Entretiens/Philosophie

Entretien avec Jérôme Lèbre : « L’écriture est ce qui reste de la parole, l’immobilité est ce qui reste du mouvement »

Jérôme Lèbre

Jérôme Lèbre est philosophe. Normalien, il est professeur de philosophie en classes préparatoires littéraires, habilité à diriger des recherches, directeur de programme au Collège international de philosophie, membre associé du Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine de l’Université de Strasbourg (Crephac) et de l’Equipe de recherche sur les rationalités philosophiques et les savoirs de l’Université de Toulouse (Erraphis) ainsi que membre de l’Institut des hautes études en psychanalyse. Spécialiste de Jacques Derrida et de Jean-Luc Nancy, il est l’auteur de nombreux ouvrages tels que Vitesses (Hermann Philosophie, 2011), Derrida – La justice sans condition, (Michalon, 2013) ou Signaux sensibles (avec Jean-Luc Nancy, Bayard, 2017). En septembre 2019, il publiera son prochain ouvrage aux éditions Desclée de Brouwer intitulé Scandales. Pour notre entretien, nous avons lu le bel ouvrage Eloge de l’immobilité (Desclée de Brouwer, 2018), dans lequel est interrogé notre rapport à la vitesse, aux accélérations et à lenteur, nous invitant à nous arrêter, voire à résister — l’occasion pour nous de nous entretenir autour de ces questionnements toujours plus vivaces et contemporainss, d’un point de vue philosophique, politique et esthétique.


Pourquoi avez-vous choisi le concept d’ « immobilité » pour contrer la vitesse à laquelle court le monde ? Pourquoi l’avoir préféré aux notions de lenteur ou de décélération, au point d’en faire un éloge ?

« Eloge de l’immobilité », Jérôme Lèbre (Desclée de Brouwer, 2018)

Jérôme Lèbre : Il y a une justification simple à cela. Quand tout le monde semble se confronter au même problème, aujourd’hui celui de la vitesse ou de l’accélération de la production, des transports, mais aussi des rythmes de vie, voire de l’histoire, la solution se trouve rarement dans la simple inversion des termes du problème : « Tout va trop vite… alors ralentissons ! » Outre que cette solution est de l’ordre de la réaction immédiate, elle risque de fuir un défi nouveau par un simple retour au passé : avant ce problème n’existait pas, donc vivons comme avant, à l’époque où tout allait plus lentement…

Mais une fois identifié le lieu commun qui consiste à se plaindre du présent et à regretter un passé récent, il faut en sortir, et c’est là une difficulté que connaissent tous ceux qui travaillent sur le progrès technique : comment mener une critique du progrès qui ne soit pas, malgré les meilleures intentions du monde, à la fois réactive et réactionnaire ? Cette difficulté se précise quand elle porte sur le temps commun à la technique, à la société et à la réflexion : comment anticiper une solution au problème de l’accélération qui ne soit pas, dans tous les sens du terme, dépassée ?

On pourrait dire qu’il s’agit moins de retrouver que d’inventer une « bonne lenteur ». Mais la lenteur est moins qu’une idée galvaudée et dépassée : ce n’est pas une idée. Il y a un concept de vitesse, qui quantifie un mouvement en mettant en relation le temps et l’espace ; on ne rencontre alors que des vitesses différentes, relatives, et qu’une constante, la vitesse de la lumière. Il y a l’idée d’une vitesse absolue ou infinie qui dépasse toute quantification (celle des dieux dans les mythes, également celle à laquelle vient une idée). Mais la lenteur n’est jamais qu’une quantité de vitesse comme une autre, et quant à l’idée d’une lenteur infinie – c’est celle de l’immobilité (le repos se déterminant quant à lui ou comme vitesse relative ou comme lenteur infinie).

Il en découle que ceux qui ne veulent que ralentir ne peuvent savoir ce qu’ils veulent et que personne ne veut vraiment la lenteur. Qui souhaite un ordinateur ou un train plus lents ? Quel marcheur ou même promeneur reste derrière ceux qui marchent plus lentement que lui ?  Ce qui compte est d’aller à son rythme, de varier les rythmes, de pouvoir, selon le contexte, marcher ou prendre un avion : c’était l’optique de mon livre précédent sur la question, Vitesses. En écrivant Eloge de l’immobilité, j’ai voulu explorer un rythme spécifique en radicalisant ce désir de lenteur pour le déterminer : on peut vouloir un rythme d’une lenteur infinie, donc l’immobilité. Ce qui veut dire simplement : vouloir rester là, et cela fait sens d’une multiplicité de manières. Il y a là une décision qui n’existe pas dans la décélération.

Mais me direz-vous, si la volonté de ralentir n’arrive à rien, celle de rester là n’est-elle pas totalement utopique ? Elle est utopique s’il est vrai que « tout accélère », donc si le problème de départ est bien posé ; et c’est précisément ce qui doit être examiné dès que l’on cherche une solution… Et l’on découvre alors qu’avant même d’être voulue, l’immobilité est une situation commune, même si elle reste globalement inaperçue ou dissimulée.

L’accélération globale comporte en effet tant d’exceptions que c’est à se demander si l’exception n’est pas la règle : même si la quantité de personnes pouvant accéder à cette vitesse technique ne cesse d’augmenter, même si la quantité d’informations transmises augmente aussi, une majorité des humains sur cette Terre n’accède pas à ce « progrès » sous toutes ses formes. De plus, cette accélération se renverse elle-même si on tient compte qu’elle s’accompagne d’une immobilisation forcée : celles de tous les usagers d’Internet comme de la télévision, fixés devant leurs écrans, celle des passagers dans une voiture, un train ou un avion ;  dans ce dernier champ, celui des transports, l’accomplissement le plus habituel de l’accélération n’est pas de dépasser un seuil mais de se stabiliser à une vitesse de croisière où le principe de relativité annule toute impression de vitesse.

Et ce n’est encore qu’un aspect de la question : car la vitesse des transports, des communications, ou même de la production ne s’extrapole jamais simplement pour devenir accélération du rythme social et du rythme de vie. Rosa et d’autres l’ont montré. Mais ils considèrent généralement que si les modes d’accélération sont différents, ils s’autoentretiennent, si bien que les facteurs d’inertie, pour parler encore comme Rosa, ne sont que « secondaires » ou « résiduels » ; quitte à se contredire en prévoyant une fin apocalyptique, un arrêt brusque ou général qui fait que soudain l’inertie devient première (contradiction que seul Virilio me semble vraiment assumer, un peu partout et surtout dans cet oxymore : celui d’ « accident général »).

Ce que j’ai tenté de montrer, en m’inspirant de Derrida qui a subverti toute la pensée philosophique en déconstruisant l’illusoire présence à soi de celui qui parle par l’écriture, laquelle est toujours considérée comme secondaire et résiduelle, c’est que le secondaire travaille au cœur de l’essentiel et que ce qui reste est le plus important. L’écriture est ce qui reste de la parole ; l’immobilité est ce qui reste du mouvement, ou même : elle consiste à rester. Même quand il semble que tout accélère.

Dès que l’on se dit cela, non seulement on voit que des situations d’immobilité émergent de tous les côtés et qu’elles ne sont pas seulement « secondaires » (travail fixe ou absence de travail, heures passées dans les transports, emprisonnement, paralysie…) mais on comprend aussi que la vitesse et l’immobilité ont toujours été expérimentées, pensées, articulées. Il devient possible d’aborder philosophiquement et historiquement leur relation sur de grandes périodes, en termes de constantes, de changements de paradigmes et de ruptures. Sans cette épaisseur historique ou ce temps long, on confond vitesse et accélération, ce qui est une erreur scientifique, on se condamne à penser la modernité seulement de l’intérieur et on se prive d’outils indispensables pour penser ce qui nous arrive.

