Philosophie

« Nous anarchistes immoralistes » ou le darwinisme au regard de la religion

L’incrédulité de Saint Thomas, Le Caravage (huile sur toile, 1601-1602)

La religion est un concept dangereux. Pour tout un tas de raisons et par tout un tas de voies différentes, elle entre dans nos vies toujours pour le meilleur en ce qui nous concerne, nous, anarchistes immoralistes. Car son étude nous a permis d’asseoir définitivement notre conception de l’individu émancipé des dogmes. Parce que nous avons compris son modus operandi au long cours, la construction des structures sur lesquelles elle a bâti sa fortune, parce que nous avons suivi son cheminement toujours insidieux, poursuivant le même but – c’est-à-dire celui de conduire l’individu non pas au sein d’une déontologie qui renverrait à une réflexion de la pratique et de la posture éthique, mais au sein du dogme, cet enfermement dans les geôles où meurt la pensée critique – nous connaissons définitivement la valeur de l’Église doctrinaire.

Le monde binaire n’existe pas

Nous anarchistes immoralistes nous délectons de ce que le lobby religieux nous assomme de reconfigurations moralistes de toutes sortes. Car nous en faisons une arme se retournant contre son inventeur. Car nous opposons au dogme et à l’immobilisme une pensée cosmopolite et ouverte sur l’émancipation. Car notre individu est un individu spirituellement libre. Il peut voyager au sein des mondes de pensées, s’en imprégner et les déstructurer. Non pas dans le but mégalomaniaque de destruction à tout prix parce que la pensée immoraliste primerait sur toute autre par une supposée supériorité, mais parce qu’en l’esprit libre subsiste une force cognitive qui permet l’enchâssement d’idées. L’enchâssement étant un élan, une course d’appuis pour un saut dans la pensée ; et cette force est une caractéristique de l’individu anarchiste, immoraliste et individualiste. Trois attributs comme autant de valeurs intrinsèques à l’individu que nous défendons et qui ont servi de points de mire à la religion monothéiste. Car, quand l’individu parlait en son nom propre, la religion s’organisait autour d’une hiérarchie ; quand l’individu découvrait une palette de nuances dans l’explication des causes et conséquences des comportements, la religion se structurait sur une conception péremptoire du bien et du mal ; quand l’individu s’exprimait d’une voie unique, la religion ne jurait que par le groupe en offrant un refuge pour tous sans tenir compte de la singularité.

La mise au ban de l’unicité de l’être et la volonté d’universalité des principes ont refoulé les valeurs émancipatrices de l’individu. Car pour asseoir son pouvoir, la religion a dû briser le cou de la singularité que représentait l’individu. Alors qu’elle aurait dû l’aider à se construire, elle n’a fait que dresser des murs empêchant son cheminement psychique.

Portrait de Nietzsche, Edvard Munch (huile sur toile, 1906)

Le monothéisme n’a jamais libéré aucun individu de quoi que ce soit. Il n’a fait que proposer un leurre, celui d’un paradis perdu à reconquérir. Mais paradoxalement, alors que la religion ne prônait pas la possession matérielle, elle ne faisait que promettre quelque chose qui y ressemblait. Alors qu’elle aurait dû porter ses efforts sur l’affranchissement de l’être de toute conception d’appartenance, elle n’a fait que lui promettre une terre bénie et une affiliation au royaume de Dieu. La religion monothéiste est un fil à la patte de l’individu perdu au milieu du groupe. Pour ne pas qu’il s’échappe, la religion y a ajouté un nœud coulant. Ce nœud qui le retient c’est la promesse du paradis perdu, c’est la possession de l’éternité. Mais une éternité factice, loin de celle qui permet à l’individu de plonger en lui-même comme le supposait Kierkegaard[1].

