Philosophie/Sur Clément Rosset

Sur Clément Rosset | Le double psychologique

Clément Rosset

Dans l’analyse du double « psychologique » qu’il réalise, Rosset récuse l’interprétation qu’en donne Otto Rank. Selon cette interprétation, la référence au double serait liée à une crainte de la mort éprouvée par le sujet. Or, selon Rosset, « ce qui angoisse le sujet, beaucoup plus que sa prochaine mort, est d’abord sa non-réalité, sa non-existence » (ER 58[1]). La référence au double ne permet pas d’exorciser la crainte de la mort, elle lui permet d’exorciser une mort « toujours déjà » présente, pour parler comme un heideggérien. « La solution du problème psychologique posé par le dédoublement de personnalité ne se trouve donc pas du côté de ma mortalité, qui est de toute façon certaine, mais au contraire du côté de mon existence, qui apparaît ici comme douteuse. » (ER 59)

« Le réel et son double », Clément Rosset (Gallimard, 1985)

Ainsi le double, dans Le Réel et son Double, ne permet-il pas de fuir la peur de la mort, mais l’invisibilité du moi : « je possède le privilège, qui est aussi une malédiction si l’on veut, d’être unique à un double titre : car je suis ce cas particulier – et « unique » – où l’unique ne peut se voir » (ER 59). L’œil ne peut se voir lui-même. Être un moi est donc être astreint à ne pouvoir se voir. La thématique du « double », dans la littérature, renvoie à une souffrance associée à cette donnée, à une volonté de la fuir et, selon la logique du double, à la monstration d’une mise en échec de cette volonté.

Dans Loin de moi, Rosset ira plus loin, récusant non seulement la visibilité du « moi », mais son existence. Rosset invoque, contre la croyance au moi, une série d’arguments. En premier lieu, souligne Rosset, « je commence à m’inquiéter « quant à moi » ou quant au moi, non pas quand je cesse de me reconnaître (qui pourrait d’ailleurs « se reconnaître » ?), mais bien au contraire lorsque ce sont les autres qui cessent de me reconnaître » (LM, 18[2]) : « c’est toujours une déficience de l’identité sociale qui en vient à perturber l’identité personnelle, et non le contraire » (LM, 18). Ce que montre l’analyse d’Une femme disparaît, dans lequel une jeune femme discute avec une vieille femme qui, soudain, disparaît ; ce qui conduit la première à interroger les personnes présentes dans le train, « mais chacun hoche la tête et déclare qu’ils n’ont jamais été que sept personnes dans ce compartiment depuis le départ du train » (LM, 19-20). Dans cette histoire c’est seulement, selon Rosset, parce que l’on remet en question la personne sociale de la jeune femme que celle-ci en vient à douter de son identité personnelle : « Une voyageuse folle qui raconte n’importe quoi perd, en premier lieu, les privilèges attachés à son identité sociale ; ce n’est qu’en second lieu que cette mise en cause de l’identité sociale entraîne un doute sur la solidité mentale de l’identité personnelle de la voyageuse » (LM, 24). Sans cette confrontation avec l’altérité, la voyageuse n’aurait pas douté de son identité (« serais-je devenue folle, c’est-à-dire aliénée ou « devenue autre », privée de mon intégrité de mon identité personnelle ? », LM 24).

En second lieu, « tous les philosophes, depuis saint Augustin, situent la continuité de la personne dans la faculté de se souvenir, dans la mémoire sans laquelle l’unité du moi se disperserait et se désagrégerait en sensations isolées et indépendantes les unes des autres » (LM, 26). Or, souligne Rosset, la mémoire ne porte pas tant sur un vécu psychologique, le plus souvent oublié, que sur un vécu concernant des actions, sur l’identité sociale, donc, plutôt que sur celle psychologique : « si le moi ne peut se recommander que de sa propre mémoire, il ne peut s’agir que de sa mémoire d’être social » (LM, 27).

En troisième lieu, contrairement à ce qui pourrait sembler, l’identité personnelle est inutile à la vie. L’argument, présent dans Loin de moi, l’était déjà dans Le Réel, traité de l’idiotie : un acte réussi est un acte dans lequel il n’y a pas de double, dans lequel l’acte et sa représentation coïncident. Ici, il écrit : « Je ne suis Napoléon que dans la mesure où je prends bien garde de ne jamais me demander qui est ce Napoléon que je suis. » (LM 86). Si je devais, au moment où j’agis, penser à ce que je fais, ou à celui que je suis, je ne pourrais pas agir, l’action « réussie » supposant que l’on s’oublie soi-même au moment où l’on agit, qu’il n’y ait pas pensée de l’action et action, mais coïncidence de la représentation de l’action et de l’action.