Jacques Derrida

Or qu’est-ce qui donne accès à ce temps long ? Même s’il y a d’autres archives du mouvement (les infrastructures comme les routes, immobiles bien sûr, l’art également), c’est avant tout l’écriture, les textes. On retrouve alors l’immobilité dans tous les textes, ceux des contemporains comme des anciens, ceux de la tradition occidentale comme ceux d’autres traditions. Pour Deleuze, le vrai nomade est explicitement celui qui ne bouge pas ; Derrida fait de la déconstruction une paralyse. Ce qu’ils nomment tous les deux « vitesse absolue » occupe déjà la pensée grecque ; je l’ai retrouvé dans un stade de la méditation du yoga, où le pratiquant pourrait voyager et se rendre d’une manière quasi-instantanée dans tous les coins du monde, mais doit rester sur place : qu’importe que cette possibilité de la vitesse absolue ne soit pas réelle, elle est pensée et il en découle qu’aucune accélération réelle ne franchit un seuil inconcevable ou intolérable pour la pensée. Depuis toujours également, l’ellipse littéraire fait qu’une histoire peut passer sans transition d’un lieu comme d’un temps à un autre : personne n’est traumatisé et désorienté parce que le chapitre d’un roman se termine à Paris et que le suivant débute à New-York.

Mais pourquoi, dès lors, vouloir faire l’éloge de situations existantes, pourquoi un éloge de l’immobilité ? Le titre est à la fois provocant et sincère. La critique de l’accélération contemporaine n’a en effet nullement remis en cause une valorisation sans limite de la mobilité, qui s’est vraiment imposée au cours du XXème siècle. Il n’est alors plus question de dialectiser une thèse parménidienne (l’être est immobile) et héraclitéenne (« tout court », déjà…), mais de s’inscrire franchement dans cette dernière en rejetant l’autre dans une métaphysique passéiste. Il n’est plus possible aujourd’hui de distinguer sur ce point une pensée de gauche ou de droite, une perspective philosophique, ou sociologique, ou historique, ou un impératif économique et commercial, tout le monde est a priori pour la mobilité ! Il n’y a pas de pire reproche que celui d’immobilisme, qui circule allègrement de droite à gauche, et s’adresse de plus à plus à ceux qui tiennent à des valeurs ou à des droits : Sarkozy parlait de l’immobilisme de la Gauche, Valls de celui des frondeurs du PS, et maintenant un président « philosophe » explique tranquillement aux deux cent licenciés de La Souterraine qu’au lieu de « foutre le bordel », ils pourraient se précipiter sur les vingt postes ouverts à Ussel, ou à un horticulteur qu’il peut traverser la rue pour travailler comme plongeur…

Cet impératif de mobilité se fonde sur la valeur propre au mouvement tout en la dépassant largement, et s’étend à toutes les formes de flexibilité qui arrangent les employeurs et sont imposées aux salariés (cadres ou non) en raison du déséquilibre entre offre et demande d’emploi. Pour ceux qui défendent les droits des travailleurs, l’idée de mobilité n’est plus efficace, elle ne l’est pas plus pour les associations de défense de migrants, irritées des discours vantant dans la migration les flux, les lignes de fuite et les devenir-nomades, alors qu’elles concernent des sédentaires arrachés à leur lieu de vie et en cherchant un autre.

Il ne s’agit pas alors de faire l’éloge de toutes les formes d’immobilité, ou de faire croire qu’on la désire toujours. L’immobilisation se présente en effet avant tout comme une contrainte, qu’elle découle de l’emprisonnement, de la maladie – ou, je l’ai souligné ici-même, de l’accélération. Mais elle est aussi et parfois en même temps une manière de tenir et de résister. Il faut alors faire varier les termes, ne pas se contenter du concept lexicalement négatif d’im- mobilité. Il faut s’intéresser à l’ambivalence du concept d’inertie (repos ou conservation de vitesse), à celle du repos (loisir actif ou passif, récupération ou mort), mais pour moi deux mots positifs justifient vraiment cet éloge : tenue et station. Le premier insiste sur ce à quoi on tient, le second sur la dignité de la station debout, comme sur la valeur des étapes dans les voyages spatiaux ou spirituels, ou encore sur la résistance au rythme du capitalisme prise en charge par le « mouvement des places ».

Notre incapacité à tenir en place, étant obligé de nous en remettre par exemple à des arts de position ou de lenteur comme le yoga, le taï-chi ou les pratiques zen, ne viendrait-il pas de notre incapacité à résister à notre nature humaine marquée par le mouvement, l’agitation et la mobilité ? L’immobilité ne serait-elle justement pas contraire à la nature humaine qui semble déterminée par le mouvement ?

« Vitesses », Jérôme Lèbre (Hermann, 2011)

Votre question me plaît parce qu’elle suppose à juste titre qu’en se penchant sur les rythmes contemporains, on en vient en fait très vite à prendre position sur ce qu’il en est de l’homme. La première chose à dire me semble-t-il, c’est que ce n’est pas seulement la « nature humaine » qui est déterminée par le mouvement, mais toute la nature, si bien qu’en physique le repos n’est qu’un mode du mouvement et l’inertie une force (la Terre est « en repos » pour les êtres terrestres ; elle tourne cependant autour du soleil à plus de 100 000 km/h). Dans cette nature, toutes les formes de vie sont des formes de mouvement : croissance, circulation de la sève ou du sang, battements de cœur et déplacements dans l’espace des animaux… C’est donc simplement comme être vivant que l’homme a besoin de mouvement et bouge en permanence : même en dormant, même quand on dit qu’il ne bouge pas. L’immobilisation est donc dans cette perspective une contrainte et une souffrance à l’origine d’autres souffrances physiques (crampes, escarres, obésité etc.) ou psychiques. C’est pourquoi l’emprisonnement est à la fois la peine la moins violente et celle qui expose à la plus grande violence et à la plus grande souffrance. Parfois, c’est l’immobilisation du corps qui atteint le psychisme, parfois elle a elle-même une cause psychique, et ces deux types de paralysie rapprochent beaucoup le corps et l’âme – qui ne forment qu’un être, en mouvement tant qu’il est en vie.

Seulement, l’homme n’est pas ou n’est plus un simple être vivant. Tout ce qui le dégage, relativement, de l’animalité (toutes les formes de détachement, mot important dès que l’on aborde la pensée orientale) change donc sa relation au mouvement : d’abord la station debout¸ ensuite le langage, la lecture et l’écriture, la technique, la société, la politique, la méditation, la contemplation (occidentale ou orientale). Quand ce changement de position est radical, pour le meilleur et pour le pire, alors l’homme est immobile comme jamais un animal ne pourrait l’être, et il s’humanise de cette manière. Il suffit pour le comprendre de voir la part que tient l’apprentissage de l’immobilité dans l’éducation : « tiens-toi tranquille ! » « Reste assis ! » C’est bien pour cela que nous pouvons ensuite nous fixer des heures devant un bureau, dans un avion, ou même que l’on peut garder une chance de ne pas être détruit par des années en prison – sanction que les dresseurs évitent pour les animaux, que l’immobilisation n’amende pas mais rend fous. La capacité à rester le plus immobile possible fait donc partie des techniques du corps ou des disciplines dans toutes les sociétés, et les situations d’immobilité se multiplient dans un monde technicisé. Il en découle que l’immobilité n’appartient pas à la « nature humaine » mais constitue l’humain comme être non-naturel, comme être existant.

Ce n’est donc pas pour apprendre à nous tenir tranquille que nous sommes à la recherche d’autres techniques, en général venues d’Orient, en pensant qu’elles vont améliorer notre quotidien, c’est parce que l’Occident a perdu, plus que l’Orient, le sens de cette immobilisation. Déjà enfants nous nous demandions, en particulier au moment de l’adolescence, si ce qu’on nous apprenait valait jusqu’à huit d’heures d’immobilité par jour. Mais au moins on nous apprenait quelque chose. A l’âge adulte tous les efforts du travail, mais aussi les situations statiques qu’il impose de plus en plus fréquemment, ne permettent pas d’éviter un questionnement sérieux sur le sens du travail. Quant au fait d’être bloqué des heures dans un embouteillage ou un aéroport, cela ne fait pas plus immédiatement sens.

