
Patrick Wotling
Nietzsche: la conquête d’une pensée, sorti en novembre 2022 aux PUF, consacre définitivement – mais en avait-il besoin ? – Patrick Wotling comme le plus grand spécialiste français de Nietzsche. Depuis maintenant plus de trente ans, il voyage dans l’œuvre nietzschéenne en construisant des voies nouvelles pour la compréhension du plus fantasmagorique des philosophes. Souvent sujet à controverses et interprétations plus ou moins bancales, Nietzsche n’a jamais cessé de nous questionner. Patrick Wotling, soucieux de sortir de la convenance académique, s’arrête ici notamment sur le fameux concept de renversement des valeurs en situant son invention dès le début de l’œuvre du jeune Nietzsche. Ce sera le point de départ d’une volonté de voir chez l’écrivain ardent de 1872 les prémisses d’une réflexion qui ne prendra jamais de virage à 180 degrés mais ne fera que cheminer. Il s’agit en fait de partir véritablement à la conquête de la trajectoire de la pensée nietzschéenne, de découvrir comment elle se fraya un chemin en seulement quinze ans d’écriture. De La naissance de la tragédie à Nietzsche contre Wagner, cette pensée si singulière, unique dans l’histoire de la philosophie, n’a fait que se déployer à l’abri des regards universitaires pour exploser dans une déflagration d’éternelle jouvence.
Votre livre débute sur l’idée qu’il y aurait plusieurs Nietzsche et qu’ils correspondraient à des périodes particulières de la vie du penseur. Etes-vous « adepte » de cette théorie ? Sinon pensez-vous qu’il est absurde de « découper » l’œuvre de Nietzsche ?

« Nietzsche. La conquête d’une pensée », Patrick Wotling (PUF, 2022)
Il débute sur la réfutation de cette idée, très répandue dans le commentarisme, qui me semble une facilité extrêmement simplificatrice, et ne concorde pas avec ce que les textes nous font lire. Ce que l’examen attentif de ces ouvrages montre, c’est que Nietzsche réforme d’emblée la compréhension de la tâche philosophique telle qu’elle définit traditionnellement (la recherche de la vérité) parce qu’il y détecte des déficiences graves qui n’ont pas été aperçues et contredisent l’exigence impliquée par l’idée de philosophie (la radicalité dans la demande de justification). Ce déplacement de problématique est mis en pratique dès les premiers textes et ne variera plus. Mais il n’est pas encore théorisé et formulé dans la terminologie plus précise qui se construira les années suivantes. La réflexion ultérieure de Nietzsche analyse les conséquences de ce déplacement, et reconstruit progressivement à partir de là un mode de pensée plus rigoureux. Je parle de facilité car cette attitude d’une partie du commentarisme se dispense de faire les efforts nécessaires (et ils sont considérables : Nietzsche a toujours dit clairement qu’il ne facilitait pas la tâche de son lecteur) pour entrer véritablement dans la logique de sa pensée, et comprendre la problématique, en l’occurrence la problématique de la valeur (ou de la culture, celle-ci désignant le type d’organisation de la vie qui découle de l’adoption d’une série particulière de valeurs), qui se substitue à la problématique de la vérité. On n’observe donc pas de rupture dans l’évolution de la pensée de Nietzsche. Ce que l’on y voit, ce sont des prolongements incessants, des explorations de plus en plus étendues, des hypothèses d’analyse novatrices (par exemple l’hypothèse de la volonté de puissance), à l’intérieur du cadre posé par cette problématisation révisée de la tâche philosophique. Et ce qui importe avant toute chose, pour qui veut comprendre Nietzsche, c’est de saisir le déplacement qu’il impose au questionnement philosophique.
Un des concepts majeurs nietzschéen est le renversement des valeurs. Vous émettez l’hypothèse que celui-ci n’arrive pas dans les années 1880 mais bien dès le début de la réflexion du jeune philologue, dès La naissance de la tragédie en 1872. Qu’en est-il exactement ?
