
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Repenser le désir
Découvrir L’Anti–Œdipe ou le relire, c’est d’abord plonger dans un immense chantier philosophique, suivant de manière singulière des chemins de traverse conceptuels, entre la psychanalyse, l’ethnologie, l’économie. C’est parfois se perdre au détour de concepts étranges, cheminant vers des contrées inattendues, dans lesquelles nous redécouvrons des textes classiques ou sommes interpellés par des références surprenantes et moins célèbres, le tout s’agençant dans une machine conceptuelle sans pareille. Mais, comme tout grand texte de philosophie, l’enjeu est de redécouvrir le monde qui nous entoure, de repenser les mots que nous employons, de regarder d’un nouvel œil les choses et les êtres par le prisme de concepts qui les éclairent, même si cela doit se faire au prix de complications conceptuelles, de détours, de difficultés certaines. Or il apparaît que L’Anti-Œdipe propose une théorie du désir originale qui, nous semble-t-il, a encore des choses à nous dire.
Qu’est-ce que le désir ? À nous, filles et fils plus ou moins inconscients de Platon et du christianisme, biberonnés que nous sommes sans nous en apercevoir aux grilles de lecture de la psychanalyse, le désir est avant tout un manque qui marque en nous une insatiable soif, d’inaltérables besoins d’ailleurs. De là, le désir est conçu comme source de névroses, d’angoisses, de frustrations. Individuelles ou sociales, nous pensons que ces dernières structurent en profondeur nos manières d’êtres, qu’elles sont ancrées en nous de façon essentielle. Par ailleurs, et comme par complémentarité, la société libérale et capitaliste lie le désir au plaisir, à la fête, à l’accumulation d’argent ou de biens de consommation, comme si tout cela pouvait, ne serait-ce que partiellement — faute de mieux — contrebalancer notre mal-être et nos névroses. Outre cela, nous concevons le désir comme enfermé dans la sphère privée d’un sujet clos sur lui-même, en quête d’autonomie, de liberté au sens le plus faible — le plus égoïste — du terme.
Or, c’est toute cette conception que Deleuze et Guattari mettent en doute, refusant d’abord de restreindre le désir au sujet privé et l’ancrant toujours-déjà dans le monde au sens social, politique, économique, géographique, historique voire cosmique ; refusant, ensuite, de ne le concevoir que comme un manque ou comme un ensemble de frustrations ; refusant, enfin, de ne voir en nous que de simples machines à névrose, de simples êtres infiniment frustrés, prêts à se faire psychanalyser.
Certes, ce texte s’est épanoui à une époque dans laquelle fleurissaient les critiques des modes de consommation et d’existence nés du développement moderne du capitalisme, certes il a fait suite à l’événement que fut Mai 68, mais il nous est apparu que, par delà la situation propre qui était la sienne, cet ouvrage demeurait un point d’appui conceptuel non négligeable pour comprendre les enjeux liés au désir et à sa répression.
Désir et manque (1)

« Spinoza et le problème de l’expression », Gilles Deleuze (Editions de Minuit, 1969)
Bien qu’originale, la théorie du désir développée par Deleuze et Guattari prend appui sur la conception qu’en propose Spinoza, philosophe auquel Deleuze a consacré deux ouvrages importants que sont Spinoza et le problème de l’expression (1968) et Spinoza, philosophie pratique (1970). De fait, dans l’Éthique, le philosophe postule non seulement que le désir est l’essence de l’homme, mais qu’il est le moteur de l’existence humaine, ce qui nous enjoint à persévérer dans notre être. Mais en quoi la perspective spinoziste intéresse-t-elle Deleuze et Guattari ? C’est que Spinoza, à l’encontre de la tradition philosophique, refuse, négativement, d’allier désir et manque afin de concevoir le désir, positivement, comme production. Comme le disent les auteurs, de Platon à Lacan, une même conception du désir se fait jour, qui consiste à menotter le désir au manque. Il y aurait une insuffisance d’être, un objet manquant, une frustration dans l’existence, qui nous rendrait éternellement insatisfaits. C’est même sur fond de cette conception qu’auront lieu les débats entre hédonistes, stoïciens, épicuriens ou platoniciens. Bref, le malheur de l’homme, la marque de sa terrible imperfection, comme l’incarne le mythe d’Aristophane chez Platon, c’est qu’il ne se contente jamais de ce qu’il possède et qu’il cherche perpétuellement à combler les manques qu’il ressent dans sa chair.
