cette colère, cette indignation voire cette haine vis-à-vis des frères aînés. Ce sentiment est présent dès l’origine de l’Islam,et on en trouve quelques traces dans le Coran. La grandeur de l’Islam du point de vue culturel ou scientifique a mené à un refoulement au sens freudien du terme de cette détresse symbolique. Les choses ont changé depuis les premières défaites pendant les Croisades et la Reconquista, jusqu’au colonialisme européen et à l’effondrement de l’Empire Ottoman. De siècles en siècles les défaites se sont accumulées, le blocage historique s’est fait de plus en plus évident, aux yeux des musulmans aussi : ainsi, ce refoulé a fait retour en prenant la forme d’un ressentiment haineux et féroce, envers les chrétiens et les juifs. Le déni de reconnaissance que j’évoque ici opère sur le plan symbolique. Si ce déni n’avait pour source que les difficultés sociales et économiques, nous voyons quel type de programme politique il faudrait mettre en œuvre pour résorber cette détresse. J’insiste : l’Islam, comme dispositif de croyance, souffre d’un déni de reconnaissance symbolique.

On a à faire ici à ce que j’appelle le « complexe d’Ismaël » renvoyant à des schèmes très archaïques sédimentés depuis des siècles. Combien de temps faudra-t-il pour surmonter ce complexe d’Ismaël ? Est-ce seulement possible ? Pour avancer je crois qu’il faudrait encourager une reconnaissance réciproque et respectueuse des trois religions abrahamiques. Par exemple, cela a été fait par l’Église catholique pour modifier définitivement son rapport aux juifs, depuis Vatican II notamment. Après des siècles d’une attitude agressive et méprisante vis-à-vis du judaïsme, a succédé une attitude compréhensive, respectueuse de dialogues, où l’Église demande pardon pour les fautes commises en son nom. Si un dispositif de croyances aussi institué et cristallisé a su bouger, l’Islam a toutes les chances de le faire, même si cela peut prendre des décennies voire des siècles. Dans tous les cas, pour revenir à votre question, c’est aux musulmans que revient ce travail, pas aux non-musulmans. Et sans aucun doute, on remarque que des forces de l’Islam vont déjà dans cette direction, avec de nombreux réformateurs courageux qui tentent de lever les blocages symboliques et historiques de l’Islam. L’emporteront-ils sur les forces plus réactionnaires ? Nul ne le sait.

Détail d’une page du Coran en langue arabe

Quel est l’enjeu pour l’Islam à cet égard ? Historique ? Symbolique ?

L’enjeu est avant tout de savoir qui est le favori de Dieu. Les invasions Mongoles au XVème siècle ont fait beaucoup de mal à la civilisation brillante de l’Islam, faisant apparaitre de nombreux blocages, entrainant son relatif déclin. Et il est certain que les masses musulmanes cherchent à réinscrire leur place dans l’histoire. Mais, à mon sens, il faut se situer sur un plan plus radical : la question de savoir qui est le favori du Père, c’est-à-dire le schème de l’élection. Il s’agit de déconstruire le schéma de l’élection exclusive pour en finir avec l’idée qu’une seule religion serait le favori du Père ou qu’il y aurait un peuple élu. Je veux penser un « partage de la promesse ». Cette promesse portée par la révélation d’Abraham appartient à tous ses fils. Cela permettrait de surmonter le ressentiment, l’envie et la haine entre les différents héritiers d’Abraham.

Je termine le livre en faisant référence à une très belle pièce de Lessing intitulée Nathan le sage, qui mobilise le thème des Trois Anneaux. Un père possédait un anneau magique et ne savait pas auquel de ses fils le léguer. Pour ce faire, il a fait fabriqué deux anneaux semblables au premier, donnant à chacun des fils un anneau. Après sa mort, les trois fils commencent à se disputer, portent plainte devant un juge, s’accusant les uns les autres d’être des usurpateurs. Le juge dit : écoutez, vous avez chacun un anneau reçu de votre père, ce qui est la preuve que votre père vous a aimés de manière égale, les trois anneaux sont identiques, vous devez vous réconcilier. C’est ce message là qu’il s’agirait de faire passer mais c’est très difficile chez les croyants de ces trois religions. Pourquoi ? Parce que cette idée se heurte à toute une série de fantasmes, de complexes ou de schèmes incrustés et sédimentés depuis des siècles.

Vous montrez qu’il y a un débat profond qui anime l’islam en ce qui concerne la question de l’autosacrifice, à savoir si les « bombes vivantes » sont conformes à l’islam ou au contraire une violation du Coran. Certains considèrent que c’est un acte puni par les lois coraniques codifiées par le fiqh et que c’est un acte condamnable dans la mesure il va dans le sens contraire des préceptes et interdits de l’islam. Autrement dit, cette frangeconsidère que c’est un suicide déguisé, qui prend les parures de la religion musulmane pour espérer un rachat divin qui ne viendra jamais, en raison de sa contradiction formelle avec l’islam. Néanmoins, d’autres seront d’avis de comparer, voire de confondre la figure du kamikaze et celle du martyr, permettant dès lors de donner une portée théologique au geste du kamikaze. Dans quelle mesure pourrions-nous considérer que ce que vous nommez « sacrifice de soi » fait du djihadiste qui passe à l’acte un kamikaze ? Et comment serait-il possible d’en faire, par la même occasion, un martyr ?

