
La technique, dit Anne Sauvagnargues, est bien loin d’expliquer ce qui est en question quand on parle de machine chez G&D[1]. En effet, ce concept s’inspire de la définition du philosophe et historien étatsunien Lewis Mumford pour qui « toute machine est d’abord un régime social et politique ». Dans cette perspective, G&D utilisent le motif de la machine pour designer la façon dont les forces psychiques et vitales des êtres humains (mais pas seulement) sont ouvertes à une transformation réciproque du domaine social et politique. Les machines désirantes sont immédiatement des machines sociales, disent G&D. Les machines techniques, c’est-à-dire les objets techniques que nous connaissons sous le nom de machine ; sont dans cette perspective le produit de la façon dont une société exploite à la fois les forces motrices des êtres et leurs subjectivités. C’est ainsi que les machines précèdent les outils et que le concept de machine n’est pas un concept technique. Il est, dit Guattari, « un artifice d’écriture, un axiome questionnable servant à traiter ou aborder un problème n’ayant comme fondement rien d’autre que son usage »[2]. Ce problème est celui du repérage, à telle ou telle étape de l’histoire, d’une focalisation du désir dans l’ensemble des structures[3] permettant la mutation structurelle par exemple lors de l’invention d’une arme nouvelle, d’une nouvelle technique de production, d’une nouvelle axiomatique religieuse, de grandes découvertes, etc.[4] Ainsi, le terme de machine chez G&D désigne les focalisations d’une subjectivité inconsciente dans l’ensemble des structures sociales, ce qui donne naissance, entre autres choses aux objets techniques, produits de l’inventivité.
1. Une machine, c’est quoi ?
Une machine est un système de coupure-flux, disent G&D. Elle peut désigner le flux libidinal coupé et produit dans le jeu des objets partiels (œil qui regarde, main qui se touche les cheveux, flux de sang qui parcoure le corps, etc.) ; un système d’exploitation (le capitalisme, le féodalisme) ; ou l’ensemble homme-cheval-arc qui forme une machine guerrière nomade dans les conditions de la steppe[5]. Cette étonnante définition de la machine s’appliquant à des éléments et des domaines extrêmement hétérogènes contraste avec la définition classique de toute machine en tant qu’objet technique.
Franz Reuleaux, ingénieur et professeur allemand connu pour ses travaux sur la conception et l’analyse des mécanismes, définit une machine comme « une combinaison d’éléments solides fonctionnant sous contrôle humain pour transmettre un mouvement et exécuter un travail ». Stéfan Kristensen, signale que cette définition a été reprise par Lewis Mumford et à sa suite par G&D en élargissant le sens de l’expression « éléments solides » qu’ils appliquent aux corps humains et non-humains, eux-mêmes fonctionnant sous contrôle humain[6]. La machine en ce sens, suivant l’expression de Haudricourt et Bert, désignerait non pas des objets techniques fabriqués, mais les forces motrices extérieures à l’homme et propres à lui telles qu’on les utilise dans les moulins, la domestication des animaux ou la guerre[7].
La machine archétypique, dit Mumford, extraordinaire invention qu’il attribue en grande partie à ce qu’il appelle « le pouvoir et la portée de la Divine Royauté » ; est le modèle du travail le plus précoce (Earliest) pour toutes les machines complexes postérieures[8]. On trouve ainsi chez Mumford différents types de machines : « Machines invisibles » « Machines de labeur » et « Machines militaires ». Il appelle « Mégamachine » quand tous ces composants politiques, économiques, militaires, bureaucratiques et royaux se trouvent inclus. Le terme de « Mégamachine » désigne ainsi, non pas un outil technique mais plus généralement un dispositif social, politique, voire biologique destiné à produire des effets prévisibles dans lesquels les hommes sont pris[9]. Avec ce concept, Mumford insiste sur le fait que les hommes sont pris dans des relations de mécanisation bien avant la mécanisation des instruments de travail. Or, insiste Kristensen, pour que ces relations de pouvoir s’inscrivent dans la durée et produisent des effets dans l’histoire il faut qu’elles agissent à la fois sur le plan politique entre les hommes que sur le plan psychique individuel[10]. Ainsi, control politique « externe » va de pair avec une discipline psychique « interne ».

Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité: essais d’analyse institutionnelle (La Découverte, Paris 2003)
Cette conception élargie de la machine comme dispositif social fournira à G&D la base de leur élaboration conceptuelle. Ceci veut dire plusieurs choses. D’abord, comme ils le soulignent à plusieurs reprises, que « la problématique des techniques est placée sous la dépendance de celle des machines et non l’inverse »[11]. En effet, la structure invisible de la Méga-machine composée de parties humaines vivantes mais rigides contrôlée et assemblée uniquement par les rois fut selon Mumford l’exploit technique suprême qui a donné le modèle pour toutes les formes postérieures d’organisation mécanique[12]. Les exemples fournis par Mumford sont ceux des entreprises monumentales de coordination et d’effort humain imposés par la force comme une manière de multiplier les résultats de l’énergie et du labeur investis. Des montagnes faites de pierre ou de terre cuite, des pyramides et des ziggurats en Mésopotamie, Inde, Chine, Yucatan, Pérou et Égypte.
Sans cet aspect, celui de la « soumission par la foi et de l’obéissance sans relâche à la volonté royale, le fonctionnement de la machine n’aurait jamais été possible »[13]. Cet aspect est négatif, coercitif et même destructeur, dit Mumford, mais il oriente le fonctionnement, l’organisation et la mise en forme du système. En d’autres termes, ce que la royauté a inventé n’est pas simplement le perfectionnement de la performance du travail mais les structures elles-mêmes. G&D retiendront cet aspect ambivalent de la structure qui est celui de produire une certaine organisation non sans infliger une forme de violence.
Mais ils ne retiendront pas uniquement cet aspect « négatif » puisque toute machine ne se réduit pas à sa structure. L’essence de la machine n’est pas dans la forme qu’elle prend, ni dans la structure qui la rend possible. Ce qui réside dans les machines, dit Simondon, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent[14]. Cette réalité est ce que Simondon appellera la technicité qui n’est autre chose que la stabilisation d’opérations techniques dans des schèmes et structures qui fonctionnent[15]. Autrement dit, la structure de la machine n’est que la stabilisation des opérations techniques qui elles constituent l’essence de la machine.
Mais dire ceci ne revient pas à contredire l’affirmation de G&D selon laquelle « la problématique des techniques doit être placée sous la dépendance de celle des machines et non l’inverse » ? Pourtant, il y a dans la technique et même dans l’invention mécanique comme une fonction biologique qui présuppose la machine comme un aspect de l’organisation de la matière par la vie. Il faut insister sur le fait que ce sont les opérations qui constituent le noyau des techniques à l’origine de tout savoir-faire rationnellement stabilisé. Un geste technique comme le tour de main, par exemple, montre bien que toute technique comporte essentiellement et positivement une originalité vitale irréductible à la rationalisation[16]. Le tour de main dans l’ajustement, dit Canguilhem, fait partie de ce qu’on a coutume d’appeler l’ingéniosité et dont on délègue parfois la responsabilité à l’instinct »[17].
Le geste technique révèle ainsi la dimension irrationnelle d’une opération instinctive fondamentale dans la résolution des problèmes pratiques. « C’est la rationalisation des techniques, dit Canguilhem, qui fait oublier l’origine irrationnelle des machines »[18]. L’essence de la machine est dans cette perspective le mouvement ou l’opération vitale qui traverse le sujet par laquelle se manifeste sa force mais aussi dans laquelle il est pris. En ce sens, dit Guattari dans un texte d’avant la rencontre avec Deleuze, à savoir Psychanalyse et transversalité, l’essence de la machine, c’est une opération comme coupure causale, hétérogène à l’ordre des choses structuralement établi[19]. Je reviendrai un peu plus tard sur la question de la coupure. Pour l’instant, je vous prie de retenir que pour G&D l’essence de la machine est une opération irrationnelle et si l’on veut instinctive et chaotique. La machine relève en ce sens de l’ordre de la répétition, dit Guattari, comme conduite et comme point de vue concernant une singularité inéchangeable, insubstituable[20].
