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Amuse-bouche culturel | Pérégrinations au Musée Maillol : le visiteur de musée « intus et in cute »

Sans titre

Aux musées, deux sentiments immergent les visiteurs : la fierté et la honte.

Superbia

L’orgueil de celui pour qui tout a joliment été mis en scène est palpable. Le visiteur est venu fier de sa démarche, concéder de son temps précieux et de son attention fugace au travail de toute une vie. Fort du rôle que lui inspire le silence des lieux ou la musique portée par ses écouteurs, il se meut différemment de son habitude. Il arpente les couloirs de la culture avec la suffisance des maîtres des lieux, s’arrêtant pour observer, avec contentement, la beauté d’une scène qui lui serait destinée ; passant souvent à la hâte sur ce qui lui semble ordinaire.

Au musée, tout est question d’esthétique et d’images. En entrant dans les maisons de culture, l’individu se pense s’accomplir, accéder à une forme idéal de lui-même. Gentilhomme cultivé et intellectuel, il s’y emplit – ou joue à l’être – des vertus associées au connaisseur d’art : tempérance, humilité et sensibilité, curiosité et élégance. La proximité avec l’objet d’art, sa beauté inapropriable et son inutilité matérielle, impriment encore en lui les idéaux – inconsciemment révérés dans la culture française – d’une noblesse détachée des considérations de nécessité. Il s’épanouit dans son humanité. Son orgueil est alors porté par l’image qu’il s’offre de lui-même dans ces reliquaires d’objets précieux. Et son sentiment de suffisance immerge de ce qu’il pense donner à voir à autrui ; celui qu’il a adoubé d’une « grande valeur intellectuelle » de par sa même présence dans les lieux.

Le raffinement du décor, les critiques favorables de l’expérience offerte ou la popularité de ce qu’on y trouve, semblent aujourd’hui être devenus les nouveaux porteurs d’auras. Celles de la réussite sociale et intellectuelle qu’on projette sur l’habitué du musée. Par sa présence dans ces lieux séculiers sacralisés, le visiteur se les approprie. Et les efforts qu’il fournira – ses déplacements, les queues infinies, le prix exorbitant du café dans l’élégant restaurant – seront autant de motifs d’orgueil supplémentaires d’être parvenu. C’est là en action le mécanisme de la distinction par la Culture de Bourdieu.

L’exposition d’art n’est-elle alors devenue qu’un exercice social parmi d’autres ? Sans autres perspectives que d’être vue et de consommer par le regard, l’individu hyper-moderne irait-il au musée comme il irait au restaurant ou au spectacle ? Tout prête à y croire. Car, on ne se déplacerait plus pour s’élever par l’admiration du génie ou pour penser l’impact des oeuvres sur soi et sur le monde. On ne se déplacerait finalement plus que pour retirer l’aura de leur mise en scène. A la recherche d’expérience, d’une activité de quoi s’occuper ; pourvu que celle-ci soit socialement considérée. Et les échanges de regards des visiteurs ne cherchent que reconnaissance de leur présence, la force de leur intérêt. On perçoit ici aisément le malaise de Jean Clair[1].

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Molestia

Mais la fierté du visiteur de musée n’est pas tout à fait encore une arrogance. Il est encore bien trop mal à l’aise pour cela. Comment ne pas l’être ? De chaque objet soigneusement présenté émerge tout le poids de l’Histoire, les heures d’abnégation dans le travail et les pléthores études des spécialistes. A moins d’être de ces rares initiés ou étudiants zélés à la sculpture du XXème siècle, que peut dire le visiteur devant les oeuvres de Maillol ? Rien. Notre curiosité, autant que le désir d’approcher l’aura du célèbre, de ce qui a été élevé au rang d’art, sont en réalité bien plus grand que notre admiration pour la chose.

Cette gêne naturelle devant l’intemporalité de l’art inspirera toutes sortes de comportements. Pour la plupart, l’embarras n’aura que peu de conséquences, tant la peur du déclassement est pressante. Les plus honnêtes iront  peut-être avant s’intéresser, pour arpenter silencieusement les couloirs ornés, avec pour seuls commentaires leur admiration silencieuse. D’autres, étaleront le peu qu’ils en savent pour parfaire leur image. Quant aux moins initiés, ils opteront comme le décrivait Bourdieu, pour une auto-censure. C’est peut-être la posture la plus inée, la plus sincère aussi. Mais elle ne doit pas être encouragée, tant l’élévation et l’ouverture au savoir sensible est une nécessité d’humanité qui ne peut être déniée.

Ainsi, noyé dans la foule de nos congénères, chacun de nous observera impressionné la présence de l’autre, qu’il tentera d’imiter en perfectionnant sa propre performance. Et dans l’hypocrisie la plus totale, à l’ombre de l’intimité des pensées, chacun se demandera : fais-je illusion ?