Cette problématique est au cœur du livre, je vous remercie de la poser aussi clairement. Dans le livre j’ai choisi de me confronter à René Girard ainsi qu’à Freud sur son versant d’anthropologie psychanalytique. Ce qui m’intéresse chez Freud c’est l’idée que toute société repose sur un crime perpétré en commun, qui serait répété dans les rites fondateurs du sacrifice. Le débat entre Girard et Freud porte sur la victime : le crime porte-t-il sur un père tyrannique (Freud) ou sur n’importe qui, sur une victime innocente prise comme bouc-émissaire (Girard) ? Je ne cherche pas à trancher cette question mais à rappeler que l’Islam condamne le suicide. Si on considère ce type d’attentats comme un suicide à la manière d’un grand nombre de théologiens musulmans, il va être condamné comme cela a été fait par les juristes sunnites à propos des attentats du 11 septembre 2001. En revanche, les djihadistes valorisent cet acte en parlant non pas d’attentat-suicides mais d’attentats-martyrs. Pour ce faire, ils s’appuient sur une conception du martyr propre à l’Islam qui implique que celui qui meurt sur le chemin de Dieu en combattant pour défendre et diffuser l’Islam est considéré comme un martyr. Cette conception du martyr comme combattant n’est pas présente dans la conception chrétienne du martyr. Néanmoins, dans les deux cas le martyr est le témoin, que ce soit le marturos ou le shahid : ce sont des témoins de leur foi. Savoir s’il est question de martyr ou de suicide est du ressort des théologiens musulmans.

Ali Shariati

Ce qui m’intéresse est la dimension sacrificielle de ce geste. Vous évoquez le cas des kamikazes, mais il me semble que c’est un autre contexte car il s’agissait de soldats qui se jetaient avec un avion bourré de bombes sur la flotte américaine en 44-45, visant des cibles militaires et non des civils. C’est par ailleurs pour cela que les kamikazes japonais survivants ont protesté contre l’usage de cette dénomination pour parler des attentats-suicides actuels. En revanche, le mot « kamikaze » n’est pas indifférent puisqu’il signifie « le vent des dieux ». On observe de ce fait la dimension de ce terme. Peut-être que cette forme de sacrifice au nom de sa foi se retrouve chez les Tigres tamouls qui ont déchiré le Sri Lanka.

Qu’en est-il des attentats-suicides dans le djihadisme ? Personnellement, je crois qu’il y a une dimension sacrale par le biais d’une auto-sacralisation. Ceux qui se font exploser, qu’ils en soient conscients ou non, rentrent dans un dispositif sacrificiel en faisant de leur corps une offrande à leur Dieu pour espérer arriver immédiatement au Paradis. La doctrine classique de l’Islam consiste à dire que celui qui meurt en shahid, en martyr est absout de tous ses péchés et accède directement à la présence divine. C’est un dispositif sacrificiel. La particularité vient du choix du sacrifié : il n’est pas question de sacrifier une personne extérieure mais de procéder à un autosacrifice. Ceci est étranger à la religiosité de l’Islam sunnite. Je suis à cet endroit Les nouveaux martyrs d’Allah, ouvrage dans lequel Farhad Khosrokhavar insiste sur la figure du penseur iranien et opposant d’extrême-gauche au Shah d’Iran, Ali Shariati. Ce dernier, sans doute assassiné par la police du Shah, avait fait une apologie vibrante du martyr, en appelant à réactiver les anciens schèmes martyriologiques propres à l’Islam chiite afin de demander à chaque combattant de devenir un martyr. Il défendait l’idée que le martyr était le cœur de l’histoire, qu’en se jetant dans le brasier du martyr le sujet se purifie de sa part impure et devient quasiment divin…

Cette apologie du martyr revêt l’aspect d’une technique du combat politique, opérant la fusion entre le militantisme révolutionnaire et la martyriologie du chiisme. Ali Shariati l’avait nommé le « chiisme rouge », rouge comme couleur de la Révolution et comme couleur du sang des martyrs. Cela insiste sur l’aspect doloriste et sacrificiel propre au chiisme etqui est étranger au sunnisme. Je crois que ce basculement vers le sacrifice vient de la Révolution iranienne et à travers les années de guerre entre l’Irak et l’Iran, où des jeunes bataillons se jetaient avec enthousiasme sur les champs de mines ennemis. Cette pratique d’autosacrifice a fini par migrer dans le monde sunnite. Comment ? Je laisse ces points techniques aux spécialistes.

Est-ce que tous les djihadistes qui se font exploser ont conscience de tout cela ? Encore une fois, ce n’est pas certain car ils sont pris dans un dispositif d’autosacralisation comme martyr. On retrouve ce rapport ambigu entre sacrifice et autosacrifice. Peut-être que la meilleure réponse est chez Georges Bataille pour qui la forme originaire du sacrifice c’est l’autosacrifice. Qu’est-ce à dire ? Le sacrifiant fait une offrande de son corps à destination de son dieu. Simplement, au cours de l’histoire, pour survivre, le sacrifiant a choisi une victime substitutive qui meurt à sa place. Cette mort est une mort symbolique qui en passe par l’identification à la victime, qu’elle soit humaine, animale ou végétale. Cette hypothèse est confirmée par l’étude des textes de l’Inde védique. La sacrifiant s’identifie à la victime dans un processus fondamental de mort et de résurrection. C’est, de toute évidence, en mobilisant ces schèmes fondamentaux et ces croyances archaïques que l’on peut comprendre ce qui est à l’œuvre dans les attentats-suicides ou attentats-martyrs des djihadistes.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey


Notes :

[1]Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman,p. 92

[2]Bernard Stiegler. Dans la disruption, p. 131

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