
A gauche, Hegel : à droite, Marx
Cet article propose une lecture de la philosophie du droit de Hegel à la lumière de certaines thèses fondatrices du marxisme, élaborées ultérieurement par Marx, notamment dans Le Capital (1867). Il s’agit de montrer en quoi Hegel, bien qu’idéaliste et attaché à une structure normative de l’État rationnel, a anticipé, dans sa conceptualisation du travail, de la société civile (bürgerliche Gesellschaft) et de la propriété, des éléments fondamentaux de la critique marxienne de l’économie politique. Nous examinerons trois axes principaux : le rôle du travail et de la reconnaissance; la société civile comme espace de contradictions sociales; et les limites internes de la propriété privée et de la richesse.
Travail et reconnaissance
Dans la section de la Phénoménologie de l’esprit consacrée à la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel pose les prémices d’une conceptualisation du travail comme déploiement de la conscience de soi. Ce passage est central pour comprendre la portée politique du travail chez Hegel.
Dans ses Principes de la philosophie du droit (§187), Hegel écrit : « C’est par le travail que l’homme sort de sa naturalité immédiate ; il devient effectivité dans le monde objectif. »
Ce rapport actif au monde, cette objectivation de soi dans l’extériorité est reprise par Marx dans les Manuscrits de 1844 et dans Le Capital, où le travail est défini comme essence de l’homme, aliénée dans les rapports capitalistes.
La critique marxienne du travail aliéné s’appuie sur cette conceptualisation hégélienne, tout en la renversant : pour Hegel, l’aliénation est un moment nécessaire du développement de l’Esprit, tandis que pour Marx, elle est un effet systémique du mode de production capitaliste. Le travail chez Hegel conserve une fonction d’élévation spirituelle par l’activité ; chez Marx, il devient soumission à un processus d’extraction de survaleur.
Société civile

« Principes de la philosophie du droit » de Hegel
Le concept de bürgerliche Gesellschaft est fondamental. Chez Hegel, la « société civile » désigne la sphère intermédiaire entre la famille et l’État, structurée par les intérêts particuliers, le marché, les corporations et le droit privé. Or, cette société civile est traversée de tensions internes que Hegel identifie explicitement : « Dans la société civile, l’individu devient un bourgeois, un être particulier. Le tout n’est pas encore réconcilié. » (Principes de la philosophie du droit, §182).
Hegel reconnaît en effet que la société civile engendre des inégalités, de la pauvreté structurelle (§245), et même une forme de déshérence de certains individus : « Dans la société civile, la richesse devient accaparée dans quelques mains, et une masse toujours plus grande se trouve incapable de satisfaire ses besoins. » (Ibid., §244)
Ces remarques sont extraordinairement proches de certaines analyses de Marx dans le Livre I du Capital, notamment dans le chapitre 25 sur « l’accumulation du capital ». Marx radicalise cette intuition hégélienne : ce n’est pas un déséquilibre passager, mais la logique interne du capitalisme qui produit cette misère.
De plus, Marx reprend la critique hégélienne du formalisme juridique : la reconnaissance abstraite du droit égal pour tous masque une inégalité concrète profonde.
Propriété privée et richesse
La critique hégélienne de la propriété dans ses Principes de la philosophie du droit s’articule autour de son caractère d’expression de la liberté subjective (§41-46). Dès les paragraphes suivants, Hegel anticipe une contradiction dans la dynamique de la richesse elle-même : « La richesse est sans bornes dans sa forme, mais bornée dans sa réalité ; elle devient ainsi un pouvoir autonome » (Ibid., §198).
Hegel voit ainsi que l’accumulation illimitée de richesse par certains individus produit une dissociation entre la sphère des besoins universels et leur satisfaction réelle — ce que Marx conceptualisera comme la fétichisation de la marchandise et la séparation entre valeur d’usage et valeur d’échange.
Le dépassement de cette contradiction, chez Hegel, se fait par l’État éthique (sittlicher Staat), garant de la rationalité concrète. Chez Marx, ce dépassement ne peut être accompli que par une transformation radicale des rapports de production, par la lutte des classes et l’abolition de la propriété privée des moyens de production.
Hegel précurseur dialectique du marxisme
Il serait erroné de faire de Hegel un « marxiste avant l’heure ». Mais sa lecture dialectique de la société, sa conscience des contradictions internes à la propriété, au travail et à la société civile en font un précurseur incontournable des grandes thèses de la critique marxienne.
En cela, Le Capital pourrait être lu comme la radicalisation matérialiste de la philosophie du droit de Hegel, une « traduction » de la logique dialectique hégélienne dans les termes de l’économie politique moderne. Marx dira d’ailleurs, dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital : « J’ai retourné le système hégélien sur ses pieds, tandis qu’il se tenait sur la tête. »
Ce retournement n’est pas un rejet : c’est la fidélité la plus rigoureuse à la méthode dialectique hégélienne — appliquée à la matière historique du capitalisme.
© Guillaume Dreidemie