2. Ontologies brouillées de la machine
On aurait tort pourtant de croire que cette opération renvoyant elle-même à une singularité inéchangeable tel le geste technique relève uniquement d’une sphère individuelle isolée. Les paysans ou les bergers, dit Simondon, sont capables de saisir directement la valeur de semences, l’exposition d’un terrain, le meilleur endroit pour planter un arbre car ils ont part à la nature vivante de la chose qu’ils connaissent, savoir de participation profonde qui nécessite une symbiose originelle[21]. Dans cette perspective l’essence de la machine est bien une opération singulière dans la mesure où elle présuppose une communication profonde avec des dimensions hétérogènes, « entre deux portions du monde extérieur réellement distinctes dans un système »[22].
Nous partons non pas d’un emploi métaphorique du mot machine, disent G&D, mais d’une hypothèse (confuse) sur l’origine : la manière dont des éléments quelconques sont déterminés à faire machine par récurrence et communication[23]. Or, toute communication suppose une hylè c’est à dire la continuité qu’une matière possède en idée et une opération de coupure conditionnant cette continuité[24]. Flux d’électricité coupé par un interrupteur dans une machine technique mais aussi le flux des rayons du soleil coupés par la photosynthèse des plantes ou encore le flux de la voix coupé par la bouche. C’est pourquoi G&D définissent la machine comme un système de coupures-flux : Quand Simondon définit l’essence de l’objet technique comme de la réalité ou du geste humain cristallisé, il vise plus précisément les conditions de possibilité d’un tel geste à savoir sa relation et association avec un milieu conditionnant et conditionné[25].

Félix Guattari
C’est là le vrai cœur de la machine et pourtant le milieu associé n’est pas exclusif des objets techniques puisque qu’il trouve son analogue dans l’unité du vivant[26] mais n’est pas non plus une exclusivité biologique puisqu’il est opérant dans des dispositifs totaux comme la Méga-machine. Même au niveau technique une chose peut être outil ou machine, suivant qu’elle prolonge ou projette le vivant ou en tant qu’elle fait pièce avec par rapport à une instance machinisante[27]. Voilà ce que G&D désigneront dans Mille Plateaux comme les principes de connexion et d’hétérogénéité du rhizome : « N’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être »[28]. Voilà l’essence de la machine.
Nous savons bien que le rhizome est une image de la pensée. Un système du multiple pouvant designer non seulement une tige souterraine mais le comportement des animaux, la nature de la langue ou un schéma d’évolution génétique. Machine, rhizome ou agencement sont les termes interchangeables désignant une « croissance des dimensions dans une multiplicité qui change nécessairement de nature avec ses connexions. Par exemple, les fils des marionnettes qui se prolongent jusqu’aux fibres nerveuses de l’acteur[29]. La machine en ce sens est le leitmotiv, le représentant le plus évident de ce que Simondon appelât une ontologie brouillée à savoir celle d’un être où les frontières sont floues entre le vivant et la matière inerte. Sphère de « ni l’un ni l’autre » puisque multiple.
Il est significatif que Guattari utilise le concept de machine en tant qu’un « axiome servant à aborder le problème du repérage de la subjectivité dans l’histoire »[30]. Significatif puisqu’il s’agit d’ouvrir ou plutôt de mêler avec des réalités hétérogènes ce que l’on considérait comme un caractère privatif de l’humain, ultime avatar de l’âme : la subjectivité. En effet, la machine est un moyen de rendre compte du mode d’être de la subjectivité comme instance transversale au sujet en tant qu’elle n’est pas personnelle et qu’elle exprime des contenus qui sont aussi partagés au plain social »[31]. Pourquoi ne pas parler donc de subjectivité ou de singularité ? En parlant de machine, plutôt que de mécanisme ou de singularité, signale Kristensen, Guattari insiste sur le caractère à la fois individuel comme la pulsion, et collectif, comme les dispositifs d’organisation politique qui orientent les comportements et les perceptions individuelles (sans pour autant les déterminer)[32]. Collectif et individuel se confondent dans un mouvement qui est celui du devenir. Mais il ne s’agit pas simplement de rendre compte de l’articulation de l’individuel à la sphère du collectif. Le concept de machine désigne plus spécifiquement le caractère d’une subjectivité manufacturée collectivement, produite et productrice comme une machine tant il est vrai que toute machine est machine de machine.