On peut critiquer le fait pour les Occidentaux d’aller chercher ce sens qu’il ne saisit plus dans ce qu’ils nomment l’Orient, dans ce qu’est l’Orient pour l’Occident : le vaste lieu où tout est immobile, où même les hommes ne font rien, où l’histoire n’en finit pas de commencer. Cet Orient est, depuis le XVIIIe siècle, l’envers fantasmé du progrès occidental, ou son point de repère stable. Déjà Max Weber avait repéré ce qu’il en découlait : le développement de techniques orientales fortement occidentalisées destinées à servir de refuge au désenchantement du monde accompagnant les visées pratiques du protestantisme et du capitalisme. Mais Weber a aussi donné sa version « scientifique » de l’Orient comme tel, en assumant d’un côté que la science était une invention occidentale (ce qui me semble vrai) et de l’autre que l’Orient visait plus le positionnement de l’homme dans le monde que la transformation active du monde (ce qui ne permet pas vraiment de déconstruire les préjugés orientalistes). Son exigence théorique montre ainsi à quel point il est difficile de se positionner sur l’Orient, alors même qu’on attend précisément de lui un certain nombre d’« arts de position ».

On contourne seulement cette difficulté en affirmant que nous, occidentaux, sommes placés devant l’alternative d’ignorer l’Orient et ses pratiques ou d’y consacrer notre vie en nous installant au Tibet. Il ne me semble pas mieux d’élaborer une théorie de la modernité en se cantonnant à l’Occident en confiant à d’autres (ses doctorants étrangers ? ses subalternes ? ses émules ?) l’évaluation de sa pertinence pour d’autres contrées du monde.

Ce qui me semble possible, c’est de faire éclater cette différence entre un Occident frénétique et un Orient immobile. Il y a eu effectivement en Occident des techniques et des impératifs d’immobilisation, parfois inspirées de l’Orient et le paradoxe est que leur sens s’est éloigné alors que le développement technique n’a fait que rajouter des situations de ce type. Il y a toujours eu dans les cultures très différentes, plus ou moins lointaines pour « nous », de l’Orient et de l’Extrême-Orient (il suffit pour s’en convaincre de lire les traductions des grands textes) d’immenses débats sur la valeur respective de l’action et de la non-action, sur l’immobilité et la fluidité de la nature, du monde, ou de l’être ; à cela s’ajoute l’idée qui semble partagée par toutes les sagesses que justement la sagesse est rare, si bien que les tenants d’une position stable dans le monde reprochent à l’ensemble de l’humanité de s’agiter pour rien (thème aussi bien stoïcien que taoïste). Qu’aucun des termes employés ici (action, non-action, nature, monde, être, sagesse) ne correspondent vraiment à ce qui se dit et se pense en Inde, en Chine ou au Japon, c’est probable et même certain. Il ne fait pas de doute non plus qu’avec des termes occidentaux qui ne conviennent pas nous touchons tout de même quelque chose, que nous pouvons tâtonner, chercher… de même que celui qui « pratique » le yoga ou « s’adonne » au zen en France, même si ces simples verbes, « pratiquer », « s’adonner », impliquent d’immenses pans de la culture occidentale, touche quelque chose du yoga et du zen.

Enfin : on ne peut, pas plus en Occident qu’en Orient, distinguer simplement des pratiques dynamiques et des pratiques de position, ni même des pratiques lentes et des pratiques rapides. Le yoga donne une grande importance aux gestes même s’il privilégie les postures, le taï-chi n’est lent que relativement à des mouvements désordonnés, tandis qu’il effectue plutôt dans une infinie lenteur des mouvements infiniment rapides, et c’est ainsi qu’il appartient aux arts martiaux autant qu’aux arts de méditation. Et comme il n’y a pas plus de pur yoga que de pur taï-chi, de pur bouddhisme ou de pur zen, de pur Orient que de pur Occident, il n’y a jamais que quantité de voies qui se sont transformées au rythme des fusions et des distinctions, et qui ont toutes (c’est la démonstration de la première partie de mon livre) comme horizon l’immobilité. Ces pratiques occidentales ou orientales, anciennes ou modernes, ne convergent donc qu’à l’infini (notion occidentale peut-être…). Elles se comprennent dans leurs différences, dans leur capacité à déployer ensemble et chacune une multiplicité de stations possibles, qui sont autant d’arrêts dans le mouvement disséminant sans l’atteindre l’immobilité absolue, laquelle n’est qu’une idée (encore une notion occidentale !).

Hartmut Rosa

Penseur de l’accélération comme forme totalisante et totalitaire, voire aliénante, qui régit nos vies, Hartmut Rosa développe désormais le concept de « résonance » comme nouveau mode de rapport au monde. Comment combiner à la fois cette manière de résonner avec le monde et de se tenir immobile ?

Rosa a écrit un livre qui est une source d’inspiration considérable pour tous ceux qui s’intéressent aux questions de mobilité sociale et de rythmes, Accélération. Nous y puisons des informations et des arguments en permanence (y compris contre l’illusion de décélération). Cela dit j’entends une voix qui sonne mal, résonne et raisonne mal, dès les premières lignes de ce livre : c’est celle qui en quelques mots, écarte les « analyses du temps à vocation théorique » et « les approches du temps d’origine philosophique » (c’est Rosa qui souligne) ; la même voix, à la fin de l’introduction du livre, prend de haut « la popularité de concepts de temps inspirés par des conceptions ésotériques-mystiques-extra-européennes, ou bien de concepts alternatifs dérivés de la physique quantique ou de l’astrophysique ». Une fois exclu tout ce que Rosa juge abstrait, incohérent, ou vulgaire, il reste une « sociologie du temps » et une « critique sociale du temps » qui seule pourrait rendre compte d’une « expérience immédiate » : on voit difficilement dans cette dernière expression ce qui reste de la tradition critique (y compris celle de l’Ecole de Francfort) ou même de plus d’un siècle d’épistémologie des sciences, y compris humaines et sociales.

Les conséquences d’un tel dogmatisme, heureusement rare chez les sociologues, se font très vite sentir : après avoir énoncé le postulat d’une primauté sociologique du temps sur l’espace, Rosa définit l’accélération comme « augmentation quantitative par unité de temps », sans prendre garde au fait qu’on ne peut compter des unités de temps qu’en référant le temps à l’espace (c’est le principe de toute horloge, mécanique ou électronique). Certes Rosa a raison de remettre en cause l’impression que tout accélère en distinguant différents niveaux d’accélération. Mais s’il est possible de quantifier le temps par le mouvement, répéter la même démarche en quantifiant les changements sociaux ou le rythme de vie par unité de temps est dangereux théoriquement et pratiquement.

Il peut paraître scientifique de définir l’accélération du rythme de vie par « la multiplication du nombre d’épisodes d’action ou d’expériences par unité de temps ». Mais cela ne devient possible que si l’on décide a priori de ce qu’est un épisode simple et unique à accomplir dans un temps donné. Ainsi le temps sociologique de Rosa est précisément le temps de travail analysé et calculé qui selon Marx volait son temps de vie au travailleur et détruisait son existence ; cette sociologie n’est scientifique qu’au sens où l’a été l’organisation scientifique du travail. En prenant comme présupposé ce temps aliéné, Rosa peut décrire un monde entièrement aliéné, en fondant une sociologie aliénée qui chronomètre virtuellement tous les aspects de l’existence ; qu’il s’agisse là d’une « théorie systématique de l’accélération sociale », cela ne fait pas de doute. Mais la dimension qui se perd, c’est bien celle d’une critique sociale du temps.

