Esthétique/Philosophie

L’art ou la vie ?

Campbell’s Soup, Andy Warhol, 1962, MoMA (97cm x 163 cm / Flicker, Sharon Mollerus, CC BY 2.0

Depuis plusieurs mois déjà, une vague d’actions militantes prend pour cible des œuvres d’art, dans le but affiché de sensibiliser l’opinion publique à la question climatique. Les dernières en date ont par exemple consisté à asperger un tableau de Van Gogh de sauce tomate, ou à se coller le crâne contre La jeune fille à la perle de Vermeer. Le motif initial est légitimement hors de toute critique, l’intention est bonne sans discussion, puisqu’il s’agit de préserver les générations futures d’un désastre écologique, social et politique. Pour autant, il n’est ni certain que ce type d’action soit efficace, ni qu’il permette de soutenir sans la discréditer la cause écologiste. Inutile et incertain, donc, le lancer de la soupe à la tomate contre un Van Gogh ? Et en quoi ne serait-il pas, au contraire, à la hauteur des circonstances ?

S’il s’agit de dénoncer les rouages du marché de l’art, on peut s’étonner que ce soit un artiste qui a vécu dans la quasi-misère toute son existence qui soit pris pour cible, à une époque où la vente de tableaux passait essentiellement par quelques personnalités ciblées. S’il s’agit de dénoncer le musée comme espace de contrôle social et politique, cette revendication semble anachronique, quand on la compare à ce qu’elle a été par le passé[1]. S’il s’agit d’alerter sur l’urgence climatique, l’action est mal pensée : l’on ne retiendra qu’un geste vaguement agressif dont la nécessité n’est pas même motivée par le choix d’un lieu où l’avenir de la planète se joue.

Car ce que les militants opérant ce genre de coup d’éclat semblent ne pas avoir pris en considération, c’est que les musées subissent également les revers du dérèglement climatique. Les exemples sont innombrables, de la grotte Cosquer dont il faut réaliser une copie avant qu’elle ne disparaisse sous les flots, à la question de la climatisation qui se posera à l’avenir de manière aigüe dans les lieux d’exposition. Beaucoup d’actions sont entreprises en ce sens, comme le montre par exemple la réflexion menée sur le transport des œuvres au musée Guggenheim[2]. D’une manière générale, les musées sont engagés dans la question de l’éco-responsabilité, celle-ci se déclinant sous la forme de l’éco-conception des expositions, ou d’une réflexion sur la consommation de l’énergie. Préserver le patrimoine, c’est aussi garantir pour le futur l’existence de biens dont tout le monde peut jouir, à défaut de pouvoir les consommer.

Jeudi 18 août 2022, les militants du collectif d’Ultima Generazione ont collé leur main au socle du Groupe du Laocoon au musée Pio-Clementino, au Vatican. – ©Ultima Generazione/Alessandro Pugliese

On pourrait toujours se demander si la vie ne doit pas faire l’objet d’une préférence systématique par rapport à l’art, en arguant l’utilisation de tous les moyens possibles afin de défendre cette cause. Pour autant, la légitimité de celle-ci n’adoube pas la nature des moyens employés. L’on pourrait toujours neutraliser les critiques envers cette action en raison de sa dimension symbolique : il ne s’agit que de soupe à la tomate sur une vitre, il n’y a pas mort d’homme, et les œuvres n’ont – pour le moment en tout cas – pas été abîmées[3]. De plus, les tournesols ne sont-ils pas les témoins d’une nature que les générations futures ne connaîtront pas ? Peut-être, mais il est difficile de nier la dimension iconoclaste de ce geste, qui est quant à elle bien réelle. La volonté d’atteindre aux images est un geste récurrent de la part de ceux et celles qui revendiquent davantage de pureté morale. C’est une question déjà ancienne, du concile de Trente à la critique du vandalisme révolutionnaire par l’Abbé Grégoire en 1794. De la part de militants qui revendiquent la préservation de la vie à tout prix, l’attaque symbolique de sa simple représentation semble un choix peu pertinent, voire dérisoire. On peut ainsi se demander si le spectacle de cette destruction potentielle ne vaut pas davantage que ce qu’elle est censée dénoncer.

En ce sens, c’est l’efficacité même de ce geste qui reste à démontrer, puisqu’il risque de conduire à ce que l’on voit déjà se mettre en place : une expansion de ce type d’action, dont la viralité prend le pas sur la signification. Ainsi, dans la dernière action menée à l’encontre du Vermeer, le discours se réduit à simple appel au pathos, les militants demandant ce que le public « ressent » en voyant cela. C’est réduire la démarche à ses effets, indépendamment d’une intention clairement compréhensible et cohérente. Plus encore, les musées vont être amenés à renforcer leur sécurité afin de pallier ce genre de problème, et les coûts pour protéger les œuvres vont augmenter. Cela risque de ne conduire qu’à alourdir des protocoles déjà pesants permettant l’accès aux œuvres d’art. Ce sont donc les musées, mais plus directement les publics, qui vont pâtir de ces actions. Pourtant, ce sont des lieux où peut se développer la sensibilisation aux questions écologiques, puisque leur mission première consiste à garder en état des témoignages du passé pour les donner à voir aux les générations futures. Ils permettent ainsi de construire dans l’esprit du visiteur la conscience d’une temporalité longue, seule à même de limiter les effets d’une consommation immédiate et sans freins.

Lucio Fontana, Concetto spaziale, La fine di Dio (63-FD.17), 1963

Le dilemme qui nous enjoindrait à choisir entre l’art et la vie doit donc être questionné. D’abord, parce qu’il n’est pas certain que la préservation de la vie, quelles qu’en soient les conséquences, soit un principe moral et pratique universellement acceptable. Ensuite, parce que la défense du patrimoine répond à des objectifs de long terme qui peuvent tout à fait s’accorder avec ceux que défendent les écologistes, même les plus radicaux. Enfin, parce que le musée n’est pas un lieu séparé de la vie, contrairement aux faibles arguments qui voient en eux une manière systématique de fétichiser les pièces exposées[4]. L’art est également un besoin vital, qu’il s’agisse de sa dimension créatrice, divertissante ou culturelle. Il n’est pas le lieu d’un pouvoir unilatéral et arbitraire qui serait complice de la destruction de la planète, ce qui ne l’autorise pas à négliger les effets de ses actions sur l’environnement. Réduire la préservation de l’existence humaine à la préservation de ses conditions vitales, c’est nier la part du culturel et du spirituel qui en fait la dimension non pas supérieure, mais spécifique. La culture elle-même est une émanation de la vie, en son sens le plus général et le plus généreux.

© Guillaume Lurson


Notes :

[1] C’est le sens des analyses de Bourdieu et de Dabrel dans L’amour de l’art (Paris, Minuit, 1969), ouvrage de circonstance qui se fait l’écho d’une politique culturelle dépourvue d’ambition démocratique.

[2] Voir Daniel Vega : « Nous voulons être zéro carbone », The art newspaper, 14 octobre 2022.

[3] Sur cette question, voir l’émission les Matins de France Culture du 25 octobre 2022 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/l-invite-des-matins-du-mardi-25-octobre-2022-9767942?dddd

[4] Critique classique du musée, que l’on retrouve chez Quatremère de Quincy, Valéry ou Adorno, sous des formes spécifiques. Ce n’est pas à dire que cette critique n’a pas été, à un moment donné, nécessaire, mais que les critiques actuelles que l’on peut adresser aux musées ne peuvent porter sur ce point, alors qu’ils sont engagés dans des processus de médiation importants qui n’ont aucun équivalent dans leur histoire passée.

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