Ici, même si le mot ontologie peut être trompeur puisqu’il supposerait une unité substantielle fixe, il convient d’entendre que celle-ci n’est jamais que le produit du devenir. Jamais fixe, close ni identique à elle-même, l’ontologie est chez G&D, comme chez Marx, une ontologie de la relation. Aussi, il est trompeur de parler d’ontologie comme une unité d’être alors qu’il s’agit toujours d’ontologies brouillées et enchevêtrées ou plutôt, comme dirait Guattari, des « seuils ontologiques » auxquels les agencements machiniques arrachent leur consistance en les franchissant. Il s’agit en définitive d’une relativité ontologique correspondante à une façon d’être de l’Être que Guattari nous propose de redécouvrir : Un Être processuel, polyphonique, singularisable aux textures infiniment complexifiables, au gré des vitesses infinies qui animent ses compositions virtuelles.[33]
3. Politiques de la machine
La subjectivité comme toute machine technique présente deux régimes comme deux états des choses qui ne constituent pas une différence de nature. D’un côté, le régime moléculaire, domaine des opérations, pur fonctionnalisme des forces élémentaires qui constituent l’essence de la machine. De l’autre côté, le régime molaire, domaine d’unification des opérations dans des structures globales ou des phénomènes de masse. Molaire et moléculaire ne s’opposent pourtant pas. Le premier est le régime des machines désirantes. Le deuxième, celui des machines sociales qui unifient les machines désirantes sur le plan structural. Ce sont les mêmes machines dans des conditions déterminées. Par exemple, le double pôle de la libido, comme formation moléculaire à l’échelle sub-microscopique et comme investissement des formations molaires à l’échelle des ensembles organiques et sociaux[34].
Si la subjectivité ne correspond pas au sujet, celui-ci sera pourtant pris dans cette différence de régime comportant une tension fondamentale. Bien plus, le sujet est un résidu naissant des états de la machine qu’il consomme[35] : désirs, sentiments, intensités et devenirs. Le sujet toujours décentré, sans identité fixe est un marqueur d’un type de machine ou production sociale à la fois molaire et moléculaire. Ce qui est trompeur tant pour la subjectivité comme pour la machine c’est qu’on a tendance à les penser sous le mode unifié d’un objet ou d’un individu alors que les individus soient-ils techniques, biologiques ou psychologiques ne sont que l’indice d’une forme de production sociale qui détermine leur consistance ontologique. « La machine doit être immédiatement pensée par rapport à un corps social, et non par rapport à un organisme biologique humain »[36], disent G&D. L’important c’est de déterminer comment les machines désirantes investissent les machines sociales et produisent ainsi un type de subjectivité dont le contenu politique et culturel, historique-mondial et racial est en même temps un problème de désir.
Ainsi, toute ontologie donnée est le résultat de processus de subjectivation que chaque machine sociale, chaque époque avec ses institutions produit et dont les frontières ne dépendent en rien d’une consistance originaire mais de la façon dont les flux sont codés dans des enjeux politiques définissant les frontières du vivant. Dans l’État bureaucratique primordiale, écrit Guattari, il n’y a pas de « personnes » à respecter, le bras, la chair et la masse humaine sont pièces de machine ; c’est bien plus tard qu’il faudra surcoder (réifier) des personnes, des citoyens, des classes, des « moi », etc.[37]. La cure d’un malade par divination chez les Ndembu de Zambie, par exemple, « ressemble à une forme d’analyse sociale des luttes cachées entre individus afin de les traiter par des procédés rituels traditionnels »[38]. Le corps du malade comme scène de la guérison s’étend ainsi au territoire et à son voisinage, à la chefferie, aux lignages jusqu’aux relations conflictuelles avec les colonisateurs. La question n’est pas de « mentalité primitive » mais plutôt de savoir quelle est le fonctionnement de la machine Ndembu qui produit une ontologie territoriale du corps comme indice de production.