En faisant reposer tout son « système » sur l’accélération, Rosa ne pouvait alors lui donner aucun terme, si bien que la conclusion apocalyptique qu’il propose ne repose sur aucune déduction, mais sur une suite d’hypothèses externes : catastrophes nucléaires ou climatiques, épidémies, ou mystérieuse « coïncidence définitive des antinomies du mouvement et de l’inertie », alors que tout l’ouvrage n’a cessé de dire que l’inertie était secondaire et résiduelle.  On comprend dès lors qu’il est cherché une issue ailleurs, dans un phénomène externe à l’accélération, en l’occurrence celui de résonance ; la « sociologie du temps », à peine fondée, doit alors laisser place à une « sociologie de la relation au monde ».

La méthode n’a pas fondamentalement changé : « de même que j’ai pu développer un concept opératoire d’accélération sociale à partir de la notion physique d’accélération (l’accélération comme augmentation quantitative par unité de temps) je souhaiterais dégager une catégorie sociologique à partir de la notion physique de résonance », écrit Rosa. Bref la « résonance » repose sur le même mixte de physique classique et d’empirisme que « l’accélération sociale ». Ce qui est nouveau, c’est que la « résonance » se sépare de la physique d’une manière ouvertement métaphorique.

Et c’est ainsi que la « sociologie » que Rosa entend entièrement refonder se lance en pleine confiance dans des développements sur les vibrations de « la corde qui relie le sujet au monde », ou sur la recherche d’un « havre de résonance dans une mer tumultueuse »,  expression qui me rappelle le discours d’un conseiller de Préfecture dans Madame Bovary, louant le souverain de diriger « le char de l’Etat parmi les périls incessants d’une mer orageuse ». Le problème des métaphores, même celle d’une corde, c’est que rien ne garantit d’en suivre le fil… à moins de se laisser emporter par lui. Or si rien n’est pire pour Rosa que de « se laisser emporter dans les sphères de la spéculation, de la philosophie pure, de l’irrationalisme et de la religion », si le concept de résonance « s’assèche ou nous échappe dès qu’on essaie de le fixer philosophiquement », je doute que s’accrocher, tel Achab au fil qui le relie à sa baleine, à des métaphores musicales et aquatiques, permette de pêcher et de ramener dans son havre ce qui se nomme à nouveau « la réalité d’une expérience immédiate ».

La « sociologie de la relation au monde » procède ainsi à l’inverse de ce que Husserl, venu à la philosophie par la voie des mathématiques et de la logique, avait défini comme science rigoureuse : celle-ci se voue à la description de phénomènes non quantifiables, elle doit donc renoncer autant que possible à l’usage métaphorique des concepts propres aux sciences exactes pour trouver dans la langue naturelle les concepts les plus précis possibles. Il est d’autant plus nécessaire de souligner ce point que la « sociologie de la relation au monde » s’approprie tout aussi les concepts de la phénoménologie fondée par Husserl que de la physique ou des sciences cognitives, sans s’embarrasser de la différence (également soulignée par Husserl) des « ontologies régionales » ; et cela même si la « résonance » devait précisément permettre, sur une assimilation du monde qui ne soit pas de l’ordre de l’appropriation. Quant au lien entre « résonance » et « assimilation », c’est un mystère de la sociologie pure, cette haute sphère que ne pourrait atteindre qu’un alpiniste prêt, selon une métaphore de ce sport, à avaler bien des mètres de corde.

Theodor Adorno

Rosa s’inspire tout autant du romantisme et de l’idéalisme allemand pour faire de la résonance la solution à l’aliénation : il s’agit de faire à nouveau parler ou même chanter le monde ; de fait chez Rosa tout est susceptible de parler, de chanter ou de résonner, le corps (un diapason par métaphore), le cerveau, les choses… Mais les différences tant débattues par le romantisme et l’idéalisme allemand entre sons naturels et sons articulés, musique et chant, parole et écriture, métaphore et concept, poésie et science, philosophie de la nature et philosophie de l’esprit, tout cela laisse place chez Rosa au simple transfert métaphorique d’un champ à l’autre. On est si loin alors de la musicologie et de la philosophie d’Adorno, et donc si loin de l’Ecole de Francfort …

Mais Adorno est trop « pessimiste » pour Rosa, comme le serait sans doute Celan qui tout en ayant convaincu Adorno qu’il était encore possible de faire de la poésie après Auschwitz, rompt avec le lyrisme allemand de ce monde qui chante, et fait du poème un « reste chantant » (singbare Rest). Je ne vois pas chez Rosa la moindre interrogation sur la nécessité d’un retrait vis-à-vis de la lyrique allemande. Notons enfin que Derrida a écrit un grand livre sur la résonance, Glas, qui lui prend la peine de commenter les textes de Hegel consacrés à ce concept, et qui tient compte de toutes les dimensions que je viens d’évoquer si rapidement. Comme Rosa ne cite pas Glas¸ j’en déduis que ce livre, y compris dans sa matérialité, n’appartient pas à « la réalité d’une expérience immédiate ».

La « sociologie des relations au monde », ou de la « corde qui relie le sujet au monde » ne discute et ne lève non plus aucune des objections qu’a formulé Heidegger à propos de la relation entre sujet et objet, ou sur la différence si importante pour ce dernier entre les catégories existentiales et les concepts des sciences de l’esprit. Elle passe à côté de la question de l’existence en gardant un étrange silence sur son horizon, à savoir la mort. La pensée de cette corde « vibrante » est aussi censée rendre compte de l’amour ; mais elle entre dans le champ freudien par le biais de Marcuse, ce qui ne la rend pas sensible au fait que si l’Eros est ce qui lie, il doit être confrontée à Thanatos, à cette tendance à la déliaison qu’est la pulsion de mort. Il va en revanche de soi que qui travaille sur l’immobilisation travaille aussi sur ce que veut dire lier, délier, tenir, être tenu – et mourir.

La dialectique entre accélération et résonance étant un autre grand mystère de la sociologie pure, je dois attendre qu’il s’éclaircisse pour voir comment la résonance se combine avec l’immobilité… Deux indications tout de même. Premièrement tenir immobile c’est avant tout se tenir là, dans le monde, et c’est aussi à cette question de notre position dans le monde que doit répondre explicitement la théorie de la « résonance ». Si elle ne le fait pas, c’est que l’aspect problématique de cette position tient au fait que nous soyons jetés dans le monde, entre naissance et mort, que nous existions(exister, c’est se tenir dehors), alors que pour Rosa l’être-jeté n’est qu’une impression pathologique découlant d’une perte de résonance…  Deuxièmement, en discussion avec Honneth, Rosa estime que s’il y a toujours lutte pour la reconnaissance, la résonance ne demande aucune lutte. Cependant le fait d’exister et de se tenir immobile, cette restance qui est aussi résistance, se situe entièrement selon moi dans le domaine de la lutte : non pas seulement la lutte contre le mouvement, mais dans le mouvement. On peut le résumé en un impératif : reste ! J’y repense ce « reste » est aussi chantant. Au plus proche de cet autre impératif formulé par Celan : Tiens.

Votre travail de redéfinition de l’immobilité à une portée éminemment politique. Il est impossible de ne pas penser aux résistances par le biais du sitting des mouvements tels que Occupy Wall Street ou Nuit Debout par exemple. Dans quelle mesure cette immobilité peut devenir un nouveau mode de rassemblement et de contestation ? La manifestation classique n’est plus le mode d’expression le plus efficace pour résister au capitalisme ou au libéralisme ?

