
Pablo Picasso, « La Lecture de la Lettre » (huile sur toile, détail, 1921)
La première question qui se pose à nous est celle de la condition de la morale : l’agent. En ce sens, nous nous demanderons moins si l’homme est libre que ce qu’il doit être pour qu’on puisse l’accuser d’avoir mal agi ou le louer d’avoir bien agi. C’est, pour le dire autrement, la question du sujet de l’imputation morale qu’il s’agit d’interroger. Il y a concernant cette question, du point de vue du sens commun lui-même, un paradoxe. Nous entendons par là – selon le sens que Pascal a donné à ce concept – que nous admettons deux propositions contradictoires concernant cet agent. Dans des termes qui sont les siens, l’on pourrait dire : l’homme doit être prédéterminé, et ne pas l’être, pour qu’il y ait action morale. Au même moment, nous pensons que l’action est nécessaire et qu’elle est contingente.
Russell a pu soutenir qu’il se pourrait bien qu’alors que nous pensons ou prétendons penser que l’homme est libre, nous agissons comme s’il ne l’était pas : « les gens qui croient au libre arbitre croient toujours en même temps, dans un autre compartiment de leur esprit, que les actes de leurs volontés ont des causes » (Russell, Science et religion, « Le déterminisme », chapitre VI). Lorsque nous éduquons les enfants, lorsque nous créons des tribunaux et des prisons, nous montrons, selon lui, que nous croyons au déterminisme et que ce déterminisme, non seulement n’est pas contradictoire avec la vie morale mais lui est même nécessaire. Si certaines actions déterminées n’étaient, pour ainsi dire automatiquement, suivies de certaines réactions non moins déterminées, l’éducation morale, toujours selon Russell, n’aurait aucun sens. Non seulement cette position n’est pas incompatible avec la notion de comportement, de croyances et de sentiments moraux, mais elle permet de caresser le rêve d’une société d’hommes bons puisque craignant l’enfer ou le pilori et biberonnés aux sermons de leurs éducateurs. Mais ce rêve de maîtrise et ce déterminisme radical sont incompatibles avec l’idée inquiétante de liberté morale, liberté qu’on ne peut posséder, puisqu’elle n’est rien de tangible, ni prévoir, puisqu’elle échappe au déterminisme. De plus, s’il se réalisait, non seulement ces hommes ne pourraient être considérés comme devant répondre de leurs actions, mais ils ne pourraient être considérés comme étant la cause de ces actions.

Bertrand Russell (1957)
D’une part, lorsque je dis d’un homme qu’il est coupable, je suppose qu’il a pu initier une série causale. Ce que souligne Kelsen lorsque, dans sa Théorie pure du droit, il distingue une norme humaine d’une norme naturelle en insistant sur la finitude d’une série d’imputation et l’infini d’une série causale.La chaîne des causes s’étend, du point de vue du temps, à l’infini, de sorte qu’à supprimer la liberté humaine, il faudrait, sans liberté, remonter, par exemple, de l’agent à son éducateur puis à Russell ou à Pavlov, jusqu’au commencement de l’univers. Deuxièmement, elle est au croisement d’une infini de série, de sorte qu’il faudrait considérer, non seulement l’éducateur, mais la météo, la nourriture de l’agent, etc. C’est l’univers entier qu’il faudrait blâmer lorsqu’un enfant vole un fruit.
D’autre part, imputant à l’agent une action d’un point de vue moral je suppose, en lui, quelque chose qui le distingue, par exemple, du sujet de l’amour ou de l’admiration. Non seulement c’est une personne, soit un être libre, que je blâme ou loue, mais c’est ce qui, de cette personne, est le plus libre, à savoir sa volonté. Ce que soutient Kant, au début des Fondements de la métaphysique des mœurs, lorsque distinguant, pourrait-on dire, le sujet de la morale du sujet de l’éthique, il montre que, pas plus que les dons de la fortune (situation familiale et sociale, qualités physiques et intellectuelles), les vertus au sens grec du terme, ne sont par elles-mêmes morales.
Est absolument bon seulement ce qui en droit ne peut devenir mauvais. Or, selon l’usage qu’on en fait, les « qualités intrinsèques » de la personne que sont sa tempérance, son ardeur, etc., peuvent être utilisées en sorte de nuire à autrui. Ne peut donc être absolument bon que ce qui est absolument libre : la volonté du sujet.
D’un autre côté, pourtant, l’imputation morale suppose, chez l’agent, une certaine constance et quelque chose de substantiel. Condamner quelqu’un, ou à l’inverse tabler sur lui, c’est le supposer, d’une certaine façon, à la fois libre et non libre.