En quatrième lieu, l’« imitation de l’autre permet seule à ma personnalité de se constituer » (LM 41). Il n’y a rien de tel, pour le dire autrement, qu’un caractère inné, tel que conçu par Schopenhauer. Le moi est constitué par un ensemble d’imitations ayant commencé depuis l’enfance : « l’enfant serait incapable de se constituer une personnalité s’il ne prenait pour modèle sur un être (généralement parental) dont il imite le comportement » (LM, 42). Rosset s’appuie non seulement sur la psychanalyse, mais sur René Girard ayant décrit le caractère triangulaire du désir qui ne se dirige vers un objet que parce qu’un autre le désire : « Je ne peux désirer que ce que désire un autre prestigieux, comme Don Quichotte qui ne peut admirer que ce qu’admire Amadis de Gaule » (LM, 45). Le moi n’est donc pas une pure spontanéité ou réalité innée : ce qui constitue une personnalité est réductible à un ensemble d’imitations.

L’on peut enfin invoquer, contre la croyance à l’identité personnelle, un argument d’ordre « généalogique ». L’identité personnelle procède d’un besoin associé à la volonté de condamner. Si l’on a besoin de croire à l’identité personnelle, c’est parce qu’il est nécessaire, pour condamner un homme, qu’il y ait une identité se maintenant identique à elle-même au travers du temps, qu’il y ait un « substrat » éternel, qu’existe une réalité psychologique ayant des « intentions ». Rosset analyse la pensée crapuleuse, consistant « à doter l’être d’une duplicité qui permet à celui-ci, selon les besoins du moment, d’être à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas : l’être existe bien, mais il est double » (ER 305). L’acte crapuleux consiste ainsi, selon Rosset, à  « s’accompagner d’un dire contradictoire qui, tel un doublage parasitaire, prétend récuser son fait au moment même où il l’accomplit » (ER305). Le voleur admettra ainsi tout ce que l’on veut qu’il admette, hormis le fait qu’il a volé. Au contraire du garçon de café sartrien, qui coïncide un peu trop, selon Sartre, ne percevant pas l’unicité et la simplicité d’un geste dans ce qu’elle a d’efficace et, par cela même, de beau, la « crapule » dissociera des réalités indissociables. L’on peut penser notamment, concernant cette notion de « crapule », à la personne ayant, comme on dit, « de bonnes intentions ». Dire d’un homme qu’il a de bonnes intentions semble, en effet, contradictoire : car c’est dire, à la fois, qu’il veut le bien et qu’infailliblement, il réalisera le mal. Comme s’il pouvait, malgré la répétition d’actes « crapuleux » au sens rossétien du terme, continuer à ne pas savoir que sa volonté l’amène constamment, comme malgré lui, à réaliser ce mal qu’il dit ne pas vouloir.

« La joie est plus profonde que la tristesse », Clément Rosset (Stock, 2019)

Rosset peut donc valoriser un ensemble de conduites où identité sociale et identité personnelle coïncide. L’on peut penser à la « susceptibilité espagnole », ou plutôt au sens de l’apparence dont elle témoigne : si les espagnols sont susceptibles, c’est parce qu’ils ne croient pas à l’existence des apparences. Aux yeux de quelqu’un ne croyant pas à l’existence du moi, l’affront infligé par son maître à Epictète par exemple n’est pas seulement affront infligé à sa personne sociale – il n’y a d’autre identité que sociale -, mais à sa personne elle-même. Un chrétien ou un romantique peuvent être humiliés sans avoir tort. D’une certaine manière, c’est même lorsqu’ils le sont qu’ils ont raison. Une humiliation est, pour un Espagnol, une véritable humiliation, n’atteignant pas seulement son apparence, mais son être.  Cette « susceptibilité » révèle pour Rosset une connaissance de l’inexistence d’autre chose que les apparences : « Si les Espagnols ne souffrent pas la moindre offense à l’égard de l’apparence et de l’étiquette, c’est parce qu’ils sont convaincus qu’il n’est rien hors de l’apparence et de l’étiquette ; en sorte que toute contestation de l’apparence reviendrait pour eux à mettre à bas l’édifice de ce qui existe »[3]. Se réduire, si l’on peut dire, à l’apparence, à l’identité sociale, est donc signe, pour Rosset, d’une forme de « santé ». Le texte lui-même vient justifier la réponse, ironique, adressée par Rosset à la question de monsieur Dufourcq – question qui, il est vrai, n’est pas si « vaine » que Rosset semble le prétendre -, à laquelle répond Rosset répond en substance : « parce qu’il le peut ». Ne pas croire à l’identité « personnelle », se réduire, si l’on peut dire, à l’identité sociale est la condition pour répondre à l’affront qu’on lui adresse, comme le fait Rosset soulignant que l’écriture elle-même relève du réel, ou de la « nature », qu’à la façon dont une pomme tombe de son pommier ou qu’un loup dévore sa proie, il agira lui-même par la parole.