Tenir debout, assis, ou même tenir couché, en simulant la mort, comme dans les manifestations contre la bombe atomique ou pour une vraie politique de lutte contre le Sida : il y a de multiples manières de rester immobile pour montrer que l’on est là et qu’on y restera, pour montrer que l’on existe et que le droit à l’existence ne souffre aucune exception – sauf la mort. L’immobilité n’est donc pas seulement passive : elle est à la fois active et non-violente, elle consiste à affirmer sa position dans le monde, ou à la revendiquer quand de multiples pressions, économiques, politiques, géostratégiques, tout à fait conforme à l’impératif de mobilité, mettent en danger la simple possibilité de rester quelque part, de s’installer quelque part, ou de continuer à vivre.

A l’opposé, la manifestation que vous nommez à juste titre « classique », la marche collective d’un point à un autre telle qu’elle s’est imposée à partir du milieu du XIXe s., marque bien des signes d’essoufflement. D’abord parce que ce « défilé » s’est imposé comme manière unique ou privilégiée de (se) manifester, à une période qui justement était obsédée par l’idée d’unité, alors que nous vivons plutôt dans celui des multiplicités irréductibles. Ensuite parce qu’elle s’accorde très bien, trop bien, avec l’ordre public qu’elle entend en même temps remettre en cause, serait-ce d’une manière entièrement pacifique et critique.

Une marche, un trajet, cela convient tout à fait à la Préfecture, cela ne bloque un boulevard que le temps d’une marche, tandis que les voies parallèles restent libres et que la circulation sur les voies perpendiculaires est bloquée durant un temps calculable et restreint, avant d’être libérée par l’avancée de la manifestation. Les points de départ et d’arrivée « classiques » n’ont qu’un rapport symbolique avec les lieux du pouvoir, on ne marche pas sur l’Assemblée nationale ou l’Elysée, on se contente par exemple d’aller d’une statue de la République à l’autre (à Paris : République – Nation). A l’arrivée, la manifestation doit se dissoudre. Car si l’on insiste beaucoup sur la mobilité des Black Blocks qui précèdent et entourent les marches en brisant les vitrines des banques ou des commerces, le vrai danger de la manifestation est qu’elle reste où elle ne devait que s’arrêter : alors, outre le fait qu’elle se situe sur une place en risquant de bloquer tous les boulevards qui la rejoignent, elle peut « dégénérer ». C’est de cette force incontrôlable de l’immobilité dont les manifestations immobiles tout en la rendant pacifique.

Comment ? Tout simplement parce que la seule action d’une manifestation statique consiste à rester là. Si des éléments « perturbateurs » entendent la faire entrer dans la violence, c’est quasiment impossible, car l’environnement immédiat est facile à protéger par les forces de l’ordre. Ce n’est pas pour autant que ces dernières contrôlent la manifestation : que faire contre la décision de ceux qui justement, n’agissent pas, au sens juridique et policier ou un acte se commet ? Tenir une place, une position, c’est actif, ce peut être fatiguant, cela exige une vraie détermination et un vrai militantisme, mais on ne peut « commettre » une position, on ne peut que la tenir. Et comme rien n’interdit de rester sur une place, la manifestation s’installe dans un temps indéterminé, elle reste, et voilà ce qui est incontrôlable. Ce qui est vrai pour la manifestation statique l’est aussi de l’occupation d’un lieu de travail ou d’une Zone A Défendre (ZAD), d’un blocus de consommateurs, de la grève – avec des nuances que j’ai développé dans mon ouvrage ; je ne veux ici qu’insister sur la multiplicité des formes de la résistance statique.

Toute la difficulté de cette résistance se trouve alors dans la différence entre rester et s’installer : la police détruit tout ce qui ressemble de près ou de loin à une installation, sans avoir pour cela à s’en prendre directement aux manifestants – qui peuvent aussi reconstruire, même s’ils savent que ce qu’ils construisent sera à nouveau détruit… Au passage, cette manière de donner sens à un lieu (je pense à la ZAD de Notre-Dame-des Landes) et de construire dans la lutte entretient avec la ville et/ou avec l’architecture un lien bien plus étroit qu’une manifestation qui parcourt quelques rues. Je trouve aussi une grande cohérence chez les militants de NDDL, dans leur passage de la résistance à la construction de l’aéroport jusqu’à la revendication d’un dialogue constructif avec les autorités afin d’obtenir légitimement et légalement le droit de s’installer.

J’aborde par là un problème incontournable, celui de la relation entre les moyens et les fins de la lutte. Il va de soi que les moyens circulent facilement d’un extrême à l’autre de l’échiquier politique ; la gauche n’a pas le monopole des actions pacifiques, fortes ou violentes contre l’ordre public, et n’a pas celui des manifestations : que l’on pense aux ligues de 1934, à la manifestation pour l’école libre de 1984, à la récente « Manif pour tous » (même si les pôles du trajet ne sont pas les mêmes : de la Porte Dauphine au Trocadéro…). Elle n’a pas non plus celui de la résistance statique, même si la droite l’utilise rarement.

Le Zuccotti Park pendant une protestation d’Occupy Wall Street à New York, le 10 Novembre 2011. (AP Photo/Seth Wenig)

Je ne prendrais qu’un exemple : il est arrivé à des membres d’associations familiales anti-avortement de s’enchaîner ensemble pour bloquer l’entrée des cliniques ; qui plus est, au nom d’un « droit à la vie » qui ressemble beaucoup au droit à l’existence ! Mais il ne faut pas se fier aux ressemblances. Si un embryon vit il n’est pas encore jeté dans le monde. Je ne veux pas dire que cet être-jeté est identique à « l’expulsion » de la naissance, mais il n’est pas non plus identique à la fécondation d’un ovule. C’est pourquoi il y a toute une période de gestation où le droit à exister de la mère, son droit de décider de son existence sous toutes ses formes (donc pas seulement son droit à la survie) passe avant le droit à la vie de l’être en elle qui n’est pas encore un enfant ; après ce terme le droit à l’existence du fœtus doit se conjuguer avec celui de la mère, qui a en fait déjà choisi de garder son enfant.  Mais qui peut fixer le nombre de jours de grossesse après lequel s’effectue ce basculement ? La loi, seulement la loi. Le raisonnement serait le même en ce qui concerne l’euthanasie. Le propre de la loi est de décider, en ne se fondant que sur elle-même, non du début et de la fin de l’existence, mais du moment jusqu’où une mère peut interrompre sa grossesse, du degré de souffrance à partir duquel un malade a le droit d’interrompre sa vie. C’est ainsi qu’elle reconnaît un droit à l’existence qui ne se fonde que sur lui-même – qui est un droit à la liberté.

Me suis-je éloigné ? Je ne pense pas. J’ai tenté d’articuler le pouvoir de fixation qui est le propre de la loi et cette autre tenue qui est celle de l’existence. La relation n’est pas métaphorique : l’existence se décide, elle consiste à tenir à ses décisions, la loi est la version la plus fixe de la décision. L’existence et la loi se font ainsi face. Autrement dit, exister, c’est remettre en jeu sa simple appartenance à une communauté légale sans la nier, c’est affirmer que l’on existe aussi hors de la loi tout en gardant celle-ci comme horizon ou comme repère, c’est se tenir devant la loi. Ce qui ne rappelle pas par hasard une certaine nouvelle de Kafka, et avec elle un aspect fondamental de la résistance statique, précisément celui qui permet de sortir de l’aporie entre l’immobilité comme moyen et comme fin de la lutte. La loi est juste si elle n’a pas d’autre objectif qu’elle-même : être la loi, et non servir un autre intérêt. Alors elle est bien ce qui fait tenir ensemble des existences, lesquelles n’ont pas non plus d’autre objectif qu’elles-mêmes. Autrement dit, alors que les autres moyens de lutte peuvent servir les objectifs les plus divers, la résistance statique est l’expression face à la loi écrite de la loi de l’existence, donc du droit à exister librement en donnant sens par soi-même à sa position dans le monde.