La contingence absolue des actions est impossible. Considérons l’expérience de l’âne de Buridan – expérience où le sujet, à la croisée des possibles, aurait à choisir entre A et B sans que rien, ni motifs ni mobiles, ne l’incline vers tel ou tel choix -, expérience qui a souvent été utilisée pour prouver la liberté d’indifférence. De fait, l’on peut exclure l’option d’une situation où le sujet n’aurait aucune « raison » pour agir (motifs, mobiles) : cette situation est impossible, aussi l’expérience de pensée de l’âne de Buridan est-elle, précisément, une expérience de pensée. Mais il semble que l’impossibilité en question soit, si l’on peut ainsi s’exprimer, une impossibilité non seulement de fait, mais de droit.
Si l’on entend, en effet, par motifs, les considérations intellectuelles qui constituent la « raison » de l’action, il semble qu’une action sans motif ne puisse, précisément, ne pas être en même temps déterminée par différents mobiles. Meursault avoue, dans L’étranger, la contingence radicale de son crime, mais il affirme également qu’il a tué l’Arabe parce qu’il avait chaud, parce que l’éclat de la lame de son couteau lui faisait mal aux yeux. L’acte n’était donc pas sans mobile.
Si, par mobile, l’on entend les éléments « pathologiques », dirait Kant – en l’occurrence, les données sensorielles (chaleurs, éclat de la lame) et les inclinations (légère colère à l’égard de cet homme qui a troublé le repos de l’étranger) -, il semble qu’une action sans mobile ne puisse se passer d’un motif. D’où l’échec de Lafcadio qui, désireux de prouver que sa liberté est absolue en commettant un crime gratuit prouve par là même qu’elle ne l’est pas, tendue qu’elle est vers la fin que se donne le personnage gidien et les considérations, bien « métaphysiques », qui le motivent.
En somme, dans la mesure où l’on n’échappe à la soumission aux mobiles qu’en se donnant un « motif » d’agir, dans la mesure où l’on n’agit sans raison qu’en étant agi par ses affects, il faut conclure le modèle buridanien de la liberté d’indifférence non seulement est contradictoire avec l’idée que nous nous faisons de l’imputation morale, mais est théoriquement absurde. Si bien qu’il s’agit de résoudre ces deux problèmes : l’homme peut-il être libre ? Est-il possible de concilier liberté et nécessité ?
Il convient, pour ce faire, de quitter le terrain de ce qui peut être considéré comme certain, ou seulement probable, et d’entrer en mythologie. Ce que fait Kant, que nous suivrons ici, lorsqu’il suppose l’existence d’un choix originel – à la fois exigé par le sens commun, mais dont le postulat est pourtant fortement métaphysique.

Johann Gottlieb Becker, « Immanuel Kant (1724-1804) » (huile sur toile, 1768)
Le problème qui se pose le premier, c’est celui de la possibilité, pour l’homme d’agir, c’est-à-dire d’être la cause première d’un certain nombre d’effets. Kant remarque (Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », « troisième conflit des idées transcendantales ») qu’il y a, concernant cette question, une antinomie. D’un côté, la raison impose de considérer que tout arrive, dans le monde, uniquement d’après les lois de la nature. Ainsi faut-il considérer que tout acte est motivé. La liberté, par essence ou défaut d’essence, est incompréhensible puisqu’elle ne peut être expliquée sans cesser d’être liberté. D’autre part, la liberté introduirait un désordre dans la nature tout bonnement incompréhensible. Mais, d’un autre côté, l’on doit supposer l’existence d’une causalité spontanée.
De deux choses l’une : ou bien l’on admet l’existence d’une causalité spontanée, et l’on déroge au principe de causalité, selon lequel chaque cause est précédée à son tour par une autre cause ; ou bien l’on récuse l’existence d’une telle causalité, et l’on déroge au principe de raison suffisante, selon lequel il doit bien exister une raison ultime rendant compte de ce qui arrive. La résolution de ce problème, selon l’auteur, consiste à considérer que l’homme est, en tant que phénomène, déterminé, en tant que noumène, absolument libre. Dans la mesure où le temps et l’espace n’ont de réalité que phénoménale – ce qu’on ne peut expliquer ici -, l’on peut considérer que l’homme est déterminé en tant qu’on le considère comme phénomène et libre, en tant qu’on le considère comme chose en soi.
Ce qui permet de rendre compte, à la fois, de la liberté en même temps de la constance du sujet qu’on approuve ou réprouve, c’est, précisément, cette antériorité, si l’on peut dire, du choix sur la temporalité. L’homme, en tant que chose en soi agit librement et hors du temps : par ce caractère, intelligible, il échappe à la nécessité réglant le déroulement des phénomènes. Nous toutefois pouvons penser ce caractère à partir du caractère empirique qu’il détermine et dans lequel il s’exprime. A l’horizon de tous les actes commis, il y a donc un choix originel. Ce qui rend compte de la nature du remords : le salaud éprouve des remords moins pour ce qu’il a fait que pour ce que cela révèle de ce qu’il est. Comment, se dit-il, ai-je pu faire cela ?
