Philosophie

De la logique auto-immune de la gestion de crise du Covid-19

Fresque peinte en hommage aux soignants à Acapulco au Mexique.
(Francisco Robles/AFP)

1. Médecine et philosophie : une histoire commune
Avant toute chose, j’aimerais partir d’une histoire commune, que l’on souligne peu, je veux dire celle qui fait que la philosophie et la médecine courent depuis leurs origines grecques sur des différences parallèles. Nos pairs – vous l’écrirez comme vous l’entendrez -, Hippocrate (460-377) et Socrate (470-399), étaient des quasi-contemporains. Leur affaire fut en définitive la même : celle du soin. La médecine, on le sait, est un « soin du corps » ; quand la philosophie est un « soin de l’âme » – Socrate va même jusqu’à dire que la philosophie est une « médecine de l’âme. » (et plus, et mieux, il définit, en hommage à sa mère, qui était sage-femme, la philosophie comme une maïeutique, c’est-à-dire comme l’art d’accoucher non pas les corps, mais les âmes de leur vérité). A dire vrai, si dans cette distinction l’on fait intervenir la psychiatrie, il devient encore plus malaisé de marquer une frontière franche et infranchissable. Ce que j’aimerais simplement faire remarquer, de prime abord, c’est que, et la médecine et la philosophie sont des arts du soin : la première soigne les corps accidentés, car la maladie est toujours un accident, quelque chose qui nous affecte indépendamment de notre volonté ; la seconde essaye de définir ce qui dépend de nous pour bien vivre et prendre soin de la vie – malgré ou par delà la maladie.
Disons que la différence – aussi fine qu’une feuille de cigarette – qui sépare le médecin du philosophe est celle-ci : ils sont tous les deux docteurs, mais quand l’un a affaire à des mourants, l’autre a affaire avec des mortels ; autrement dit, quand le premier à affaire à un vivant malade (c’est-à-dire à un organisme qui dysfonctionne en ne permettant plus la continuité biologique) ; le second a affaire à la vie (à l’instar de Gilles Deleuze, philosophe français du XX° siècle, le philosophe pense que ce sont les organes qui meurent, et non la vie qui peut s’affirmer malgré la maladie : un artiste peut créer même malade, il peut faire œuvre de vie, quand bien même quelque chose l’affecte et le fait dépérir). Les deux soignent, mais la temporalité du soin n’est pas la même : l’un doit décider dans l’instant d’une réponse adéquate pour porter secours à quelqu’un en détresse ; l’autre en appelle au temps long, à la méditation où penser sa vie, c’est également vivre au mieux sa pensée. Ou si l’on préfère : l’enjeu du médecin, c’est d’éviter qu’un corps ne meurt, c’est d’en préserver la fragile santé ; quand l’enjeu du philosophe, c’est d’apprendre que l’essentiel d’une vie, c’est d’avoir bien vécu, d’avoir eu une vie accomplie et intense. Le médecin se place du côté de la finitude ; la philosophie, du côté de la finition. Le premier se demande : comment faire en sorte que la vie ne finisse pas, ou finisse de la manière la moins douloureuse possible ? Le second se pose la question : quelle est la bonne finition que l’on peut donner à une vie, comment l’accomplir de manière heureuse et intense ? Affaire d’achèvement : le médecin a pour devoir de faire en sorte que la vie ne s’achève pas en raison d’un accident (et c’est le plus souvent la maladie – il sait toutefois parfois que prendre soin de la vie, c’est aussi y mettre un terme) ; tandis que le philosophe pense qu’une vie achevée, c’est une vie accomplie. Je cite Montaigne dans le premier livre des Essais (I, 19) : « « Je veux (…) que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » Si possible, comme Montaigne, on aimerait que la mort vienne nous saisir lorsque nous cueillons des choux, c’est-à-dire qu’elle vienne nous frapper en plein mouvement, en pleine activité, c’est-à-dire en pleine vie et en pleine santé, en interrompant – et cela que veut dire « nonchanlant de mon jardin imparfait » – son accomplissement, sa finition, ce qu’elle cherchait à mener à bien. Nous rêvons tous en cela de cet oxymore : mourir en pleine santé !, c’est-à-dire mourir en vie !