Nous, nous ne promettons rien. Nous mettons à disposition des outils pour la compréhension du caractère singulier de l’individu et son acceptation par l’individu lui-même. Et ce caractère ne peut s’exprimer qu’en dehors de la transcendance, qu’en dehors de la métaphysique. L’individu ne trouvera son envol qu’en plongeant dans les tréfonds du physique. Ce physique, ce corps que la religion monothéiste a relégué dans les tréfonds de l’immoral. Alors nous devons combattre cette obsession de la religion pour la négation du corps, car pour nous le corps est un outil. Nous devons démonter les rouages par lesquels la religion a construit sa rhétorique dédaigneuse vis-à-vis de la force individuelle.

Si notre religion est l’individu, alors nous nous devons d’expliquer que nous ne pouvons qu’apposer la théorie du darwinisme à l’histoire des religions ; et dans un élan de lucidité psychanalytique, comprendre que le monothéisme a peut-être gagné son pari. Combattant idéologique jamais rassasié, il est pour toujours le dernier représentant parmi les plus féroces dans une concurrence vitale pour la transcendance. Il est le vainqueur de ce que nous appellerons le darwinisme religieux.

Darwinisme religieux et conséquences

Car la guerre de religion n’est pas celle que l’on croit. La guerre de religion n’est pas menée par les hommes, entre croyants de différentes obédiences. La guerre de religion a été menée par les religions elles-mêmes comme des entités extérieures à l’Homme. Comme si elles existaient par elles-mêmes avec force et pouvoir de destruction. Le monothéisme a détruit à lui seul tout le paganisme. Si le judaïsme avait trouvé sa place au centre des croyances antiques, le christianisme, lui, n’a jamais eu assez de place pour étendre sa soif d’expansion. En moins de trois cent ans, il est passé du statut de mouvement sectaire à religion d’état par la volonté politique de Constantin Ier de régner sans partage sur l’Empire romain. Le christianisme n’est pas volonté de Dieu, il est volonté politique et opportunisme.

Mais si le monothéisme a gagné cette course à la sélection, si le darwinisme religieux a laissé paraître le christianisme et l’islam comme grands gagnants de la course aux points, ces deux figures courent vers l’obsolescence. De vainqueurs à vaincus, il n’y a qu’un pas que l’économie de marché leur a fait franchir. Quoi qu’en pense le monothéisme, il y a des toujours des idoles à adorer. Malgré tous ses efforts pour se débarrasser du problème, le monothéisme a toujours eu fort à faire avec l’idole. Parce qu’avant elle était païenne et multiforme, il a été facile de la déconstruire, de la jeter en pâture au peuple pour qu’il puisse prendre conscience de ses erreurs. La modernité contre des dieux anciens, un nom unique contre la multiplicité, voilà deux arguments de poids qui ravirent les masses : ce qui laissait entrevoir une concentration en un nouveau concept de tout ce qui allait être rénové, car le nouveau monde tenait dans le rassemblement.

Finies les adorations de tel ou tel dieu à telle ou telle saison, terminées les offrandes diverses et les peurs particulières en fonction des qualités des dieux. Ici, la modernité ferait table rase du doute quant à la puissance, la compassion ou la fureur des dieux antiques. Ils étaient si nombreux que l’individu ne pouvait que s’y perdre. C’était tout le génie de la modernité que d’avoir reconfiguré tout ça. C’était l’obsession des Modernes. Il fallait rénover. Mais les Modernes ont la prétention mal placée de connaitre leur passé car ils ne le connaissent jamais vraiment. Leur volonté de rénover ne tient qu’au fait de leur ignorance quant à l’histoire, à la culture.

Les Modernes, sous la bannière du christianisme, ont anéanti des siècles de formation de l’individu. La menace du monothéisme ne résidait pas dans le fait de prendre la place des croyances mais dans l’uniformisation des croyances. Et par l’uniformisation des croyances, on coupait l’individu de la multiplicité des cultures, du cosmopolitisme divin. L’individu avait été spirituellement amputé. A tel point qu’il finit par être aveuglé. La figure du dieu unique n’était pas visible, elle ne ressemblait à rien. Sous le prétexte fallacieux du dieu à l’image de l’Homme, l’individu ne faisait que se perdre davantage. Il ne savait pas qui il était, comment pouvait-il alors reconnaître un dieu, qui, lui disait-on, lui ressemblait tout en n’ayant aucun des défauts humains. Le dieu s’arrogeait de plus le monopole de la colère et de la décision. « Je suis perdu » aurait dû dire l’individu au contact du monothéisme.