La pensée du « renversement de toutes les valeurs » n’est explicitement présentée que dans les textes des années 1880, et cette formule elle-même ne se rencontre donc que tardivement. Le cœur en est la reconnaissance du primat des valeurs, c’est-à-dire des préférences infra-conscientes qui orientent notre manière de vivre (la strate la plus profonde que notre pensée puisse atteindre), en d’autres termes la reconnaissance de la variation des modes d’organisation de la vie humaine en fonction des valeurs, et surtout de la profonde différence d’impact exercé sur la qualité de cette vie par les différents types de valeurs. Dès son premier ouvrage, La naissance de la tragédie, c’est bien ce problème qu’aborde Nietzsche en montrant en particulier la supériorité de la vie grecque de l’époque tragique, avant l’âge classique, sur celle de l’époque classique (Ve-IVe siècle), de l’époque du socratisme, l’époque de l’hypervalorisation de la rationalité, qui est traditionnellement célébrée aujourd’hui (et naturellement déjà à l’époque de Nietzsche), et tenue pour le sommet indépassable de la civilisation antique. Nietzsche en met en évidence au contraire les caractéristiques attestant un affaiblissement de la vie, une forme de méfiance et de détachement, voire de dégoût, à son égard ; et simultanément, montre comment la culture tragique, enracinée dans un tout autre rapport à l’existence, en particulier à la souffrance, a réussi, elle, à neutraliser le pessimisme et à intensifier la vie en lui associant un sentiment d’affirmation. On comprend donc que rétrospectivement, Nietzsche qualifie ces analyses de premier renversement des valeurs, puisque de fait c’est bien ce type de situation qu’il remarquait et analysait. En d’autres termes, le schème d’analyse mis en œuvre était bien déjà celui du renversement des valeurs, quand bien même la terminologie était à cette époque différente, puisque Nietzsche ne parle pas encore, si l’on se penche sur sa terminologie, de valeurs ni de renversement de toutes les valeurs. C’est un trait que l’on observe fréquemment, du reste : la mise en œuvre effective de schèmes d’analyse novateurs précède presque toujours leur théorisation, dans le cas de Nietzsche.
A la page 82, vous donnez une définition précise de ce qu’est justement une valeur pour Nietzsche. Elle semble pour lui devoir encadrer l’activité philosophique. Qu’est-ce que cela signifie ?
Vous avez raison. La découverte du fait que la strate des valeurs conditionne la totalité de l’activité humaine, pensée comprise, représente le premier acquis majeur de l’investigation nietzschéenne. Dont l’importance est renforcée par la prise de conscience du manque de rigueur des philosophes, qui jusqu’à présent sont demeurés aveugles à cette strate de la réalité, qui est pourtant la plus profonde. Aveugles au conditionnement axiologique dont ils étaient le produit, ils ont pris la vérité pour un absolu objectif, pour un universel, sans discerner qu’elle est au contraire la projection d’une préférence spécifique, propre à notre culture. Il en est découlé l’identification de la philosophie à la quête de cette vérité, qui dans cette perspective, hélas myope, semblait en effet la question la plus radicale que l’on puisse poser. Une fois reconnu le conditionnement de toute pensée par des valeurs, les choses se déplacent : la vérité est une valeur parmi d’autres, une préférence dont nous ne voyons pas qu’elle en est une, point qu’expose en détail Par-delà bien et mal, en particulier ; de ce fait, si la philosophie se soucie effectivement de pousser la réflexion à son degré extrême de radicalité, c’est l’univers des valeurs qui devient son véritable objet. D’où la mutation de problématique que Nietzsche lui impose désormais.

Portrait de Nietzsche
Il s’agit donc pour le philosophe authentique d’analyser l’univers des valeurs, Nietzsche dit parfois aussi des évaluations, qui ne sont pas simplement des idées, mais quelque chose de bien plus profond, d’infra-conscient, passé dans la vie même du corps, et, à titre de conséquence, régulateur de notre manière d’agir et de penser. Il s’agit surtout de comprendre la logique des valeurs, la manière dont elles régulent notre existence, et l’influence qu’elles exercent sur son développement. C’est un champ considérable qui se découvre ici, littéralement pour la première fois, et qui bouleverse radicalement l’entreprise philosophique. Voilà pourquoi Nietzsche ne ressemble à aucun autre philosophe.
Je trouve la formule « voyageur axiologique » particulièrement adaptée pour définir ce que devrait être un philosophe. Qu’entendez-vous par cette métaphore ?