La médecine comme la philosophie parte dès lors d’une question assez simple bien que, on le verra, redoutable : qu’est-ce qui est bon et utile pour la vie? Qu’est-ce que prendre soin de la vie? Si cette interrogation est redoutable, c’est qu’elle souffre d’un paradoxe ou d’une logique paradoxale, laquelle fera l’objet de mon intervention aujourd’hui. Nos pairs grecs avaient une langue naturellement pensante, et il se figure qu’en grec, il y a un mot passionnant : celui de pharmakon. Et figurez-vous que c’est Platon qui, dans le Phèdre, en fait pour la première fois grand cas. La première grande méditation pharmacologique de notre Histoire est philosophique. Que veut dire pharmakon, ce mot qui donnera, dans notre langue française, pharmacie? Il signifie à la fois le remède et le poison. Et quoi d’étonnant? Tout médicament pris à haute dose est un poison. Dit autrement (et vous verrez, j’en viens petit à petit à la crise du Covid-19) : prendre soin de manière outrancière de la vie peut nuire à la vie elle-même. A trop protéger la vie, ou le vivant, on peut l’exposer à un danger encore plus grand. Il est des cadeaux qu’on fait à la vie qui sont des cadeaux empoisonnés. En cela, et la médecine et la philosophie répondent d’une pharmacologie bien précise : pas de soin sans un savoir du dosage, du juste milieu. Et cela tout médecin le sait (qu’il soit généraliste, anesthésiste ou psychiatre), tout pharmacien aussi. La vertu, disait Aristote, réside dans la prudence qui est un juste milieu entre l’excès et le défaut. (A trop protéger la vie – excès de soin -, on la fait dépérir ; à ne pas la protéger – défaut de soin -, on la laisse mourir…).
2. De la pharmacologie
Ce que je voudrais méditer ici avec vous, c’est donc la gestion pharmacologique – au sens philosophique du terme – de la Covid-19. Pour le dire sans ambages : en quoi la gestion de crise de la pandémie de la Covid-19, si elle a permis de sauver d’innombrables vies, a aussi hélas exposé, peut-être encore davantage, des vies à des séquelles dont on ne mesure pas encore l’ampleur? Il n’est pas anodin, et tout le monde en convient, de confiner des milliards d’individus durant des mois, alors que par essence l’être humain est un animal sociable ; il n’est pas anodin non plus d’avoir fait vivre des milliards d’individus dans un climat anxiogène, où le décompte des morts journaliers le disputait à la culpabilisation constante des individus qui organisaient un apéro avec leur voisin de palier. (Quand la mort devient un concept, on lui ôte son dard douloureux, on lui ôte la piqûre d’Hadès, et par conséquent, on en arase ou on en amoindrit sa tragédie – il faut prendre très au sérieux la phrase de Staline à ce titre : « un mort est un drame, cent mille une statistique » ; dénombrer au jour le jour la mort, c’est lui arracher son caractère inéluctable et tragique). De morts en permission, comme l’aurait dit cyniquement Lénine, nous étions passés à des meurtriers en puissance. Comme si l’on apprenait que la vie était mortelle…
Je ne voudrais pas caricaturer la situation, et devenir moi-même la propre caricature de ce que l’on s’imagine être « un philosophe », mais il y a tout de même une vérité dans la blague qui a circulé sur les réseaux sociaux ces derniers mois : rappelez-vous, une femme dans un parc porte secours à un homme à terre, elle s’écrie : « Y a-t-il un docteur ici ? », un homme se retourne, costume, cravate, serviette en cuir à la main, et lui répond : « Je suis docteur. Que se passe-t-il ? », la première de s’exclamer à nouveau : « Une attaque cardiaque ! », l’homme surenchérit : « Je suis docteur en philosophie », « Mais il va mourir ! », « Nous allons tous mourir… ». Ce qu’il y a de caricatural là-dedans, c’est de laisser croire que la philosophie sert à relativiser tous les problèmes, jusqu’à relativiser la mort elle-même (je me rappelle d’une fois aux urgences d’Hautepierre, où étant admis pour une fracture du bras gauche, après une mauvaise chute lors d’un match de football, le médecin urgentiste m’avait dit, sourire aux lèvres, après s’être enquis de ce que je faisais comme études, « eh bien soyez philosophe… »). Ce qui est faux, naturellement, mais qui ne manque pas toutefois de viser juste pour un sens. En quoi ? Eh bien en ceci que la philosophie est une sagesse, et que cette sagesse cherche à nous apprendre à vivre, c’est-à-dire, puisque c’est égal, à nous apprendre à mourir. Dès lors, la philosophie ne relativise pas la mort, mais elle pense que le sage, comme le dit Spinoza, est celui qui médite la vie, plus qu’il ne médite la mort. Et c’est en tant que méditation de la vie, que la philosophie peut aider à penser le temps présent, et la crise du Covid-19.