Mais on voit mal, dès lors, pourquoi ceux qui possèdent beaucoup, parfois plus qu’il n’en faut pour vivre grassement sur plusieurs générations, continuent pourtant à chercher à acquérir. Si le désir était manque, alors la figure du cupide n’aurait aucun sens. Par ailleurs, si l’on regarde autour de nous, il est patent que ce qui enjoint telle ou telle personne à changer son mode de vie, à écrire un livre, à apprendre à jouer d’un instrument de musique, à se lancer dans une quelconque aventure ne peut se réduire à un manque, mais se comprend davantage comme une construction, comme le tracé d’un devenir, dont le moteur est le désir. L’hypothèse proposée par L’Anti-Œdipe consiste à dire que ce dernier est ce qui nous pousse à produire de nouvelles manières d’être, à construire un monde, à nous agencer de manière singulière et novatrice, plutôt qu’à chercher à combler un pseudo-manque. Bref, le désir est producteur.
Mais il faut tout de suite écarter une certaine tradition qui, bien que liant désir et production, retombe sans le savoir sur le manque. Toute philosophie qui fait du désir une production purement psychique, une simple vue de l’esprit, en fait finalement le point d’appui du manque. Deleuze et Guattari évoquent par exemple Kant qui définit le désir comme « la faculté d’être par ses représentations cause de la réalité des objets de ces représentations ». Le problème de cette conception de Kant, c’est qu’elle réduit le désir à une affaire de pure représentation, finalement associée à l’hallucination et au fantasme. Bref, le désir est pensé par le prisme d’un idéalisme, qui le relègue au rang de pure réalité psychique, incapable de motiver quoi que ce soit au sein du réel. C’est pourquoi on retrouve, en creux, la question du manque : le psychisme produit un double du réel, imaginaire et fantasmé, que le sujet ne pourra jamais atteindre et qui restera à jamais un objet qui manque, un ailleurs. On voit bien en quoi la psychanalyse, non seulement est tributaire de cette conception du désir, mais l’étoffe et la renforce. Chez Freud, il y a clairement une opposition entre un monde interne, fantasmé, illusoire d’un côté, et de l’autre un principe de réalité, ancré dans la matérialité du monde et accessible en première instance par les sens. Le terme phare de la psychanalyse est sans doute de ce point de vue le « fantasme », désignant un scénario imaginaire produit par le psychisme. Il n’est pas anodin de souligner que le terme allemand employé par Freud est celui de « Phantasie », qui désigne la faculté d’imagination et le monde imaginaire. D’où la première critique des auteurs adressée à la psychanalyse : elle restreint le désir au manque, alors qu’il est production de réalité.
Matérialisme
On le comprend, les auteurs de L’Anti-Œdipe refusent de comprendre le désir — et l’inconscient — de manière idéaliste. L’interprétation psychanalytique va toujours chercher du côté du symbolique au lieu de considérer ce qui se montre à elle plus directement. Ainsi, Freud dira que le cheval, dans le cas du petit Hans, représente le père, que « se ruer » est une métaphore de l’acte sexuel, tandis que tout peut se comprendre au niveau immanent et matériel des agencements tels qu’ils se font dans l’expérience traumatisante du cheval battu en pleine rue : Hans-cheval-rue. C’est pourquoi Deleuze et Guattari donnent de l’inconscient un modèle machinique, celui de l’usine, dans laquelle on agence, on bricole, on assemble des fragments les uns avec les autres. Ce paradigme machinique, qui donnera lieu au concept déroutant de « machines désirantes », se substitue à la théâtralité et au symbolique de l’inconscient freudien. « Si l’on forçait un psychanalyste à entrer dans les domaines de l’inconscient productif, il s’y sentirai aussi déplacé, avec son théâtre, qu’une actrice de la Comédie Française dans une usine, un curé du Moyen Âge dans une chaîne d’atelier. Monter des unités de production, brancher des machines désirantes : ce qui se passe dans cette usine, ce qu’est ce processus, ses affres et ses gloires, ses douleurs et ses joies, restent encore inconnus[1]. » D’où la deuxième critique de Deleuze et Guattari à l’encontre de la psychanalyse : elle réduit la production désirante à des idées, à des fantasmes quand cette dernière est pleinement ancrée dans la matière. Dans cette mesure, les auteurs en appellent à une véritable psychiatrie matérialiste, non en ce qu’elle nierait la pensée, mais en ce qu’elle chercherait à comprendre les individus à travers les agencements réels, matériels, sociaux qui sont les leurs. Ce sera, nous le verrons, la tâche de la schizo-analyse, discipline qui a pour but de se substituer à la psychanalyse elle-même.

