
Valentin Husson, à Strasbourg
Valentin Husson est professeur de philosophie, docteur en philosophie et chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Contributeur régulier de notre revue, il est l’auteur de Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire (Les contemporains favoris, 2018), de L’Ecologique de l’Histoire (Diaphanes, 2020). En septembre 2023, il publie L’art des vivres. Un philosophie du goût aux Presses Universitaires de France, dans la collection Perspectives Critiques dirigée par Laurent de Sutter. Dans cet ouvrage gourmand et vivifiant, il pense la question de la diet-éthique et de la gastronomie, en renouvelant une lecture d’histoire de la philosophie comme méprisant la sensualité, le ventre et les plaisirs de la chair, préfèrent l’esprit, l’austérité alimentaire et un certaine puritanisme intégral. Une ouvrage philosophique accessible, à déguster sans modération, l’occasion pour nous de ce second entretien avec l’auteur.
L’art des vivres est le second ouvrage que vous consacrez à la question de l’alimentation, de ce que vous appelez la diététhique. Qu’est-ce qui a présidé à cette nouvelle approche de la question alimentaire ?

« L’art des vivres. Une philosophie du goût », Valentin Husson (PUF, Perspectives critiques, 2023)
C’est, je crois, une expérience singulière : celle d’avoir perdu le goût et l’odorat pendant la pandémie de la Covid-19. Je me suis réveillé un matin, et tout ce que j’aimais, des aliments au vin, avait le goût et l’odeur de carton mâché. Ce fut, pendant trois semaines, une véritable épreuve ontologique. Ces sens que l’on croit subalternes en philosophie sont, en fait, primaires. Le goût n’est pas un sens très riche (on goûte l’amer, le salé, le sucré, et l’acide), mais l’odorat, quant à lui, dégage toute la palette aromatique de ce que nous mangeons. Sans lui, non seulement, les nourritures seraient insipides, mais le monde tout encore perdrait son feuilletage sensuel, son épaisseur charnelle. Si bien qu’en vous répondant, je me rends compte que peut-être, ce qui a présidé avant tout cette nouvelle approche de l’alimentation, c’est la sensualité. La nécessité de dégager une philosophie sensualiste, si je puis dire, une philosophie où la chair se confond avec la chère.
On pourrait à tort réduire votre travail à un éloge de la bonne bouffe, à un panégyrique de la gastronomie. En réalité, ne faudrait-il pas voir, avant toute chose, dans votre ouvrage une relecture des fondements de la philosophie et de la pensée par la réaffirmation d’une prédominance du gastro sur la ratio, de l’affect sur l’intellect, du corps sur l’esprit ?
C’est un livre qui reste fidèle au geste de la déconstruction, et à Jacques Derrida. J’ai essayé d’interroger des concepts que la philosophie considère comme secondaire et de montrer qu’ils étaient, en définitive, primaires. Pas plus que l’odorat et le goût ne sont des sens inférieurs, l’affect, le gastro, et le corps ne sont des dimensions subalternes de l’existence. Il y a, pour moi, tout un pan de la tradition philosophique qui est, de fond en comble, ascétique. Cette frange-là se définit par une prédominance de la spiritualité sur la sensualité. Il s’agit de s’élever moralement, au moyen de la raison, et de prendre garde au corps et au ventre qui sont des obstacles à cette élévation de l’esprit. On se souvient du mot célèbre de Socrate : « le corps est le tombeau de l’âme ». Et si c’était l’âme, dans son esprit de sérieux, qui plombait tout entièrement le corps ? Les bons préceptes alimentaires ne nous consolent en rien. Les belles âmes qui rationalisent l’alimentation font peser sur le corps tout le poids de la culpabilité. Ce qui est contre-productif, parce qu’à culpabiliser le plaisir, on fait du plaisir lui-même un plaisir coupable. La transgression advient en même temps que l’interdit. Le péché devient mignon ; la morale n’interdit guère, elle incite. C’est un pousse-au-crime.
Je ne fais, toutefois, nullement l’éloge dans ce livre d’une jouissance débridée et orgiaque, ce que je me propose de rappeler, c’est qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais régime. Le seul régime qui vaille serait celui-ci : « fais tien le régime qui te fait vivre à plein régime ». Il ne nous faut pas oublier ou mésestimer que l’alimentation, avant d’être la condition de la santé, est un plaisir. Il ne faut pas sanctifier la santé au détriment de ce plaisir-là. Je ne voudrais pas faire de la psychanalyse sauvage, mais je ne considère pas que le joggeur soit en meilleur santé que le bon vivant. Après quoi court le premier ? Sinon sa culpabilité, que la répétition du jogging tend à diminuer. S’il est en meilleure santé physique, il n’est pas psychiquement plus avancé. Il ne faut pas confondre longévité et intensité. Ce livre tentait aussi de réagir à une naïveté essentielle de l’époque : vivre sainement ou manger sain ne fait pas de nous des saints ! Geste éminemment nietzschéen : il faut critiquer, partout où elle opère, la moraline, qui déprécie la vie au motif qu’elle ne serait pas pure. Si la santé consiste à ajouter des années à sa vie, la « grande santé » nietzschéenne consiste à ajouter de la vie à ses années. La philosophie a participé, très largement, à cette opération de dénigrement, en déclarant secondaire tout ce qui était primaire pour le vivant. Il y a un puritanisme inhérent à la discipline philosophique. C’est en cela que ce livre, L’Art des vivres, peut être pris comme une contribution à une Critique de la raison puritaine à venir.