Nietzsche modifie considérablement la compréhension de la mission du philosophe. Et pour faire saisir cette dernière, il recourt sans cesse à des images très innovantes, qui se démarquent du tout au tout du traditionnel modèle de la vision qui avait toujours, quelles que soient ses variations de forme, servi de référence à la présentation du philosophe. L’image de voyageur est un de ces modèles novateurs. Mais c’est avant tout dans l’univers des valeurs, et donc des formes, infiniment variables, d’organisation de la vie, que s’effectuent ce long périple et cette riche exploration accomplis par le philosophe. Il s’agit avant tout, Nietzsche ne cesse d’y insister, d’analyser le gris des documents, selon l’image des Éléments pour la généalogie de la morale, donc d’étudier les types de valeurs en fonction desquelles, à travers l’histoire, les différentes communautés humaines ont fait l’essai de vivre, de les comparer, et surtout de les classer et de les hiérarchiser en s’efforçant de voir si ces différentes valeurs ont renforcé et intensifié la vie ou au contraire, comme c’est le cas des valeurs platoniciennes qui règnent sur l’Europe depuis plus de deux millénaires, produit l’affaiblissement et le dégoût pessimiste de l’existence : selon une formule dont il use dans un texte posthume, l’histoire a été le grand laboratoire où l’être humain a testé d’innombrables manières de vivre. On saisit donc pourquoi Nietzsche accorde un tel intérêt à la recherche ethnographique de son temps, qu’il exploite constamment dans ses textes : c’est elle qui permet, dans une large mesure, au philosophe d’effectuer ce voyage, long et périlleux, à travers l’univers des valeurs.
À propos de l’art, omniprésent dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche sous-entend l’idée qu’il existe un antagonisme total entre l’art et la métaphysique. Pouvez-vous expliquer ce point de vue qui ne semble pas à de prime abord évident tant on pourrait justement considérer l’art comme une transcendance ?
C’est l’antagonisme opposant l’art et la pensée ontologique (la pensée de l’être, et la croyance viscérale à l’être), ou selon un second volet, opposant l’art et la connaissance prétendument) objective, qui est au cœur de cette analyse. Nietzsche parlera plus volontiers d’« idéalisme », du reste, que de « métaphysique » (ce qu’il fait, mais de manière en réalité limitée, dans certains textes uniquement). L’essentiel est de voir que l’art travaille sur le sensible, donc l’apparence, ou les apparences, c’est-à-dire ce que la philosophie, depuis Platon, a presque unanimement dévalorisé et condamné parce que ce n’est justement pas de l’être : on a toujours opposé l’apparence à l’être, le sensible à l’intelligible, le changeant au stable, en valorisant toujours le second élément de ces couples – dualisme typique de l’idéalisme ou de la métaphysique. Or l’art représente justement non pas une recherche du stable, de l’être immuable (mais une telle chose existe-t-elle ?), mais tout au contraire la glorification de l’apparence. Ce que la philosophie considère donc comme la glorification de la tromperie, de ce qui n’est pas véritablement, de ce qui change, n’est jamais identique à soi, et s’apparente à un mensonge. Il y a au fond de cette manière d’apprécier un préjugé moral, comme Nietzsche dès le tout début de sa carrière, par exemple dans De la vérité et du mensonge au sens extra-moral : la conviction invincible que l’illusion est en soi un mal. C’est là la racine de la condamnation de l’art. Nietzsche montre en revanche que c’est justement la position philosophique qui est condamnable en ce qu’elle repose sur des présupposés, et disons-le des préjugés, qu’elle ne voit pas et ne veut pas voir : qu’est-ce qui justifie le dualisme (donc l’opposition vrai/faux, être/apparence etc …) ? Qu’est-ce qui justifie l’assimilation de l’apparence et de l’illusion à un mal, etc. ? Poussant le dévoilement de ces insuffisances, Nietzsche montrera que l’activité philosophique relève elle-même d’une logique de création artistique, comme toute activité humaine, du reste. Mais c’est une forme d’art étonnante, en ce qu’elle refuse d’accepter ce qu’elle est et, condamnant au contraire l’art, se condamne inconsciemment elle-même. Bref une forme d’auto-négation, qui prend la forme de la postulation d’un « vrai monde » totalement imaginaire, inventé pour dénigrer le monde réel, et avec lui, hélas, la vie réelle.
Vous insistez sur un point particulier qui pourrait venir parasiter la lecture de Nietzsche et sa compréhension, c’est la fiabilité des marqueurs linguistiques. Nietzsche n’écrit pourtant pas sur une longue période, moins de 20 ans, mais son vocabulaire évolue avec sa pensée.