Sigmund Freud
Désir et production
Quand Deleuze et Guattari écrivent que le désir est producteur, ils ne s’associent donc absolument pas à cette conception idéaliste du désir, mais veulent au contraire pointer l’étroit lien qui unit désir et réalité. « Si le désir produit, il produit le réel. Si le désir est producteur, il ne peut l’être qu’en réalité, et de réalité[2] ». Autrement dit, le désir est constructiviste. Il machine, agence et dispose les corps d’une manière telle qu’ils revêtent de nouvelles formes. C’est pourquoi, disent Deleuze et Guattari, la réalité n’est rien d’autre que le produit du désir. D’une civilisation à l’autre, d’une forme de vie à une autre, il y a simplement des configurations désirantes diverses, donnant lieu à des agencements hétérogènes. De l’amour courtois à l’amour romantique, des révolutions politiques aux socialisme utopiques — pour ne prendre que quelques exemples parmi une infinité possibles — il y a reconfiguration du réel par l’investissement du désir.
La théorie la plus proche de celle des deux auteurs, avec laquelle ils dialoguent en permanence dans leur ouvrage, est le freudo-marxisme et plus précisément les thèses de Wihlem Reich. Ce dernier pense en particulier que la libido est directement influencée par la société, et qu’il existe un lien étroit entre les structures sociales, économiques, politiques et le désir des individus pris dans le tissu social. Reich analysera en particulier comment les attitudes émotionnelles, les rapports à la sexualité, les inhibitions diverses des individus auront une forte influence sur les structures politiques et sur la montée de certaines idéologies, comme le fascisme. Autrement dit, et c’est ce qui intéressera Deleuze et Guattari, Reich montre les liens étroits entre désir et champ social.
Mais selon eux il faut aller plus loin : si ces deux pôles sont en droit séparables, ils sont en réalité une seule et même chose. Le freudo-marxisme n’abolit pas réellement la frontière entre une réalité pseudo-psychique d’une part et le champ social, les luttes politiques, les problèmes d’économie d’autre part. Désir et champ social restent deux entités séparées et isolées, alors que pour les auteurs de L’Anti-Œdipe le social est de part en part désir et le désir est de part en part social : « Nous disons que le champ social est immédiatement parcouru par le désir, qu’il en est le produit historiquement déterminé et que la libido n’a besoin de nulle médiation ni sublimation, nulle opération psychique, nulle transformation, pour investir les forces productives et les rapports de production[3]. » Dans la vie de bureau, à l’école, à l’armée, dans les sphères familiales et dans les rapports sociaux de toutes sortes, il y a déjà à l’œuvre du désir. C’est pourquoi les auteurs parleront, d’une manière générale qui désigne tout autant les individus que les collectifs, de « production désirante ».
Qu’est-ce à dire ? Il faut, pour le comprendre, en revenir au fonctionnement du désir. Or, ce fonctionnement, les auteurs vont le chercher du côté de la schizophrénie, non en tant que maladie psychique mais en tant que processus. Ce point a été une source de confusion dans la mesure où nombre de lecteurs ont cru que les auteurs faisaient une apologie de la folie, quand en réalité il s’agissait pour eux de penser notre manière d’être sur le modèle du processus schizophrénique. D’accord avec la psychanalyse pour penser le « normal » à partir du « pathologique », Deleuze et Guattari refusent de s’appuyer sur la névrose et proposent de lui substituer le paradigme schizophrénique.