Vous consacrez une réflexion passionnante autour de la gastrodiplomatie, montrant la dimension politique des arts de la table, aussi sur la forme des repas que sur leurs contenus. À la page 67, vous écrivez : « Toute gastrodiplomatie sait que ce qu’il y a de plus profond dans le langage diplomatique, c’est l’estomac. Ou les papilles. La « papillothèque » des politiques subit sans doute moins d’inertie que leur bibliothèque et toutes les stratégies de négociations qu’ils ont pu apprendre dans les livres. Nous jouissons d’abord du ventre avant que de jouir du cerveau. Pour séduire quelqu’un encore faut-il le faire manger : par son oreille ou son estomac. Les nourritures terrestres valent bien toutes les nourritures célestes ». Ne faudrait-il pas en conclure que la nourriture procède avant tout d’une politique avant d’être une esthétique ?

Brillat-Savarin, « Une physiologie du goût » (Champs-Flammarion)
La nourriture est politique parce qu’elle est esthétique. Quand je parle de gastrodiplomatie, c’est pour faire valoir que la sensibilité humaine est l’enjeu du politique. La rhétorique est l’art de convaincre ou de persuader par la parole, et tout politique en use et en abuse, le pouvoir diplomatique en premier lieu ; la gastrodiplomatie, elle, cherche à persuader par l’estomac. Elle est une séduction par le ventre. Certains pays dans le monde, le Pérou ou la Thaïlande, pour ne citer qu’eux, financent l’implantation de restaurants de cuisine locale à l’étranger afin d’augmenter le tourisme dans leur pays : manger péruvien, c’est pas le Pérou !, mais ça peut nous donner envie d’y aller. Les États eux-mêmes misent sur la gastronomie pour qu’une fois l’estomac contenté, la main soit plus lâche dans la signature des contrats. La France est l’inventrice de cette diplomatie par la gastronomie. On raconte, d’ailleurs, qu’en 1814, quand il fallut aller négocier au congrès de Vienne, et rebattre les cartes européennes après les conquêtes napoléoniennes qui avait mis l’Europe sens dessus dessous, Talleyrand partit, non pas avec une délégation de diplomates de profession, mais avec Antonin Carême, « le roi des cuisiniers et le cuisinier des rois ». Louis XVIII envoya, néanmoins, à Talleyrand une liste de recommandations pour préparer ce congrès, à quoi ce dernier répondit : « Sire, j’ai plus besoin de casseroles que d’instructions écrites ». Ce que Talleyrand avait bien compris, c’est que la séduction ne tient pas qu’aux grands discours, elle tient également à la manière dont on s’adresse au corps. Je le répète, nous sommes des êtres de sensibilité, et donc de sensualité. Nous sommes mus par des causes inconscientes dont nous ignorons tout : « l’inconscient, c’est la politique », disait Lacan, et la gastronomie s’adresse directement à ce corps inconscient, et à ce ventre qui nous prend par les sentiments. La cuisine adoucit les mœurs et les heurts.
Une grande partie de l’ouvrage s’attaque à la question du véganisme, notamment en expliquant que c’est le « régime de la Mort de Dieu », expression gastronomique de la fin de l’importance donné au sacrifice et à une certaine martyrologie. Comment cette approche s’articule-t-elle avec l’urgence climatique et énergétique sur laquelle vous clôturez à juste titre cette interprétation, montrant la nécessité à venir d’une généralisation du régime végétal ?
Je veux clarifier ce point : je ne fais nullement l’apologie du véganisme, pas plus que je ne jette l’opprobre sur ce régime alimentaire. J’ai essayé de comprendre le phénomène et d’en produire la généalogie dans notre histoire occidentale et religieuse. Mon propos sur le véganisme n’est pas militant (je suis un végane croyant mais non-pratiquant), il se veut prospectif. Et c’est là que mon propos sur le véganisme s’articule à l’urgence climatique et énergétique. Nous savons que l’élevage intensif représente 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre (à titre comparatif, le transport aérien représente 3%), et plus de 65 % de la déforestation de l’Amazonie. La consommation de viande a donc un impact direct sur le changement climatique. En ce sens, on peut tout à fait imaginer qu’à l’avenir notre alimentation soit de moins en moins carnée.
D’un point de vue plus strictement culinaire, et parce que je veux avant tout faire valoir le végétal comme un plaisir, et éviter la sinistrose qu’un tel régime pourrait provoquer, je dirais que ce changement de régime sera proprement révolutionnaire. N’ayons pas peur ! La cuisine végétale est d’une formidable inventivité : cuire une betterave ou un céleri en croûte de sel est une merveille gastronomique. La cuisine qui m’intéresse le plus, en tant que passionné de gastronomie, c’est la cuisine végétalienne. Rien ne me surprend plus dans la cuisson d’un pigeon ; tout me surprend dans la cuisson d’un légume. Il faut faire de celui-ci « un grand cru », comme le dit Alain Passard. Et rappeler que la nature est écrite en langage culinaire, et qu’un cuisinier change de métier quatre fois dans l’année.