Qui vient la compliquer, en tout cas. En effet, non seulement Nietzsche ne pense pas comme les autres philosophes (en d’autres termes, ne pose pas leurs questions, puisqu’il en montre justement l’insuffisance), mais il n’écrit pas non plus comme les autres philosophes. Il met en œuvre une logique d’expression totalement neuve, qui n’a réellement aucun équivalent dans la tradition philosophique antérieure, ce qu’il appelle, dans les dernières années « notre nouveau langage ». Le langage du philosophe doit être réformé tout autant que le mode de pensée, précisément parce que le langage ordinaire n’est pas neutre et qu’il a largement contribué, avec ses structures, en particulier grammaticales, à appuyer les présupposés de la tradition philosophique : croyance à l’existence de l’être, de choses stables, d’un sujet (ou moi) fixe, pensée comme la cause libre de ses actions etc … Il est indispensable de contourner ces préjugés. C’est l’objectif qui guide la refonte de l’usage linguistique et rend l’écriture nietzschéenne si fascinante, mais aussi si difficile à décrypter vraiment. Toujours est-il que ce nouveau langage est une conquête qui s’étale sur de longues années, et n’est vraiment pleinement acquis qu’au milieu des années 80. Nietzsche ne s’exprime donc pas tout à fait de la même manière à toutes les périodes de sa carrière, ce qui complique considérablement la situation du lecteur. Et ce qui explique qu’il se retraduise, ou s’auto-traduise, très fréquemment dans les dernières années : bref qu’il reformule selon le mode d’expression enfin adéquat qu’il a conquis ce qu’il ne pouvait dire qu’improprement, dans un langage qui n’était pas le sien, au début de son activité.
Il est d’usage de penser que Nietzsche n’est pas un penseur politique. Je pense au contraire qu’il n’écrit qu’à propos de politique. Page 107, vous soulignez le paragraphe 99 d’Humain trop Humain qui me semble être un bon résumé des procédés de l’État, du groupe. D’après vous, peut-on associer les analyses psychologiques que fait Nietzsche à l’organisation de la vie en société comme sous-entend le terme politique ?
Au sens de la pratique politique (des gouvernants et des hommes qui aspirent à l’être) et de la théorie politique (des philosophes), Nietzsche répète assez fréquemment qu’il est lui a-politique, et même anti-politique. Non par désintérêt foncier ou en raison d’un penchant asocial, mais parce que cette politique où l’on s’affronte sur le terrain de la gestion de la société est à ses yeux (de philosophe) superficielle : en ce qu’elle ne touche pas à la sphère de ce qui est véritablement conditionnant pour la vie humaine, à savoir les valeurs. Or Nietzsche souligne parfois, et c’est ce qui permet de comprendre sa position, qu’il n’y a pas nécessairement (et de fait pas, en règle générale) de différence s’agissant des valeurs, des formes de conditionnement profondes de la vie, entre les théories et les programmes politiques les plus divergents, mettons entre les positions conservatrices les plus réactionnaires d’une part, et les positions qui se revendiquent comme les plus progressistes d’autre part. C’est une position étonnante, qui permet de comprendre aussi pourquoi les critiques que Nietzsche adresse par exemple à la démocratie n’ont nullement pour contrepartie un anti-démocratisme limitant, par exemple de type monarchique ou aristocratique, encore moins despotique ou totalitaire (signes de faiblesse typiques de la vie déclinante à ses yeux). C’est une perspective d’analyse qui le démarque totalement des autres philosophes, et explique que l’on doive aborder avec prudence la question de son traitement du politique. En revanche, il est parfaitement exact qu’il s’intéresse au fonctionnement de la vie sociale et politique, et qu’il analyse très précisément les rouages psychologiques, c’est-à-dire la nature des pulsions, des instincts, des affects, infra-conscientes, qui y sont à l’œuvre.
8/ En quoi la philosophie de Nietzsche est-elle pratique ?
Il y a deux choses à bien voir pour répondre à cette question très importante. D’une part, le geste premier de Nietzsche, relativement à la philosophie, est de mettre en évidence les préjugés sur lesquels elle a toujours reposé. En particulier un dualisme naïf, qui a pénétré au cœur de nos schèmes de pensée eux-mêmes. Nous sommes habitués, dans notre analyse du réel, à traiter les couples d’opposition (vrai/faux, sensible/intelligible, bien/mal, etc…) comme allant de soi. Cela vaut aussi bien pour la dichotomie classique du théorique et du pratique, le premier ayant toujours été privilégié par la tradition philosophique. Or Nietzsche montre qu’il n’existe pas de champ théorique pur : bref, que la connaissance, et plus largement la pensée, y compris la plus abstraites) sont toujours des manifestations dérivées de l’activité du corps. Le prétendu « théorique » est du pratique qui s’ignore (ou que notre insatiable vanité intellectuelle nous pousse à considérer comme étant un champ autonome). Une formule résume bien cette dimension désormais pratique de l’exercice philosophique : l’impératif « prendre le corps pour fil conducteur ».
