
Karl Marx, installation de l’artiste Ottmar Hörl, en 2013 à Trèves, ville natale de l’auteur du Capital (Thomas Wieck / AFP)
L’art, chez Karl Marx, ne se réduit pas à une simple activité esthétique ou à une distraction culturelle. Il est profondément inscrit dans les conditions matérielles de production et les rapports sociaux qui caractérisent une époque. La lecture marxiste de l’art met en lumière sa double nature : l’art peut être un instrument d’aliénation au service des classes dominantes, mais aussi un espace de contestation et de libération.
Dans ses Manuscrits de 1844, Marx analyse la condition de l’ouvrier aliéné, privé de la maîtrise de son propre travail et de son produit. Ce phénomène d’aliénation s’étend au domaine artistique, où la production esthétique devient une marchandise déconnectée de la vie réelle des créateurs et des spectateurs. Marx affirme que l’ouvrier est « étranger à l’objet de sa production, à son activité, à sa vie, à son essence » (Marx, 1970, p. 82), et ce constat s’applique aussi à l’artiste dans une économie capitaliste qui dissocie l’œuvre de son créateur, la réduisant à un simple produit sur le marché.
Cette aliénation produit une perte de sens et une dépossession de l’humain. L’œuvre, au lieu d’être une expression authentique de la vie, devient un objet « vendu et acheté, échangé sur le marché comme une marchandise ordinaire » (Marx, 1970, p. 84). Cette marchandisation participe à la réification, phénomène où les rapports sociaux apparaissent comme des choses, figées et incompréhensibles, renforçant la souffrance individuelle et collective.
Cependant, Marx n’enferme pas l’art dans cette logique de dépossession. Il considère que l’art porte en lui une puissance expressive liée à la nature humaine profonde. Dans L’idéologie allemande, il écrit que l’art est « la représentation sensible de la vie humaine, la manifestation de la vie réelle dans la forme sensible » (Marx & Engels, 1976, p. 45). Cette dimension permet à l’art de résister à la déshumanisation capitaliste.
L’art devient alors un moyen par lequel l’individu et la collectivité peuvent se réapproprier un sens perdu, une forme de guérison par la reconquête de leur humanité. Cette guérison ne signifie pas un oubli des souffrances, mais un acte de mémoire et de reconnaissance qui inscrit la douleur dans un processus de transformation. L’œuvre d’art peut, selon Marx, « exprimer la totalité de la vie humaine » (Marx & Engels, 1976, p. 47), donc révéler les contradictions et les oppressions afin d’en ouvrir la possibilité d’une délivrance.

Karl Marx, « Manuscrits de 1844 » (Vrin)
L’apport de Walter Benjamin à la réflexion marxiste sur l’art est fondamental. Dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (Benjamin, 2008), il montre que la reproduction technique transforme radicalement la nature et la fonction de l’œuvre d’art. La disparition de « l’aura » — cette présence unique et sacrée de l’œuvre originale — ouvre la possibilité d’une démocratisation de l’art. Ce dernier ne se réduit plus à un objet de consommation élitiste mais devient un vecteur d’engagement politique accessible à tous.
Cette mutation est porteuse d’une guérison sociale potentielle : l’art se transforme en un outil critique qui expose les mécanismes d’oppression. Benjamin voit dans l’art un levier pour briser l’aliénation capitaliste, en suscitant une prise de conscience collective. La fonction critique de l’art, selon lui, est une manière de guérir la société en la réveillant de son « sommeil » politique (Benjamin, 2008, p. 45).
Terry Eagleton (2011), dans ses analyses, rappelle que le marxisme ne rejette pas l’art mais insiste sur son rôle dialectique. L’art est un espace de conflit entre forces conservatrices et forces émancipatrices, capable de « dévoiler les contradictions sociales » (Eagleton, 2011, p. 68). Cette révélation est une forme de guérison symbolique qui peut ouvrir des chemins vers la justice. Theodor Adorno (1997) développe dans le même sens l’idée selon laquelle l’art, en exprimant la souffrance sociale, accomplit une fonction thérapeutique essentielle. Pour Adorno, l’art « restitue ce que la société a nié » et préserve une tension critique qui empêche l’assimilation totale des individus à la culture dominante. Cette tension est un élément de guérison, car elle maintient vivante la mémoire de l’oppression et la capacité de résistance. Herbert Marcuse (1964), quant à lui, décrit l’art comme un « espace d’utopie concrète » où s’élaborent des imaginaires alternatifs à la réalité aliénante. Il parle d’une « dimension affirmative » de l’art qui permet de « reconfigurer les désirs et les besoins » (Marcuse, 1964, p. 98). Cette ouverture vers un monde meilleur est une forme de guérison collective, car elle réactive la possibilité d’une vie libérée de la domination.
L’approche marxiste de l’art souligne que la guérison n’est pas un simple apaisement individuel ou esthétique. Elle passe par une prise de conscience des conditions sociales et par une réappropriation collective de l’humanité perdue dans les rapports d’aliénation. L’art joue un rôle essentiel dans ce processus. Ce n’est pas une guérison illusoire ou thérapeutique au sens strict, mais une guérison politique et sociale, indissociable d’une transformation concrète des conditions de vie.
© Guillaume Dreidemie