Vous distinguez trois types, au sens nietzschéen du terme : l’ascète, le bon vivant et le jouisseur. Le bon vivant est-il l’épicurien au sens philosophique du terme pensé par Épicure dans sa Lettre à Ménécée lorsqu’il classifie les désirs ?
Je ne crois pas que l’épicurien soit l’archétype du bon vivant. En effet, chez Épicure, le sage est celui qui se « contente de peu ». Il ressemble plus à Baloo dans Le Livre de la jungle qu’à Gérard Depardieu ! Certes, le « plaisir est le commencement et la fin de toute vie », pour le philosophe grec, mais ce plaisir-là doit se limiter à ce qui lui est nécessaire. Une fois nos besoins satisfaits, nous pouvons accéder au bonheur. C’est davantage Koh-Lanta que La grande bouffe ! Un peu de manioc, d’eau, et un toit en bambou pour s’abriter des intempéries, et voilà le sage heureux. En ce sens-là, Épicure est très peu épicurien (au sens courant du terme). L’épicurisme est un ascétisme. Je définis, pour ma part, le bon vivant, dans L’Art des vivres, comme un être dont le plaisir est mesuré. Le jouisseur dévore jusqu’à saturation, il est l’être de la jouissance illimitée et démesurée. La jouissance, d’un point de vue psychanalytique, ce n’est pas le plaisir : le jouisseur commence certes par prendre plaisir à ce qu’il dévore, mais très rapidement ce plaisir devient un déplaisir dont il est dépendant (l’alcoolique est un bon exemple : on commence à boire par plaisir, et puis un jour, le plaisir devient un besoin, et l’on boit comme un « boit-sans-soif » juste parce qu’il nous faut notre « dose »). Le bon vivant, lui, déguste jusqu’à satisfaction. Il couple deux enseignements de Socrate : « réjouis-toi » et « rien de trop ». Il ménage sa monture. Sa vie est orientée vers la saveur et l’appétit : sa joie est d’être en puissance de prendre plaisir de tout sans tomber dans le déplaisir de l’excès – lequel vire, inévitablement, en impuissance. On imagine le jouisseur, après avoir fait ripaille, avachi sur son canapé, le ventre lourd, toute son énergie prise à digérer ; le bon vivant, lui, tend à maintenir une puissance d’activité, une pulsion de vie et de création.

Alain Passard (Instagram)
Comment faire une philosophie du goût qui ne se présente pas comme une philosophie du bon goût, c’est-à-dire d’une distinction par la table et ses arts comme l’analysait Pierre Bourdieu ?
On n’échappe pas à la sociologie, car on n’échappe pas, soi-même, à l’habitus qui est le sien. Il y aurait quelque chose d’illusoire de croire que l’on puisse, tel Robinson sur son île déserte, s’excepter de son milieu social et de ses codes. Certainement que se dessine en creux, et malgré moi, une philosophie du bon goût qui serait celle du bon vivant. Le bon goût serait, sans doute, dès lors, le dégoût que je peux avoir pour toute moralisation de l’alimentation. Le bon goût n’étant jamais, comme le disait très bien Bourdieu, que le dégoût que nous avons pour le goût des autres. Il serait, dès lors, incorrect de ma part de dire que j’ai réussi à produire une philosophie du goût qui ne soit pas une philosophie du bon goût. Dans ses interlignes se lit mon habitus, là où le biographème (sociologique) rejoint le philosophème.
Toutefois, j’ai pris soin que dans les lignes de cet ouvrage, il n’y ait pas une moralisation inversée. L’immoraliste qui affirme la vie par-delà bien et mal s’expose toujours, à son corps défendant, à faire une morale de son immoralité. C’est pourquoi j’ai essayé de fonctionner à partir de personnages conceptuels : le jouisseur, le bon vivant, l’ascète. Ce sont à chaque fois des personnages qui disent les différents rapports que nous pouvons avoir à l’alimentation. Le jouisseur dévore ; le bon vivant déguste ; et l’ascète se sustente. Il n’y a pas, ontologiquement, et psychanalytiquement, un régime préférable à un autre. Ce sont trois relations à l’existence qui valent chacune pour ce qu’elles sont. Seul compte, ce principe diéthétique, que j’ai déjà énoncé : « fais tien le régime qui te fait vivre à plein régime ». Certains ont besoin d’affirmer la démesure pour persévérer dans l’existence ; d’autres ont pour jouissance de se priver, de sentir le vide se creuser en eux, pour s’élever. C’est ainsi. Tout ce qu’une philosophie du goût peut dire, c’est que l’« homme est ce qu’il mange »(Feuerbach). Et que notre goût dit quelque chose d’existentiel sur notre manière d’être.
Entretien préparé et propos recueillis par Jonathan Daudey
A visionner : l’interview Brut de Valentin Husson en cliquant ici.