Pourquoi ? Parce que la philosophie considère, au même titre d’ailleurs que la psychiatrie, la psychanalyse ou la psychologie, que la santé ne recouvre pas simplement la santé du corps ; pour elle, la santé, c’est également la santé psychique. La vie ne se réduit pas qu’au physique et à la matérialité corporelle, elle la dépasse. Or la manière dont nous avons dû gérer la crise (faute de moyens suffisants, faute de personnels soignants, faute de matériels nécessaires à la prise en charge des individus) a univoquement considéré que la seule santé à préserver était la santé du corps. Or si les organes peuvent mourir, la vie psychique, elle aussi, peut dépérir. Et vous êtes tous, ici, en tant que médecin ou soignant de l’âme, bien placés pour le savoir…
Il faut être, à ce titre, attentif au verbe « confiner » : de manière transitive, il indique une exposition à une limite ; tandis que de manière intransitive il fait signe vers une contrainte à rester dans certaines limites. Il dit à la fois l’exposition et la protection. Et s’il faut être attentif à ce verbe, c’est au sens où dans celui-ci se joue la logique paradoxale et pharmacologique de la gestion de la crise : le confinement a confiné au pire comme au meilleur. Le meilleur, c’est en cela qu’il a sauvé certainement des millions de vies ; le pire, en ceci que cette surprotection a exposé des dizaines de millions, pour ne pas dire, très certainement, des centaines de millions d’individus à une détresse psychologique qu’ils n’avaient peut-être jamais connu auparavant. Double contrainte peut-être indécidable, mais double contrainte tout de même ! Le remède du confinement confine à un empoisonnement. S’il a protégé nos organismes, il a exposé nos psychismes. A ce titre, et au passage, j’aimerais ici rendre hommage à mon maître J.-L.Nancy, philosophe mondialement reconnu qui nous a quitté en août dernier, qui avait réinventé le mot d’exposition dans un livre intitulé Corpus, en l’écrivant « expeausition », en laissant résonner en lui, donc, la manière dont l’être-exposé est toujours exposé depuis une peau ou un corps souffrant ; souffrir en son âme, on le sait tous, c’est souffrir avant tout au-dedans de sa chair, c’est souffrir corps et âme, c’est être mal, jusqu’à être mal dans sa peau, jusqu’à être à l’étroit en elle et ne la ressentir plus que comme un sac mortuaire recouvrant l’ossuaire d’une vie qui semble depuis toujours déjà partie.
Une telle souffrance nous renvoie encore à ce mot de confinement, car d’avoir été confiné entre quatre mur, nous avons aussi été confinés entre quatre yeux, avec tout ce qu’un face-à-face charrie comme conflits, tensions, lutte pour la reconnaissance, ou même pour la méconnaissance ; mais nous avons aussi été confinés, calfeutrés, au-dedans de nous-mêmes ; nous avons été rivés à nous et à notre vie intérieure (plus ou moins riche ou passionnante, d’ailleurs). Ce qui n’est pas rien dans une société qui a placé le divertissement au plus haut de son échelle de valeur. De quoi se divertit-on en règle générale, et dans la vie de tous les jours ? On connaît tous la réponse de Pascal : nous passons notre temps à nous divertir, comme le roi avec son bouffon, de l’ennui et de la mort. Ainsi dit-il : « La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril. » Dans l’ennui se révèle précisément le temps long (Langeweile, en allemand), le temps qui ne passe pas, et qui, ne passant pas, nous rappelle en somme que c’est nous qui passons dans le temps, et qui y passons. Ce qui ne passe pas dans le temps révèle notre trépas. Ronsard résume le tout dans une formule géniale et lapidaire : « Le temps s’en va, le temps s’en va ma Dame, Las ! le temps non, mais nous nous en allons ». Or l’ennui est l’une des dimensions fondamentales de l’angoisse : à s’ennuyer, on est rivé à la mort, et pas à n’importe laquelle, à sa propre mort. Ce qui peut être heureux : notre propre finitude peut faire naître en nous le désir de la plus belle des finitions – on entreprendra, dès lors, de vivre une vie accomplie, on s’affairera à sa réussite, sachant que chaque seconde est comptée. Mais cette angoisse, vous le savez mieux que moi, peut être aussi tragique : devant le vide de l’existence, c’est la vie elle-même qui s’évide et qui part à vau-l’eau ; à angoisser devant le rien, la vivant se vit comme vau-rien, et entre dans des processus mélancoliques de dépréciation de soi qui peuvent aller jusqu’à la volonté d’en finir avec soi-même.