Ce qui permet, également, de comprendre comment, bien que toujours affecté par le monde (mobiles), bien que tendant toujours vers différentes finalités (motifs), l’homme peut être libre : « une action accomplie par devoir tire sa valeur, non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle être décidée » (Fondement de la métaphysique des mœurs, « Section I »). Quoiqu’il agisse toujours en vue de finalités, et en étant affecté par le monde, c’est toujours sa loi, pour ainsi dire la loi qu’il est, qui détermine sa conduite. Un homme, pourrait-on dire, c’est un certain rapport à soi et à la loi, un certain rapport aux finalités qu’il accepte de poursuivre.
L’homme est mauvais, comme l’indique Kant dans La religion dans les limites de la simple raison, lorsqu’il fait des mobiles de l’amour de soi et de ses inclinations la condition de l’obéissance à la loi morale. Ainsi Camus faisait-il dire à Clamence, homme courtois, bienveillant, aidant volontiers la veuve et l’orphelin, qu’il couchait avec la justice tous les soirs. Comme le montrent les différents phénomènes de compétition morale, religieuse ou non, l’exercice de la vertu peut se révéler une activité particulièrement intéressante pour qui désire jouir de soi. Ceux qui s’y adonnent cesseraient d’être moraux s’ils ne pouvaient se délecter de la moralité elle-même, ou d’eux-mêmes en tant que moraux.
Se pose la question de la possibilité de la modification de la conduite si cette conduite est déterminée par un choix extratemporel. En raison du paradoxe soulevé, il se peut que l’homme désireux de changer, l’homme qui traverse une crise de conscience se dise qu’au fond, s’il était libre, il se serait déjà amélioré, s’il ne l’est pas, ce qui est pis encore, rien ne lui sert de déployer ses efforts. Il semble que ce soit l’expérience de la découverte du mal qui puisse, seulement, amener à une telle conversion. Sans cela, une telle décision reste incompréhensible.
Dans l’introduction de L’Homme Révolté, Camus a insisté sur l’événementialité de la découverte morale. Comme le montre le passage de l’introduction, à l’argumentation serrée, au premier chapitre, plus descriptif, pour ainsi dire phénoménologique, la formule la plus adéquate pour décrire un tel événement pourrait être : « il se trouve que ». L’on entre en morale comme on entre en religion : par un saut que rien ne laissait prévoir ni comprendre. Ainsi, comme le remarque Camus, n’y a-t-il pas de corrélation entre le taux d’injustice subie ou commise et la réaction de la révolte : si le révolté affirme que son maître a dépassé un seuil d’injustice qui l’amène à se dresse contre lui, l’esclave, dont Camus décrit le mouvement, avait pourtant vécu pire encore. D’autre part, ce n’est pas une valeur antérieure à l’expérience de la révolte, qui est également expérience du mal, ce ne sont pas, pourrions-nous dire, ses « convictions » qui amènent un homme à se révolter. Le juge Othon, dans La Peste, est un homme de principes qui pourtant n’agit guère. D’autres, moins « moraux » luttent au contraire. Comme l’a remarqué Arendt, à propos de la seconde guerre mondiale, les plus actifs étaient moins ceux qui pensait : « je ne dois pas » que ceux qui pensaient : « je ne peux pas » (Arendt, Considérations morales). Enfin, cette expérience du mal bouleverse l’existence qui, après la découverte morale, acquiert une nouvelle signification : « Cet élan, dit Camus, est presque toujours rétroactif » (L’homme révolté, I « L’homme révolté »).
Ce mouvement de conversion correspond, comme le laissent comprendre les œuvres de Camus, à ce qu’il convient d’appeler un pari. Un pari est un choix effectué dans la conscience de la mort : c’est lorsqu’il voit le fils d’Othon mourir que le père Paneloux, soudain plus humain, s’aperçoit de l’impossibilité, pour lui, de croire en Dieu comme il y croyait auparavant. Ce faisant, ayant pour ainsi dire envisagé le dehors de la vie, le sujet « se rassemble enfin », est amené à envisager son existence de façon globale, comme une totalité à laquelle il convient de fixer un sens. Métaphysique, le choix qu’il fait porte donc sur l’orientation existentielle qu’il fixe à son existence. Ce qu’illustre, par exemple, le cas de Kaliayev, condamné, rejetant la grâce de la femme du tsar.
Ce faisant, une philosophie partant ainsi de l’expérience du mal pour comprendre la conversion morale, expérience dont l’événementialité atteste l’authenticité, comporte une contrepartie négative. Tout se passe comme si, en raison de l’asymétrie entre la perception de l’injustice et la connaissance de la justice, l’« évidence » de la valeur était inversement proportionnelle à la précision de son contenu. La question, dès lors, est de savoir s’il est possible de trouver un fondement positif à la morale.
© Gabriel Arzounian