Il n’y a alors tout simplement plus de différence entre les moyens et les fins. S’enchaîner pour sauver des embryons paraît à ce stade absurde. On ne peut en effet se tenir là qu’au nom du droit (le sien, celui d’autrui) à se tenir là : qu’au nom de ce droit commun, de cette ex-position de tous les existants qui est la manifestation même de leur existence. Cette exposition précède et éventuellement résiste à l’imposition du droit. C’est pourquoi je parle souvent d’une communauté des immobiles, que partagent ceux qui occupent une place ou font un sit-in en bloquant la circulation et les automobilistes bloqués, ou les militants, les malades et les prisonniers. Alors que le devoir de bouger, d’agir, mène inévitablement à une hiérarchie et à des exclusions, tout le monde peut au moins se tenir immobile.

C’est un point essentiel. L’impératif de mobilité (en marche ! en avant !) n’est jamais « inclusif » pour reprendre un mot particulièrement prisé dans le jargon d’ « En marche ». Et si l’on a pu faire d’une phrase de Benjamin Franklin, « le temps c’est de l’argent », l’impératif du capitalisme, l’esprit du capitalisme se trouve plutôt pour moi dans une autre maxime attribuée au même père fondateur des Etats-Unis : « L’humanité se divise en trois sortes : « ceux qui ne peuvent pas bouger, ceux qui le peuvent et ne bougent pas, et ceux qui bougent ». Toute l’éloge de l’immobilité lutte contre cette hiérarchie et cette division de l’humanité, elle cherche un lien commun : entre ceux qui bougent et souvent s’aliènent dans cette mobilité, quitte à rester coincés sur un siège de voiture ou d’avion, ceux qui ne peuvent pas bouger (malades, paralysés, prisonniers, etc.) et ceux qui luttent en refusant de bouger, qui résistent ainsi à l’impératif de mobilité.

Il s’avère alors que la résistance statique, à la différence de la manifestation « classique », est une manière de lutter à la fois interne et externe au capitalisme : elle est née avant lui et reste hors de lui. Elle est aussi ancienne que la revendication du droit à l’existence, que la résistance à la loi, que l’exigence de tenir une position dans le monde. Elle est présente chez Antigone, dans l’éthique stoïcienne, mais aussi dans l’hindouisme ou le bouddhisme. Elle est la non-action que Gandhi fait ressurgir dans le cadre de la lutte contre la colonisation, qui n’était pas pour lui une lutte contre l’Angleterre mais contre le capitalisme. Cette résistance non-violente se nomme Satyagraha : elle est alors aussi bien le lien entre les êtres, le partage de l’être entre tous les êtres (les pierres, les animaux, les hommes…) ; elle est son propre objectif, ou plus précisément se situe en-deçà ou au-delà de la distinction entre les moyens et la fin. Il y a violence, pour Gandhi, dès que l’on distingue moyen et fin, et cette distinction est précisément celle qui est ancrée dans la métaphysique occidentale et trouve son apogée dans le capitalisme ; même si ce dernier n’a pas vraiment d’objectif ni de programme ! Il en va de même chez Thoreau sur des bases protestantes, chez Martin Luther King s’inspirant de Thoreau et de Gandhi… C’est le même droit à l’existence qui s’affirme par sa mise en pratique, sans programme, mais face à la loi.

Nietzsche avait une belle formule pour décrire l’accélération comme symptôme de la modernité en écrivant : « L’accélération monstrueuse de la vie habitue l’esprit et le regard à une vision, à un jugement partiel ou faux, et tout le monde ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec les pays et les gens sans quitter le chemin de fer[1]». Rejoindriez-vous Nietzsche à ce propos et qu’est-ce que cette comparaison avec le train peut signifier dans vos travaux consacrés à la vitesse ?

Friedrich Nietzsche

Belle formule en effet, permettez-moi d’abord de la compléter par le commentaire qu’en donne Nietzsche lui-même à la fin du même aphorisme, extrait d’Humain trop humain et nommé « lamentation » (§ 283) : « Une lamentation comme celle que l’on vient d’entendre aura sans doute un jour fait son temps et se taira alors d’elle-même, quand le génie de la méditation sera revenu dans toute sa puissance ». Il y a là une prise de distance vis-à-vis de la plainte et de son côté apocalyptique qui m’aidera à préciser ce que peut vouloir dire « rejoindre » Nietzsche.

Il me semble qu’ici Nietzsche cite lui-même ce qui ne cesse de se dire autour de lui, ce qui se dit encore aujourd’hui, donc cette lamentation qui repose sur une ressemblance (et même souvent une confusion) entre la vitesse des moyens de transport et l’accélération du rythme de vie. Selon le livre indispensable de Studény, l’Invention de la vitesse, cette relation se développe depuis le XVIIe s., donc s’établit bien avant l’invention du train : c’est d’abord la circulation à cheval qui accélère, en particulier en ville, et l’on commence à s’en plaindre (les chevaux ou les carrosses renversent les passants, qui prennent aussi parfois les coups de fouet des cochers), à la limiter par décret, à la comparer à l’agitation urbaine. A l’époque de la naissance de Nietzsche on parle déjà de la « vitesse monstrueuse » de la malle-poste, la diligence à relais qui atteint sur les grands distances 14 km/h de moyenne. Mais c’est aussi le moment du « choc ferroviaire » ; au cours de la vie de Nietzsche le train passe de 40 à 120 km/h en exploitation (avec un record de vitesse à 200 km/h), et il est d’usage à son époque de parler de son « accélération monstrueuse », de ses effets sur la perception, du fait que c’est maintenant la vitesse des transports qui modifie la vie et l’accélère.  Nietzsche meurt en 1900, c’est le moment du passage à la traction électrique et diesel sur rail, c’est aussi celui où le cheval comme moyen de transport personnel, déjà fortement concurrencé en ville par les vélos, est voué à laisser sa place à l’automobile. Le cheval est battu, et n’oublions pas que c’est justement la souffrance d’un cheval battu par son cocher qui a rendu Nietzsche fou en 1889.

Ce parcours chronologique donne un aspect implacable à cette relation entre l’accélération des moyens de transport et celle du rythme de vie, mais cependant il faut, prendre du recul vis-à-vis d’elle et de la plainte qu’elle entraîne. Tout d’abord, la comparaison entre vitesse technique et rythme de vie ne date pas de la modernité, elle est aussi ancienne que la technique : on la trouverait exprimée dans le fameux éloge de l’homme du chœur d’Antigone, qui nous dit que l’homme est « effroyable » ou « monstrueux » parce qu’il est « l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du souffle et ses orages », également celui qui gagne de vitesse par ses instruments de capture les animaux les plus rapides et les arrêtent : « par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts et le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes ». Chez Sénèque, chez Juvénal également, la vitesse et la violence de la circulation urbaine sont déjà les signes d’une agitation générale qui rend la vie brève, dont tout le monde se plaint, et qui s’oppose à la sagesse, cette recherche d’une position stable dans le monde.  Ce n’est donc pas la vitesse qui a été inventée à l’époque moderne, ni sa comparaison avec le rythme de vie, seulement cette vitesse se présente dans la modernité comme accélération indéfinie, en accord avec la physique galiléenne puis newtonienne.