Bellae artes

En circulant dans les allées fléchées, jouant des épaules pour trouver le meilleur angle d’observation, y espérant une épiphanie d’intellection, on entend se répéter : « oh c’est beau », « tu trouves ça beau ? », « c’est moche », « c’est vraiment une oeuvre d’art! », ou encore « attends j’te prends en photo en faisant la même pause que la statue ». Si vous ne l’avez pas remarqué, tendez l’oreille ! Le registre du beau est devenu aujourd’hui l’instrument indispensable au visiteur pour maquiller sa honte. Celle d’être à un endroit où il ne se sent pas à sa place mais qu’il dissimule en se l’appropriant fièrement. Paradoxe de l’homme hyper-moderne. Et face à ses lacunes et son désir d’illusion, il ne lui reste que ce qu’il a conceptualisé de l’art : création du beau.

Pourtant, depuis l’Antiquité, le débat philosophique s’écharpe sur la définition à donner à la beauté et sur le point de savoir si celle-ci est le propre de la création artistique, son objectif ou son essence. Platon condamnait l’oeuvre pour sa mimetis qui détournait l’admiration du spectateur pour le Réel, mais associait le concept de beauté à l’art lorsqu’il réussissait à reproduire l’harmonie du monde des Idées. Hegel lui, associait la beauté à l’oeuvre, ayant pour mission sacrée d’idéaliser le réel, de le rendre peut-être plus supportable. Mais alors, pourquoi invoquer le beau si celui-ci est aussi incertain et débattu ? Quelle magie s’opère à l’invocation du concept de beauté qui protège le visiteur de la contradiction et le rassure dans sa performance timide ?

« Critique de la faculté de juger », E. Kant (Vrin, trad. Philonenko)

Il faut en appeler à Kant et à sa Critique de la faculté de juger pour le découvrir. Il y dévoile un déterminisme amusant autour du concept de beauté : si l’on accepte d’autrui d’avoir des goûts différents[2] (« j’aime, je n’aime pas »), il n’en est pas de même de l’idée de beauté. Car dire d’une chose qu’elle est belle, c’est lui attribuer la propriété du beau. C’est penser que sa beauté est perceptible de tous et de la même manière. Kant dissocie alors deux choses : la capacité de jugement, absolument subjectif qui découle de la représentation que l’on a de l’objet, et le plaisir esthétique aux tonalités universelles. Voilà le visiteur démasqué ! En appelant au goût subjectif, le visiteur ouvre la porte au contradictoire et permet une place au débat, qu’il aura peut-être du mal à assurer. Tout dépendra de ses connaissances, de sa capacité d’argumentation, d’expression, et d’introspection de ses propres appétences. Mais en appelant au beau, par chance associé communément à l’art, il tue dans l’oeuf toutes contestations. Intemporel et territorialement évolutif, le beau devient argument d’autorité universel et individuel devant lequel plus personne ne peut quoi que ce soit. On en veut pour preuve le profond embarras devant lequel l’art contemporain nous met aujourd’hui : beau, laid ? chef d’oeuvre, supercherie ? Le visiteur ne semble plus rien pourvoir dire ou penser tant l’art contemporain lui parait obscur et désaxé du concept de beauté. Il reviendra alors plutôt docilement au lexique plus subjectif du goût, laissant le précepte de beauté à l’art traditionnel ; revendiquant aisément une diktat du marché de l’art comme l’évoquaient Alain Troyas et Valérie Arrault[3].

Les visiteurs jouent donc leurs rôles. Un rôle qu’ils connaissent pourtant aujourd’hui bien mal, ne sachant plus grand chose ni de l’Histoire, ni des codes qui ont nourris les oeuvres qu’ils admirent. Ils semblent perdus dans un monde plus ancien qu’eux, que leur modernité leur a appris à regarder avec méfiance. Mais, jouent avec sérieux à observer ce qui, dénué d’intérêt pour l’existence, a été sacralisé par la société désenchantée dont ils sont issus. Le mythe de l’Homme moderne est ici en action. Auto-engendré, à l’ego fragile et assoiffé de reconnaissance, il se suffit à lui-même dans sa perception et désignera fièrement ce qui, de façon universelle et énigmatique, est beau ou ne l’est pas, doit-être élevé au rang d’art ou non. Pétri d’égalité, il concèdera encore son intérêt avec une certaine envie, celle d’être lui aussi mis à l’honneur. Car, comment ne pas rêver de devenir muse à son tour devant le destin romanesque de Dina Vierny sous les mains Maillol ?