Rosset rejettera la notion habituelle d’amour. Il n’y a pas, selon Rosset, d’amour, ou d’amour fondé sur la réunion de deux « identités », car l’on ne peut connaître l’autre : aussi notre auteur revalorise-t-il la chanson de Boby Lapointe contre celle de Jacques Brel. Rosset se réfère à la chanson « Andréa, c’est toi » : « On entend d’abord un ténor, qui entonne une chanson d’amour lyrique et pathétique, sorte de barcarolle italienne d’une sentimentalité exagérée. Entre chacune de ses phrases, Boby lance des commentaires furieux, il mime celui qui ne comprend pas et prend la mouche. Ainsi, quand le premier s’exclame :  « Veux-tu m’aimer ? « , Boby réplique : « J’en veux pas de ta mémé moi ! » Quand l’amant éperdu demande : « Dis, à m’aimer, consens, va », l’autre entend : « Dis à mémé qu’on s’en va ? Oh, dis-le-lui toi-même.  » »[4] . La chanson illustre, selon Rosset, « l’incommunicabilité foncière entre les hommes »[5]. Il n’y a, selon Rosset, pas d’amour parce qu’il est impossible de communiquer l’identité personnelle, parce qu’il n’y a, plus fondamentalement, pas d’identité personnelle à communiquer et parce que l’amour suppose la croyance illusoire dans l’identité personnelle : aussi Rosset dénigre-t-il la grandiloquence sentimentale de Brel qui « bêle : « Ne me quitte pas » »[6].

Contre cette conception de l’amour, Rosset revalorisera celle de Casanova. Rosset souligne que la conception casanovienne de l’amour consiste à se focaliser sur le détails : « Casanova n’aime la vie que dans son détail, considérée au moment particulier où un détail se présente à lui et retient son attention. Quand il aime une femme, c’est celle-ci et à ce moment-ci, avec ce vêtement, cet âge, ce teint, ce langage. Même chose pour le reste : le fromage qu’il aime est ce brie mangé à telle table, la danse, cette forlane dansée en telle occasion précise, le jeu, celui auquel il a gagné en telle maison. » (FD, 250[7]).

Elle consistera, également, dans une forme d’indifférence à soi : « C’est d’autre part une opinion tout à fait contestable – et ceci concerne le second attendu du jugement défavorable à l’égard de Casanova – que d’estimer que le fait de n’être attentif, dans le rapport amoureux, qu’à ses détails ponctuels et pris sur le vif implique une sorte de vide affectif, une absence de réelle expérience amoureuse » (FD, 250-251) : « Casanova pourrait répondre ici à juste titre qu’il n’est pas plus attentif à lui-même, lors de l’acte amoureux, qu’à la personne qu’il étreint ; et qu’ainsi, si indifférence il y a pendant l’amour, celle-ci n’est aucunement à sens unique » (FD 251).

Cette conception de l’amour est donc simple. Il n’y a pas, dans cette relation, de référence ni au moi, croyance illusoire, ni à l’autre. Elle est « simple » également en ce sens qu’elle évite toute complication, tout « chichi », si l’on peut dire, amoureux. Ne demandant rien à autrui, Casanova est, ainsi, dépourvu de toute forme de ressentiment.

© Gabriel Arzounian


Notes :

[1] Nous citons ainsi L’Ecole du réel, Paris, Minuit, 2008

[2] Nous citons ainsi Loin de moi : étude sur l’identité, Paris, Minuit 1999

[3] Le Choix des mots, Paris, Minuit,1995, p.155

[4] La joie est plus profonde que la tristesse, Entretiens avec Alexandre Lacroix, Stock/ philosophie magazine,  Paris, 2019 pp.66-67

[5] Ibid., p.66

[6] Ibid., p.67

[7] Nous citons ainsi Faits divers, PUF, Paris, 2013, rééd.2014

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