Le schème de l’accélération s’est donc progressivement substitué à celui de l’agitation au cours de la modernité, entrainant une nouvelle relation de l’existence à la technique, que l’on comprend d’autant mieux qu’on la relie dans un temps long aux phases antérieures. On saisit mieux, tout d’abord, que l’accélération ait si bien absorbé la question éthiquede l’agitation, donc celle de l’usage du temps de la vie : rien n’est plus courant que de faire de sa vie une « course irréfléchie et vaine » (Sénèque), de la raccourcir par peur de sa brièveté, donc aussi par peur de la mort. Et c’est ainsi qu’on voudrait que la vie soit à la fois plus lente et plus rapide. Dans Vitesses, j’ai développé ce thème en m’intéressant beaucoup à la période (grosso modo de Rousseau à Nietzsche) où le schème de l’accélération s’articule explicitement à celui de l’agitation, où l’un n’a pas encore remplacé l’autre. Notons que trois aphorismes plus loin que celui qui nous intéresse Nietzsche écrit : « à aucune époque, les hommes d’action, c’est-à-dire les agités, n’ont été plus estimés » (§ 285). Rosa a effectué un montage de ces deux aphorismes (Accélération, p. 55) pour faire de Nietzsche l’un des témoins de l’accélération contemporaine, alors que leur vraie mise en relation livre une tout autre pensée : ce sont bien les mêmes hommes qui d’un côté se lamentent de l’accélération des transports et qui de l’autre n’ont jamais autant estimé ce qui a toujours été estimé à tort, à savoir l’agitation : les mêmes qui veulent et ne veulent pas en même temps la vitesse et la lenteur, comme toujours, mais sous la forme actuelle de la relation entre accélération et décélération.

Nietzsche n’est donc pas en train de témoigner de « la réalité de l’expérience immédiate » chère à Rosa, il est en train d’évaluer une interprétation moderne de la réalité qui prend sens en se différenciant des interprétations antérieures et d’une interprétation à venir : car l’interprétation de la modernité par elle-même est faible, elle consiste à se lamenter, et c’est bien pourquoi en méditant sur elle on prépare la montée en puissance de l’interprétation elle-même, avec comme horizon le moment où l’époque de la « lamentation » laissera la place à celle de la « méditation ».

Pour contrer l’actuelle plainte contre l’accélération, il faut donc conjuguer une critique de l’accélération et une critique de la plainte. La pensée stoïcienne de l’agitation comme Nietzsche m’en ont convaincu au moment de l’écriture de Vitesses.

« L’Invention de la vitesse: France, XVIIIe-XXe siècle », Christophe Studeny (Gallimard, 1995)

On peut alors lever plusieurs paradoxes, qui m’avaient frappé à la lecture de Studény. Le premier : comment se fait-il que dès le XVIIe siècle, on se plaigne que les chevaux accélèrent, alors que l’on connaissait le cheval, ses allures, et sa vitesse (environ 40 km/h au galop, à l’extrême 60 km/h) depuis des milliers d’années ? La réponse s’avère globalement simple : on se plaignait qu’ils allaient trop vite, qu’on les faisait participer à l’agitation humaine, maintenant on se plaint qu’ils accélèrent. Deuxième paradoxe : comment se fait-il que l’on s’effraie tout de suite de la vitesse du train, c’est-à-dire avant qu’il dépasse la vitesse du cheval au galop ? Michelet expérimente le train l’année de l’inauguration de la ligne Paris-Versailles en 1839, soit cinq ans avant la naissance de Nietzche, et note déjà dans son journal : « je remarquais comment les lentes transitions, si doucement ménagées par la nature, étaient supprimées par cette brusque allure où l’homme est transporté soudain, comme par la violence d’un machiniste de spectacle, du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest ». On croirait déjà lire la « lamentation » de Nietzsche ou même celle de Virilio. Mais la vitesse du Paris-Versailles était limitée à 10 lieues à l’heure, soit environ 45 km/h, soit celle d’un galop rapide. L’explication me semble être qu’à la différence du cheval, le train, premier moyen de transport entièrement technique (machine et rails) pouvait accélérer indéfiniment. Et c’est précisément de cette manière que l’accélération relance et intensifie la fascination et la peur qu’a toujours amené l’agitation : celle-ci consistait à aller trop vite, non de plus en plus vite. Elle donnait l’impression de dépasser les limites de ce que l’homme pouvait faire, elle ne les repoussait pas à l’infini. Elle était un problème stable, pas un problème qui pouvait s’accentuer jusqu’à la catastrophe.

C’est ainsi que la notion de seuil de tolérance à la vitesse a pu naître avec l’accélération : seuil que l’habitude permettrait toujours de reculer jusqu’à un certain point, au-delà duquel la vitesse deviendrait insupportable pour notre corps ou notre cerveau. On en déduit communément que la technique dépasse toujours notre capacité à nous habituer à elle (la capacité « plastique » de notre cerveau), qu’elle nous confronte toujours à des vitesses invivables. Je crois qu’un tel seuil n’existe pas, pour deux raisons. Premièrement, il n’est que la version moderne de cet excès de vitesse qui caractérise l’agitation, de cette illusion d’aller trop vite et de dépasser ses limites, illusion qui cesse justement une fois qu’on se sait limité : alors on ne fait pas plus que ce que l’on peut faire, on fait ce que l’on doit faire, on remplit sa vie au lieu de la raccourcir : « à la rapidité du temps il faut opposer notre promptitude à en tirer parti », comme le dit Sénèque. Deuxièmement, si la vitesse du cerveau est limitée, ce n’est pas le cas de la vitesse de la pensée : celle-ci est inquantifiable, dépourvue de seuil, infinie ou absolue. C’est ce que je disais plus haut en disant qu’une vitesse absolue avait été pensée bien avant l’accélération technique, que personne n’est traumatisée par l’ellipse d’un roman, que l’on conçoit des vitesses bien supérieures à celles de la technique (y compris dans la physique, qui depuis Einstein a mis fin à l’idée d’accélération infinie). Bref, se plaindre de l’accélération, c’est en fait se plaindre de notre finitude, au lieu d’exister dans un temps fini à toutes les vitesses.

Je souligne un dernier paradoxe, présent dans la phrase de Nietzsche quand il écrit que « tout le monde ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec les pays et les gens sans quitter le chemin de fer » (c’est moi qui souligne). Dans un train, c’est le paysage habité ou non qui est en mouvement, tandis que les voyageurs ne bougent pas. C’est en raison de son homogénéité technique (machines et rails) que le train peut accélérer sans limites techniques (il ne cesse encore de battre des records de vitesse) ; pour la même raison sa vitesse de croisière est proche du mouvement rectiligne et uniforme qui en fait un système de référence stable pour tout mouvement, donc annule non seulement l’impression de vitesse, mais bien la vitesse elle-même. Alors nous accédons à un autre niveau de sens de la phrase de Nietzsche : ce n’est pas par son mouvement que « l’accélération de la vie » ressemble à un trajet en train ; c’est parce qu’elle immobilise autant.  Elle fait qu’au lieu de parcourir le monde et d’aller à la rencontre des « gens », on laisse filer le monde sans bouger. C’est la formulation moderne de l’aspect paralysant propre à l’agitation que souligne déjà les sages antiques, et qui nous devient difficile à percevoir parce que, je cite le même aphorisme, « notre époque est pauvre en grands moralistes ».

Il va de soi que le grand moraliste, dans cette histoire, c’est Nietzsche, et il a raison de le dire. Son analyse de la « lamentation » moderne va très loin : le propre de celle-ci est de comparer voire de confondre « l’accélération monstrueuse de la vie » et la vitesse du train, sans voir que le fondement de leur relation, c’est qu’elles sont toutes les deux de l’ordre du faux mouvement. Méditer la plainte c’est alors bien se donner un autre horizon que l’accélération indéfinie, celui de ce retour à une époque de méditation comme celle de l’Antiquité, où les sages opposaient à l’agitation la capacité à se donner une position dans le monde : au milieu du paysage et des gens… Mais le retour, ce n’est pas pour Nietzsche un trajet vers l’arrière, vers le passé. C’est un dépassement de la modernité. Nietzsche vise une nouvelle sagesse qui irait au-delà de l’accélération et montrerait ce que veut dire tenir une position dans un monde technique.