Antonin Artaud
Or, que nous dit l’étude des processus schizophréniques ? Que la réalité première du désir est l’agencement, le couplage. Car le schizophrène est toujours en lien avec un dehors. Il se promène, s’aventure et se connecte, ou connecte certains de ses organes sur d’autres organes, sur des objets partiels (d’où le modèle de l’usine, plutôt que du théâtre). Deleuze et Guattari prennent l’exemple du Lenz de Büchner ou du petit Joey de Bettelheim, le premier entrant dans un rapport singulier à la nature, le second faisant entrer son corps en connexion avec l’énergie d’une prise électrique, se branchant telle une machine. Deleuze et Guattari reprennent à leur compte des cas célèbres analysés par la psychanalyse, comme le président Schreber ou encore les analyses d’enfants de Mélanie Klein, mais ils s’appuient également sur des artistes comme Rimbaud ou Artaud, ou encore sur des figures de l’histoire comme Sacher Masoch. À chaque fois, ils montrent que ces personnes — dont il faut comprendre les délires par le prisme de la schizophrénie plus que de la névrose — sont prises dans des réseaux d’agencements et qu’ils sont fait d’une étoffe qui n’est pas pré-donnée, mais se constitue de connexions avec un dehors. La schizophrénie n’est pas une affaire de personne ou de structure, mais de processus de production. C’est pourquoi il n’y a pas d’intériorité première, mais une surface d’inscription et de connexions. « Le désir ne cesse d’effectuer le couplage de flux continus et d’objets partiels essentiellement fragmentaires et fragmentés[4] ». L’idée deleuzo-guattarienne, c’est que nous sommes tous, à des niveaux divers et selon des modalités variées, faits de tels agencements. C’est pourquoi ils parleront de « machines désirantes », désignant cette manière de machiner les objets partiels, de s’agencer infiniment avec le dehors, moyen pour ce que nous nommons le « moi » d’être en perpétuel devenir. Les machines désirantes, donc, ne cessent de produire des agencements, à la manière d’une usine dans laquelle on assemble et connecte des parties a priori hétérogènes. La bouche et le sein, l’aliment et l’estomac, l’amour et les yeux de l’aimée, les parties érogènes des corps qui font l’amour, mais aussi nos obsessions pour l’histoire, pour telle ou telle lutte politique, notre rapport au monde, aux peuples ou au cosmos sont autant de connexions d’hétérogènes, d’agencements singuliers.
Et l’on voit bien, à travers les exemples cités plus haut, que cette production désirante est toujours-déjà branchée sur la réalité sociale. Autrement dit, le désir et son paroxysme — qui est non le plaisirou la jouissance mais le délire, — impliquent toujours un rapport au dehors, à la machine, aux objets, aux autres, aux animaux ou aux situations socio-politiques. Un enfant ne se contente pas d’un papa-maman pour se construire, mais il est pris dans un réseau plus large, jouant au cow-boy et aux indiens, à la guerre, aux petites voitures ou au docteur. Comme le dira Deleuze dans l’Abécédaire: on ne désire que dans un ensemble. Or, cet ensemble ne peut tourner autour d’un seul point, et il trace un territoire, une constellation. Même lorsque nous avons l’impression que notre désir ne se focalise que sur un objet, on peut s’apercevoir que sont cachées — ou discrètes — les coordonnées qui s’attachent à lui. Voyez, chez Proust, comment le désir du narrateur pour Albertine est toujours-déjà lié aux jeunes filles perçues sur la plage, à Balbec, à son atmosphère et aux milieux sociaux qui s’y trouvent. Ou encore : comment ce désir, reporté sur la duchesse de Guermantes est indissociable de l’univers — ô combien social ! — des salons.
On comprend donc pourquoi, sur la base schizophrénique des machines désirantes, les auteurs de L’Anti-Œdipe veulent aller plus loin que le freudo-marxisme de Reich, insérant toujours-déjà la libido dans la vie sociale : « Reich fut le premier à poser le problème du rapport du désir avec le champ social (…) Mais, parcequ’il n’avait pas suffisamment formé le concept d’une production désirante, il n’arrivait pas à déterminer l’insertion du désir dans l’infrastructure économique elle-même, l’insertion des pulsions dans la production sociale[5] ». Il n’y a pas d’une part une réalité psychique, un problème d’identité individuelle, une sphère privée ou intime et de l’autre la sphère collective, politique, macrologique. Il n’y a que du social impliqué dans du désir ou du désir impliqué dans du social.
Le familialisme
Ce que montre le concept de « production désirante », c’est que l’inconscient ne travaille pas avec le désir triangulé d’un papa-maman-enfant, mais avec un monde bien plus vaste, social, politique, économique ou cosmique. C’est pourquoi on peut dégager une troisième critique adressée par les auteurs à la psychanalyse : on ne peut saisir le désir dans le cadre restreint de la sphère familiale. De fait, si Deleuze et Guattari ne cachent pas une certaine admiration pour la psychanalyse en ce qu’elle s’est la première penchée sur une réalité que ne voulaient pas voir d’autres disciplines, ils la critiquent avec virulence quant à la manière qu’elle a de l’interpréter. Car, de toute la richesse des délires schizophréniques, elle ne retient que la famille, la triangulation papa-maman-moi. Elle rabat ce qui concerne le champ social sur le seul champ familial. Pire : elle fait du père et de la mère des entités abstraites aux fonctions prédéterminées et elle enferme ses patients dans le roman familial, non sans un certain forçage. C’est ce que Deleuze et Guattari nomment le « familialisme » et qui aura pour matrice le complexe d’Œdipe.