Car le cosmopolitisme du polythéisme était une sûreté spirituelle. Il protégeait de la dictature du dogme et il assurait un questionnement permanent à l‘individu. Il le faisait traverser d’îles en continents et lui parlait de poésie. Mais désormais, toutes les fêlures de l’individu, toutes les failles qui laissaient passer sa curiosité pour les arts devaient être comblées par la rigueur du dogme.

Portrait de Soren Kierkegaard, Niels Christian Kierkegaard

Le dogme est resté l’outil par lequel on a déconstruit l’éducation de l’individu. L’éduction libre qu’apportait le paganisme a été piétinée par la morale. Mais cette morale cache en fait un profond désespoir doublé d’une véritable angoisse. À moins que ce ne soit l’angoisse qui provoque le désespoir. Cette angoisse amenée par le monothéisme qui obligeait à la contrition et l’observation stricte de tâches esclavagistes. L’individu devait maintenant analyser s’il était en mesure de mener à bien ces tâches. Se rendant compte qu’elles étaient irréalisables, le désespoir ne pouvait s’offrir qu’à lui.

Le dogme monothéiste n’a fait que détruire les croyances naturalistes de l’individu, celles qui le reliaient à Gaïa, en le bombardant de manichéisme de comptoir. La chrétienté est un mauvais psychologue, un type qui aurait eu son diplôme par correspondance, aurait validé ses modules avec l’aide de Wikipédia et aurait construit un monde binaire sans autre considération que la position du bien et du mal. Il fallait maintenant pour l’individu choisir son camp. Mais en psychologue honteux de l’obtention de son diplôme au rabais et donc incapable de décisions thérapeutiques courageuses, la chrétienté se dédouanait totalement des actes de ses esclaves. Esclaves auxquels elle avait elle-même posé les chaînes.

Pour réhabiliter ses propres valeurs pratiquement mort-nées, le christianisme inventa le libre-arbitre. Merveilleuse invention qui renvoyait l’esclave à son triste sort. Ce ne pouvait être que lui le pécheur, Dieu en aucun cas ne pouvait être responsable. Il montrait du doigt la peccabilité innée de l’Homme comme un outil de culpabilité à son encontre. Rendu esclave grâce au dogme, l’Homme avait perdu sa dignité en même temps qu’on l’avait rendu coupable de tout. C’était évincer totalement sa nature de vivant terrestre. Mais heureusement, l’Homme avait quelques ressources. Des ressources auxquelles Dieu était à cent lieues de penser. Ces ressources, Dieu n’avait aucune emprise dessus car elles étaient l’œuvre de l’individu lui-même, sans autre considération, ni professorale, ni transcendantale.

Une des ressources fut celle du rappel de la théogonie antique et de son association avec l’art. Les anciens dieux rappelèrent à l’Homme que la peccabilité qu’on voulait lui assigner comme innée, avait été en fait, partagée par la théogonie dans son ensemble. L’art aussi, que le dieu monothéiste avait renvoyé de Terre, revenait avec force dans le quotidien de l’individu. Il lui rappelait que les dieux et l’art étaient liés à la Nature, et que les trois encadraient la vie sur Terre. Des bases solides quant à l’éducation de l’individu avaient été jetées très tôt dans son histoire, et le récit primordial de la cohabitation entre l’Homme et les dieux, arbitré par l’art, traversait les terres continentales d’est en ouest depuis le Xème siècle avant J.-C.