Je n’ai qu’une chose à rajouter : on peut méditer dans un train (Proust le montrera suffisamment). Autrement dit : l’accélération technique à tendance à nous immobiliser, et nous pouvons donc transformer cette immobilisation contrainte en mode d’émancipation, tout comme depuis la pensée antique, l’emprisonnement, l’exil, pouvait se transformer de cette manière. La solution se trouve donc au cœur du problème : pas dans l’accélération, pas dans la décélération, mais dans le changement de perspective sur le monde que peut entraîner une situation où nous devons nous tenir immobile. Comme si le train lui-même, finalement, venait lui-même remplir un peu le manque de grands moralistes…

En 2013, Alex Williams et Nick Srnicek publiaient le Manifeste pour une politique accélérationniste (cf. Accélération ! Laurent de Sutter, Coll. Perspectives critiques, PUF, 2016) défendant l’idée selon laquelle la gauche devrait abandonner sa politique d’antiglobalisation afin d’accélérer la destruction du capitalisme en le poussant dans sa logique extrême d’accélération infernale. Est-ce que cette problématique vous semble philosophiquement et politiquement envisageable, bien qu’elle semble contredire votre important éloge de l’immobilité ? Est-ce qu’une politique de l’immobilité est possible ?

A la différence de l’appel à la décélération, ce manifeste a l’avantage de se confronter directement à la question que j’ai rappelée dès le début de notre entretien : comment concevoir une solution à l’accélération qui ne soit pas dépassée ? La solution de l’ « accélérationnisme » n’est pas réactive, elle est même malgré les apparences moins immédiate que la réaction, parce qu’elle est dialectique. Il s’agit, comme vous le dîtes, d’accélérer la destruction du capitalisme qui s’auto-détruit et détruit la Terre par sa propre manière d’accélérer ; d’utiliser le potentiel technique qu’il a développé pour l’orienter autrement.

En effet, cela semble permettre de dépasser d’une manière dynamique les apories de la Gauche, qui se voit retourner le reproche d’« immobilisme » (dans le manifeste, de « paralysie »). Je suis d’accord avec ce constat : « trente ans de néolibéralisme ont laissé la plupart des partis de gauche démunis de toute pensée radicale ». Cela laisse une ouverture, qui fait que ce manifeste théorique s’articule avec une part « non démunie » de la gauche, et ne renonce nullement, à juste titre encore selon moi, à l’articulation entre réflexion politique et action collective, y compris institutionnalisée sous la forme du « parti ».

D’une manière très claire, ou très « manifeste », l’accélérationnisme établit alors sa relation dialectique avec le capitalisme en réactualisant à la fois la pensée de Marx et la théorie léniniste du parti révolutionnaire. Il va de soi pour les auteurs, très orthodoxes sur ce point, que ces deux pensées ne font qu’une : « Marx lui-même s’est emparé des outils théoriques et des données disponibles les plus avancées, pour mieux comprendre et transformer son monde » ; et Lénine écrit que « le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits. » Mais depuis la révolution russe de 1917, il s’est passé des choses ; et si depuis la chute du mur de Berlin le retour à Marx a été possible, c’est plutôt en prenant mieux conscience du fait que Lénine, dans la lignée de Engels, avait transformé le « marxisme ». Le socialisme d’Etat soumettant toute une société à une norme productiviste, ce stade autoritaire « transitoire » entre capitalisme et communisme qui a été celui de l’URSS avant de s’adapter très efficacement en direction du productivisme libéral, ce n’est pas ce qu’entendait Marx par communisme. Celui-ci devait plutôt naître dialectiquement du capitalisme en changeant radicalement le temps social.  A la séparation entre un travail aliénant et un repos défini négativement comme ce temps où on ne travaille pas, le communisme devait s’appuyer sur la productivité technique pour articuler un travail plus diversifié et le temps libre.

Alex Williams et Nick Srnicek

Le « manifeste de l’accélérationnisme » lamine ces différences en adhérant entièrement au productivisme de Lénine (j’ai rappelé dans mon livre que ce dernier participait le dimanche au chantier du Kremlin). Ainsi ce qu’il prépare ne diffère pas vraiment de ce que nous connaissons : une société technologique aliénante. Je constate la difficulté qu’il y a à différencier la « rapidité » capitaliste et « l’accélération » recherchée : « Nous ne connaissons qu’une vitesse croissante à l’intérieur du même horizon local, sur le mode d’une ruée en avant décervelée. Cela n’a rien à voir avec une véritable accélération, qui soit également navigationnelle ». Qu’une « vitesse croissante » ne soit pas une « véritable » accélération, cela m’étonne.  Et malgré les appels avant-gardistes du manifeste au retour de l’imaginaire, je ne vois pas trop ce que peut nous apporter cette accélération « navigationnelle », « réorientée vers des finalités communes ».

Ce vocabulaire, comme celui qui fait allusion à l’élaboration d’une nouvelle « hégémonie », s’inspire sans doute d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Mais ces derniers pensent que seule une lutte politique contre l’actuelle « hégémonie » libérale peut faire converger les finalités de tous ceux qui souffrent de cette hégémonie. Les « accélérationnistes » se laissent quant à eux prendre dans une circularité entre une finalité nouvelle qui devrait émerger directement du développement technique et une reprogrammation de la technologie en fonction de cette finalité, ils assument même cette circularité : « L’objectif est d’établir une boucle récursive de feedback entre les transformations infrastructurelles, idéologiques, sociales et économiques ». Il n’y plus ici aucune dialectique, mais une simple logique de renforcement réciproque des avancées technologiques et des rythmes sociaux : celle à laquelle nous assistons déjà ; autrement dit cette boucle de « feedback » ressemble plutôt à la spirale accélératrice dont parlait Rosa. Je rejoins ici la perspective de Bernard Stiegler, pour qui l’accélérationnisme est l’un des rejetons d’un mouvement faussement subversif qui ne voit d’avancée politique que dans l’usage sans complexe d’Internet, et qui réunit autant de traders et fondateurs de start up assumant leur « barbarie » que de révolutionnaires. Enfin rappelons que toute accélération implique une intensification de l’immobilisation : l’accélérationnisme est donc voué à l’échec.

La résistance statique que j’ai soulignée s’ancre autant dans la réalité que l’accélération. C’est une tentative de donner sens aux situations multiples d’immobilisation auxquelles nous sommes déjà confrontés, et non un programme révolutionnaire. Si elle est révolutionnaire, c’est justement dans son refus de tout « programme », plan quinquennal, « planning » ou reprogrammation ; c’est dans son refus de s’inscrire dans la relation, circulaire ou non, des moyens et des fins.

Je ne vise donc nullement une « politique de l’immobilité » qui pourrait être mise en œuvre par un parti immobiliste afin que nous finissions tous immobiles. Je souhaite seulement que nous prenions en compte les situations d’immobilisation dans leur diversité, en sortant d’une impression fausse selon laquelle « tout accélère » ; que nous sachions distinguer parmi ces situations celles qui sont contraintes et celles qui sont libres ; que nous tenions compte aussi de la force émancipatoire qui peut naître de l’immobilisation contrainte, et de l’efficacité de l’immobilisation volontaire ; et  finalement, que cette dimension soit considérée, parmi d’autres, par une gauche militante que l’on entend mal actuellement, mais qui aussi, d’une manière très nette, foisonne d’idées nouvelles : sur la prison, le travail, le handicap, le progrès technique, les problèmes écologiques que posent la production et les transports, la mobilité, l’habitat, la qualité de vie. Cette gauche pourra d’autant mieux se manifester qu’elle prendra ses distances vis-à-vis du productivisme léniniste, quitte à continuer à lire Lénine et surtout Marx, en particulier tout ce que celui-ci a pu dire sur l’importance d’un temps libre qui ne serait pas un simple repos.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey


Note :

[1]HTH I, §282 / KSA 2, 231

Une réflexion sur “Entretien avec Jérôme Lèbre : « L’écriture est ce qui reste de la parole, l’immobilité est ce qui reste du mouvement »

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