Mais peut-on réellement faire l’économie du père et de la mère, eux qui structurent toute histoire personnelle ? Peut-on se passer d’une prise en compte de ces entités qui ne peuvent pas ne pas entrer en considération, fut-ce négativement, dans la vie de tout patient ? Il n’est pas question, pour Deleuze et Guattari, d’effacer le père et la mère, mais d’affirmer qu’ils sont toujours étroitement liés à d’autres coordonnées, non moins importantes. Comment un enfant vit-il son père lorsqu’il est gardien de prison, comme c’était le cas pour Sacher Masoch ? Peut-il vivre son père de la même manière que le fils d’ouvrier ou de banquier, d’instituteur ou de chômeur ? Le père n’est jamais purement et simplement une figure de père, mais il est toujours-déjà lié à une situation, des lieux, des rapports sociaux, un contexte historique, des ambitions personnelles, des odeurs, des manières d’être et de vivre. La honte de la psychanalyse, c’est de mettre au placard toutes ces coordonnées historico-sociales, toutes ces dimensions politiques, économiques, raciales qui sont partie intégrante du désir (pour le meilleur et pour le pire, nous y reviendrons dans un prochain article) pour les réduire à des problèmes de papa-maman. C’est typiquement ce que fait Freud avec le petit Hans lorsqu’il renvoie le cheval à la figure du père et qu’il omet le cheval en tant que cheval, la scène violente vue par l’enfant, les grouillements de la rue qui la peuplent etc. De même pour le président Schreber : en comparant son récit avec l’analyse qu’en fait Freud, on s’aperçoit que la constellation d’éléments qui entourent le délire sont en permanence rabattus sur une affaire privée et familiale. Ainsi : « Dans l’ensemble de départ, il y a la formation sociale ou plutôt les formations sociales ; les races, les classes, les continents, les peuples, les royaumes, les souverainetés ; Jeanne d’Arc et le Grand Mongol, Luther et le serpent aztèque. Dans l’ensemble d’arrivée, il n’y a plus que papa, maman et moi[6]. »
Pourquoi s’être trompé ?
Pour conclure, ajoutons que ces erreurs sur la nature du désir ne sont pas purement théoriques, mais engagent toute une économie du désir dont les enjeux sont politiques. Rabattre le désir sur le manque, sur le papa-maman-moi, sur la névrose, en somme, c’est par là même écraser la production désirante en tant que telle. Et il faut être naïf, d’après les auteurs, pour ne pas voir là une manière de normaliser, de canaliser, d’ostraciser ce qui échappe au contrôle social et politique. Au fond, la psychanalyse, telle qu’elle conçoit le désir, est la porte ouverte à une relation de pouvoir entre le psychanalyste et son patient, qui l’assène à avouer ses désirs incestueux, qui le restreint à ces manques, et qui écrase par là même la puissance vitale de sa production désirante sur la pauvreté névrotique. Pourquoi faire cela ? Quel en est l’enjeu ? C’est que, si le désir n’est pas manque, mais production, s’il n’est pas symbolique, mais matériel, s’il ne se restreint pas à la sphère familiale, mais englobe la réalité socio-économique, l’histoire, la géographie et le cosmos, s’il ne produit pas du fantasme, mais le réel lui-même, reste à étudier l’une de ses principales propriétés, sans doute la plus problématique : il est d’ordre révolutionnaire.
© Benjamin Nitzer
Notes :
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» Rabattre le désir sur le manque, sur le papa-maman-moi, sur la névrose, en somme, c’est par là même écraser la production désirante en tant que telle. » Oui. Et j’essaye de l’illustrer actuellement dans des écrits, en particulier dans le récit que je ferai de certaines séances de psychanalyse que j’ai effectuées et la valeur que je donne à ces séances en rapport avec la problématique révolutionnaire actuelle.
Cyril Epstein
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