Rien n’a changé

Neil Gaiman

Neil Gaiman, dans son diptyque littéraire American Gods, réinvente un nouveau dialogue entre les dieux antiques et l’Homme. En la personne de son héros Shadow Moon, il propose le visage du post-modernisme. L’Homme est coincé dans un monde où le péché le rappelle sans cesse à l’ordre, où le nouveau commandement financier et technologique s’érige en nouvelle idole, et où cette nouvelle idole, forte de son hégémonie spirituelle, a décidé d’éradiquer toutes les anciennes formes de croyances. Dans cette histoire, le christianisme est à la ramasse. Jésus n’est plus qu’un type halluciné qui trimballe sa robe de prêcheur dans un désert tout autistique. La rébellion vient d’Odin, dieu nordique, père de toute chose, illustré dans la série par l’excellent Ian McShane en mister Wednesday. Son ennemi est mister World, symbole de la globalisation et de la vampirisation du groupe sur l’individu.

American Gods

Mais Odin n’a pas perdu foi en l’Homme, son combat réside dans sa volonté de reprendre le pouvoir tout en réaffirmant la place centrale de l’Homme. Pour y parvenir, il engage Shadow Moon comme homme de main et le pousse à se confronter à ses propres vicissitudes existentielles. Dès lors, le quotidien de Shadow est peuplé de dieux antiques et de magie, d’alliances et de trahisons, de vieilles rancœurs et de désespérance quant au destin tragique de certaines croyances. Shadow Moon, l’Homme, est perdu. La globalisation lui a ôté les fondations qui lui permettaient de concevoir un espace éthique de responsabilités. Mister World et Technological Boy ont tout renversé. Leur avènement a déréglé le concept d’appartenance à la Nature. L’Homme en elle et parmi les dieux avait une place, un rôle de composition. Sans lui, les dieux n’existent plus.

Si le paganisme avait bien compris cette idée, la globalisation la noyait dans la course aux profits. L’apparence, le chiffre, le taux de remplissage dictatorialement guidés par le Capital sont devenus les maîtres à jouer. La modernité n’a fait que précipiter l’individu dans un monde qui lui échappera prochainement. Définitivement.

« Prémisses de l’âge des machines. – La presse, la machine, le chemin de fer, le télégraphe sont des prémisses dont personne n’a encore osé tirer la conclusion qui viendra dans mille ans[2]. » La technologie fait son œuvre en sous-main. Suppliant l’Homme de lui laisser faire le travail à sa place, elle a aussi volé son caractère. Mister World et Technological Boy en voulant rendre le monde plus facile et accessible à l’Homme, ont rendu ce dernier impuissant. Impuissant à croire, à faire, à refaire, impuissant à distinguer, car alors qu’il n’est plus lui-même sous l’effet de l’uniformisation, la morale s’est emparée de lui. Il l’utilise comme une arme contre la conscientisation de son impuissance. Cette impuissance, il la traîne comme un boulet en faisant mine de ne rien trouver à y redire. C’est l’acceptation de la fatalité de ce que proposent la globalisation et la technologie. L’Homme avait cru être sauvé par le christianisme mais c’était un leurre. La promesse d’une nouvelle ère technologique allait tout changer, mais une fois encore rien ne serait au rendez-vous paradisiaque.

Alors, pour ne pas percevoir ce second échec, l’individu fronçait les sourcils sur l’écran de son smartphone, s’indignait une nouvelle fois de la famine dans le monde et s’engouffrait dans un fast-food pour commander deux fois sa ration quotidienne de calories en un seul repas. À la sortie, repu, il courbait l’échine une nouvelle fois sous le contrôle du smartphone. Les yeux rivés sur l’écran, il arpentait les trottoirs de la ville jusqu’à ce qu’il tombe dans la bouche d’égout laissée ouverte et que personne n’avait pris soin de refermer.

© Mathias Moreau


Notes :

[1] Cf. Le traité du désespoir (1849), ouvrage dans lequel le penseur danois met au banc des accusés l’homme de l’immédiat et espère plutôt que l’individu acquière ou prenne conscience du sentiment d’éternité qui court en lui pour lui permettre une meilleure « exploration » de lui-même. .

[2] Nietzsche, F.W. (1995). Le voyageur et son ombre. Paris : Le livre de poche. p. 657

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