Mais elle est pratique encore en un autre sens : puisque la philosophie prend pour objet fondamental l’analyse des valeurs, et dans les situations les plus dramatiques, se propose une modification du système de valeurs, cela implique qu’elle touche à au mode même d’organisation de la vie humaine. Elle aussi, comme cela s’est toujours fait (sans qu’on le comprenne) dans le « grand laboratoire » qu’a été l’histoire, si elle se livre un jour à un renversement des valeurs, expérimentera aussi sur les conditions de vie de l’homme. La différence est qu’elle doit le faire de manière éclairée, instruite par l’analyse et la réflexion, et non plus au hasard, comme ce fut toujours le cas dans l’histoire humaine. Le modèle du médecin comme figure du philosophe authentique exprime bien cette dimension pratique de l’activité philosophique.
Selon Nietzsche, la philosophie a pour rôle de se confronter au danger, d’affronter l’inconnu. Qu’en pense Patrick Wotling ?

« Nietzsche et la problème de la civilisation », Patrick Wotling (PUF, 2012)
À vrai dire, ce dernier, dans l’ouvrage que vous avez la générosité de présenter, ne prétend à rien de plus qu’à essayer de faire comprendre la pensée de Nietzsche, en mettant en évidence sa problématique, son mode d’analyse, et l’enchaînement de ses argumentations. Et certes pas à avancer un point de vue personnel. Mais pour répondre au point que vous soulevez, Nietzsche souligne en effet qu’à partir du moment où l’on découvre qu’il n’y a pas de connaissance objective, et surtout pas de connaissance a priori, bref que la philosophie ne peut plus se comprendre comme une manipulation d’idées, elle devient une exploration, une tentative ou un essai, comme il le répète constamment. Si elle tient son ambition de radicalité de questionnement, elle doit précisément explorer l’inconnu, le mystérieux, sans avoir la moindre idée de ce qu’elle est susceptible de trouver (les philosophes jusqu’à présent se sont trop souvent contentés de poser les questions auxquelles ils avaient déjà une réponse). Nietzsche multiplie les images très parlantes pour faire comprendre que l’audace et le courage sont des vertus absolument requises pour être philosophe : entrer dans le labyrinthe, au risque de s’y perdre et surtout de tomber un jour sur le minotaure ; s’élancer sur des mers nouvelles, à la recherche de routes encore inconnues, tel Christophe Colomb, etc …
Le concept d’Amor Fati est central dans l’œuvre nietzschéenne, est-il juste de le résumer à l’acceptation de la beauté du chaos de l’existence ?
On peut en effet utiliser une telle formule, pour faire comprendre l’orientation dessinée par cette pensée. Nietzsche développe particulièrement cette notion, l’« amour du destin », littéralement, dans le livre IV du Gai savoir. Il la définit comme la capacité à aimer la nécessité à l’œuvre dans les choses. En d’autres termes, à apprendre à ne pas éprouver les événements que nous apporte la vie comme des calamités qui nous sont infligées et ne peuvent que nous désespérer : bref, à avoir un rapport affirmateur à l’existence. La doctrine de l’éternel retour constituera la forme extrême de cette pensée.
Il semble qu’à la fin de sa vie d’écrivain, avec le recul qu’il prend sur son œuvre, Nietzsche comprend finalement ce qu’il avait voulu dire dès le début de ses écrits, comme si quelque chose s’était éclairé avec le temps. N’est-ce pas là la définition même de l’écriture ? Un outil pour un éclairage a posteriori.
Il y a une logique de ce genre en effet, dans le parcours nietzschéen. Ce qu’il faut bien garder à l’esprit, c’est le fait qu’il a dû conquérir opiniâtrement son langage, ce fameux « nouveau langage », en même temps qu’il approfondit sa pensée. D’où la nécessité de reformuler, de manière vraiment très appuyée dans les dernières années de sa carrière, ce qu’il avait dans un premier temps exprimé d’une manière qu’il juge souvent, après coup, maladroite : le cas le plus spectaculaire est celui de l’« Essai d’autocritique », la préface ajoutée, à quatorze ans de distance, à la réédition de son premier ouvrage, La Naissance de la tragédie. Mais cela est très significatif de la part d’un penseur qui soutient que la tâche du vrai philosophe s’apparente pour une large part à une activité de traduction.
Entretien préparé et propos recuillis par Mathias Moreau