3. De la logique auto-immune
Cette logique ambivalente, cette pharmacologique, comme nous l’avons appelé, où le remède est également un poison, peut être abordée encore autrement. Je dirais, en cela que la gestion de la crise du Covid-19 répondait tout aussi bien, de ce qu’on pourrait appeler, avec Jacques Derrida (philosophe français du XXème siècle, ayant considérablement influencé le champ de la pensée mondiale et contemporaine), extrapolant par là même un phénomène purement biologique à la politique, une logique auto-immune. Qu’entend Jacques Derrida par cela ? Pour le comprendre, il faut en revenir à la dimension biologique de cette expression. Qu’est-ce que l’immunité ? C’est la capacité de l’organisme à se défendre contre une agression infectieuse, ou contre une maladie donnée. Néanmoins, cette logique peut se retourner contre elle-même. L’immunité peut devenir auto-immunité. En d’autres termes, ce qui conserve la vie peut se retourner contre la vie, et la rendre malade, ou la faire dépérir. Les maladies auto-immunes sont une inflammation de l’organisme liée à une hyperactivité du système immunitaire. Ce qui devait permettre la vie, la rend impossible. Ce qui devait faire vivre, fait mourir. Les auto-anticorps peuvent empêcher le travail des anticorps luttant contre la maladie, par exemple. Au fond, les auto-anticorps sont des anticorps qui se retournent contre l’organisme qui les a produits. Tout organisme, en voulant préserver la vie absolument, peut produire une réponse auto-immunitaire qui lui nuit également. Pour le dire encore autrement : à trop surprotéger la vie d’un péril, on l’expose à un péril tout aussi grand, sinon pire.
Quelque chose de la logique qui a animé la gestion de crise de la Covid-19, ressemblait à cette logique auto-immune : le mot d’ordre « je reste chez moi, je sauve des vies », tout nécessaire et charitable qu’il put être, s’est retourné également en un « je reste chez moi, je nuis à ma vie ». Outre les séquelles psychiques du confinement, allant d’une augmentation significative des tentatives de suicide chez les enfants (augmentation de 300 % des TS) et chez les jeunes, voire chez les plus précaires, il y eut également une décompensation massive des populations (22,7 % se disait anxieux ou dépressifs en mars 2021 – c’est deux fois plus qu’en temps normal ; et il faut compter jusqu’à 31,4 % pour les 18-24 ans). L’angoisse qu’a généré ces différentes séquences d’enfermement a libéré des mécanismes de défense classique passant, entre autres, par une explication paranoïaque du monde. « Il y a une bonne raison à ce que je sois confiné et que je souffre de ce confinement, or cette raison n’est pas celle officielle. La véritable raison est occulte : cette pandémie et ce confinement servent les intérêts particuliers de groupes d’individus qui dominent le monde… ». Défense classique d’une raison exposée à l’absurdité d’une souffrance sans raison. On mythologie le non-sens pour donner une forme sensé et épique à ce qu’on n’arrive pas à s’expliquer.
Le raisonnement complotiste est simple : « Rien n’arrive accidentellement/ Tout ce qui arrive résulte de volontés cachées/ Rien de ce qui arrive n’est tel qu’il paraît officiellement / Tout est lié de manière occulte. » La manière dont, dans l’angoisse, la trame du réel a été décousu ; la manière dont l’angoisse a produit du rien plutôt que du quelque chose ; tout cela a nécessité pour bon nombres d’entre nous la nécessité de reproduire un scénario, de retrouver la trame d’une histoire qui faisait sens, quand bien même cette histoire serait simpliste et fallacieuse (au passage : le succès d’un polémiste célèbre, historien auto-proclamé, tient à cela : il produit du fil historique, du récit, quand tout n’est plus désormais que fil d’actualité, il tend le bout de la pelote de laine dans une époque où tout a été détricoté – c’est exactement le même ressort).