Les yeux et les corps dansent ainsi, au tempo moderato, d’une oeuvre à l’autre, de l’écran du smartphone au voisin de parcours ; de façon à en voir suffisamment, d’en avoir pour son argent, surtout d’avoir l’air assez intéressé donc intéressant.

Dina Vierny et Aristide Maillol

Ces constats acerbes étant faits, se posent d’inévitables questionnements. Comment comprendre le sens et les enjeux des arts à une époque où l’Ecole républicaine, assommée de pragmatisme, est sommée de former à un métier ? Comment être à sa place devant ce que la société contemporaine de travail ne nous laisse que peu de temps de découvrir ? Enfin, comment dans une société capitaliste d’obsolescence peut-on espérer retrouver le charme lointain de la sensibilité artistique ?

Savoir que chacun d’entre nous est au musée un simulacre de son idéal, un acteur de son propre désir d’élévation sociale, intellectuelle et spirituelle, est certainement la meilleure des réponses. Un premier pas indispensable pour changer notre rapport contradictoire à la production artistique. Arrêtons de consommer le culturel comme palliatif à nos désirs thymotiques, à nos peurs de déclinisme. Le visiteur doit savoir que, même sans connaissances et compréhension profonde des oeuvres, il n’est pas dépourvu. Car, c’est en cultivant son humilité naturelle, sa soif de curiosité et d’élévation, qu’il pourra déjà observer ce qui l’unit universellement à l’artiste : l’aisthétikos[4]. Il pourra alors commencer par chercher dans l’art ce qui ramène à soi. Pour plus tard entrevoir, que les interrogations et sensations qui s’éveillent en lui, s’appliquent invariablement au-dehors.

Aisthétikos 

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Car, l’art est la voie princière pour percevoir et exprimer ce qui ne peut être compris par l’unique raison. Il est l’unique moyen d’accumuler les expériences qui ne pourraient être vécues en une seule vie. L’unique moyen de raviver l’idée d’une essence de l’Homme seul capable de création. Le plus précieux aussi, car il est également une fin. Alors, plutôt que d’y chercher protection, voyons-y plutôt une source infinie de vertiges et de réflexions. Une sphère protégée de contemplation pure qui se doit d’être protégée de toute utilité, car « il ny a vraiment de beau que ce qui ne peut service à rien ; tout ce qui est utile est laid, car cest lexpression de quelque besoin »[5].

On en veut pour preuve notre dernière aventure au Musée Maillol. Le visiteur, devant les peintures de l’artiste, devient contributeur d’une atmosphère luxuriante. Il sent naître en lui une douce et inénarrable excitation, en entrant dans l’intimité de Dina. Allongée, tendancieuse, elle parait si réelle qu’il semble possible de tendre la main vers le galbe sensuel de son sein et presser de toute force les fesses qu’elle nous offre. Elle est là comme un affront à notre pudeur, comme un rappel de la beauté éternelle de notre nudité originelle. Devant les formes sculptées, sévères et voluptueuses, du deuxième étage, l’exaltation grandit encore. Encerclé par ces corps verts luisants, l’esprit s’oublie et le regard divague de creux en lignes, de plis en galbes.

Par la sublimation des formes, Maillol assouvit notre voyeurisme en le flattant et le réconfortant. Il nous fait sentir une nudité bienheureuse, épanouie, loin des regards culpabilisateurs. Il nous rappelle que le corps de la femme est de toutes, la beauté la plus puissante. Peut-être même la seule. Libératrices et fières, dissipant l’effet du Léther, les postures des statues de bronze nous ramènent au souvenir du souffle chaud de l’envie, aux derniers touchés fermes de nos amants. Et quel plaisir alors de voir ce que l’on voit trop peu ! De la poésie silencieuse, de l’admiration bienveillante, du désir sans possession. Car, personne ne semble prêt à poser la main sur elles, effrayés pour sûr de perdre l’illusion de leur excitation.

L’artiste a ainsi réalisé son rêve de parler en structurant les corps. Il a réalisé ce rêve d’inspirer en nous, par de simples créations silencieuses, toutes sortes d’idées folles qui en disent long sur notre individualité et sur toute l’humanité.

© Rhita Wirth Tijani


Notes :

[1] Jean Clair, Malaise dans les musées

[2] Pour le goût on accepte que « ce qui plait soit restreint à sa seule personne »

[3] Du narcissisme de l’art contemporain : critique de l’art contemporain dont la valeur serait reconnue proportionnellement à sa valeur marchande et aux louanges d’un cercle réduits initiés, enorgueillis par leur capacité performative à reconnaitre le talent là où personne d’autre ne sait le voir.

[4] « Sentiment esthétique » en grec ancien, c’est à dire la faculté de sentir et de comprendre.

[5] Théophile Gauthier, Mademoiselle de Maupassant.

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