Le remède du confinement a confiné donc également au poison du complotisme, via l’anxiété des individus. La décompensation des psychismes a été compensé par l’investissement, non tant délirant du monde, mais disons, hyperrationnel de celui-ci. Car le complot n’est pas engendré, comme les montres de Goya, par le sommeil de la raison, mais par son éveil outrancier. Le complotisme est une hypertrophie de la raison : puisqu’on excède les limites de notre connaissance afin de chercher une relation de cause à effet, même là où il n’y en a pas. Le complotiste est quelqu’un qui ne peut pas supporter que sa souffrance soit sans cause, et qui part donc à la recherche d’une Cause première à sa souffrance. (Autre définition plus marrante : le complotiste, c’est un type qui croit que tout le monde lui ment, sauf le type qui lui dit que tout le monde lui ment.)
4. Le virus biologique est devenu numériquement viral
Je terminerais enfin par une hypothèse philosophique, que je formulerais ainsi, et qui pourrait ramasser tout ce que je viens de dire – la voici : le virus biologique est devenu numériquement viral. Je ne veux pas dire par là que le virus de la Covid-19 s’est propagé par internet, par le web ou par nos téléphones portables (pas plus que je ne veux dire que, grâce aux vaccins que nous avons reçu, nous captons désormais mieux la 5G) ; non, ce que je veux dire c’est que le virus biologique a drainé avec lui une viralité numérique où des théories du complot se sont échangés à vitesse grand v dans le monde entier, et où l’anxiété d’être confrontés à tant des informations contradictoires n’a fait que nourrir notre défiance à l’égard de nos gouvernants, et de nos élites (médecins, y compris). Il ne faut pas mésestimer cet aspect numérique qui, parallèlement, à l’expansion d’une pandémie biologique, a étendu de par le monde une pandémie psychique. La Covid-19 a touché notre corps ; mais le virus numérique a fait dépérir notre âme. Rivés du matin au soir à nos téléphones, à nos tablettes ou à nos ordinateurs, nous avons aussi été contaminés par une anxiété dont on mesure encore mal les conséquences actuellement. De la manifestation paranoïaque complotiste au burn-out, en passant par la dépression liée à l’isolement et à l’absence de lien social, amical ou amoureux, la viralité numérique engendrée par le virus de la Covid-19 a mis hélas en place une société du sans-contact, où cette rupture de lien avec le réel et le corps social a meurtri notre chair, et le meurtrira encore pour longtemps. Nous payons au moyen du sans-contact, nous entrons dans les lieux de convivialité au moyen d’un QR code qui est lu sans-contact, nous séduisons sur des plateformes de rencontre sans-contact, nous travaillons en distanciel sans-contact, et nous sommes astreints à des gestes barrières où les embrassades de la franche camaraderie ont été remplacées par un check américain puritain poing contre poing. C’est au fond cela que je voulais méditer avec vous aujourd’hui en me raccrochant à un faisceau d’indices multiples : le fait que tout remède est en soi et sans aucune contradiction un poison (affaire de pharmacologie, donc, et de cette logique paradoxale du pharmakon), et la manière dont toute surprotection de la vie ôte à la vie son caractère le plus vivant, le plus vivace, le plus convivial (c’est là sa logique auto-immune). Un corps social procédant d’une logique auto-immune produit à lui seul les autoanticorps détruisant la vie sociale et psychique ; le soin de cette destruction n’appartient plus à la médecine d’urgence ou générale, pas plus qu’elle n’appartient peut-être à la philosophie, mais elle vous appartient, à vous, psychiatres, psychanalystes et psychologues. « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », disait le poète allemand Hölderlin, je ne doute pas qu’à penser le péril depuis hier dans ce colloque, vous soyez également capable de le panser. Je vous souhaite en tous les cas bien du courage !
© Valentin Husson

Texte prononcé lors de la journée de la CUMP (cellule d’urgence médico-psychologique) de Strasbourg, réunissant des psychiatres, des psychologues, et des infirmiers de la France entière.

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