En effet, ce que G&D nomment la machine territoriale primitive, investit les organes collectivement et non pas individuellement. Les bras, la chair sont partie de la terre. L’homme qui jouit pleinement des droits et des devoirs cesse d’être un organisme biologique et son corps devient celui de de la terre. Sa mémoire est collective et est corrélée à un système de cruauté comme institution politique[39]. Tatouer, exciser, inciser, découper, scarifier, initier. D’une manière similaire, l’avènement de la machine despotique barbare transforme profondément les corps qui se trouvent soudainement alignés à l’unité supérieure transcendante de l’État/Dieu[40] et conditionne également la naissance de l’écriture. En effet, les sociétés primitives sont orales non pas par absence d’un système graphique mais parce que celui-ci opère une organisation pluridimensionnelle d’une infinité de supports : danse sur la terre, une marque sur le corps, etc. L’écriture est au contraire une perte de ces dimensions du système graphique qui s’est aligné à la voix et en dépend[41]. La voix devient la seule source de graphie mais aussi d’autorité religieuse et politique : la parole de Dieu ou du despote.
Ce n’est qu’avec les sociétés dites modernes que, selon G&D, les organes seront privatisés et avec eux les objets techniques. La différence entre les machines techniques primitives et modernes n’est pas le progrès supposé des unes par rapport aux autres. C’est plutôt ce caractère privé de l’objet moderne qui contraste avec l’ouverture de l’objet primitif. L’objet magique Buti chez les Kukuya du Congo est une machine technique ouverte composée des fragments du corps du sujet avec ceux d’un animal transformant celui-ci en homme-animal. Les Kukuya affirment que la nature de l’objet importe peu : l’essentiel est qu’il agisse[42]. En revanche, un objet technique comme le moteur à essence est une machine fermée sur elle-même n’intégrant l’homme dans son fonctionnement que pour l’entretenir ou l’alimenter. Ivan Illich montre que ce genre de machines impliquent des rapports de production de type capitaliste ou despotique, entrainant la dépendance, l’exploitation, l’impuissance des hommes réduits à l’état des consommateurs ou des servants[43].

Plateaux Kukuya du Congo
La teneur ontologique des sujets qui font pièce avec la machine est une réalité transversale et comme telle un produit de la manière dont celle-ci en tant que régime social prend en charge ses machines désirantes. L’enjeu politique est donc d’assurer cette prise en charge avec le plus de latitude possible voire sans prise du tout. Pourtant, il convient de se garder d’une interprétation trop hâtive qui consisterait à prendre ce concept de machine comme indiquant uniquement une production de « nature » sociale, politique ou culturelle d’où découleraient des formes ontologiques données à partir des rapports que les sujets établissent en fonction du système. Le terme de machine définit ce qui est transversale au socio-politique à savoir le réel lui-même qui n’est pas non plus une eccéité apriori mais l’effet d’une rencontre. La machine ne se réduit pas à son caractère molaire comme une machine technique ne se réduit pas à sa structure. Le socio-politique, le biologique et le psychologique présentent tous des phénomènes molaires comme le moi, l’État ou l’organisme ; et moléculaires comme le délire, les guérillas ou la lymphe.
« Elles -les machines- manifestent et mobilisent en effet les investissements libidinaux qui « correspondent » aux investissements conscients ou préconscients de l’économie, de la politique et de la technique d’un champs social déterminé. Correspondre ne signifie pas du tout ressembler -ou découler- : il s’agit d’une autre distribution, d’une autre « carte », qui ne concerne plus les intérêts constitués dans une société, ni la répartition du possible et de l’impossible, des contraintes et des libertés, tout ce qui constitue les raisons d’une société. Mais, sous ces raisons, il y a les formes insolites d’un désir qui investit les flux comme tels et leurs coupures, qui ne cesse de reproduire les facteurs aléatoires, les figures moins probables et les rencontres entre séries indépendantes à la base de cette société. »
/Ccl/
Ainsi, chez G&D le concept de machine désigne le caractère social et politique de la subjectivité à la fois sur le plan moléculaire des opérations du désir (l’inconscient) que sur le plan molaire qui les organisent dans des structures globales comme l’individu, la personne, le moi mais aussi l’État, etc. En ce sens le concept de machine désigne le caractère ambivalent de la subjectivité comme production anthropologique, politique et sociale « puisqu’elle désigne d’une part ce qui est conçu et produit par les hommes afin de leur permettre une intervention dans leur environnement et d’autre part, ce qui précède toujours déjà ces possibilités d’intervention. »[44] Ce concept, dit Kristensen, comporte une tension qui constitue un rapport de force, ce qui implique qu’une ontologie de la machine soit à sa racine même une philosophie politique »[45]. Les machines techniques en ce sens ne sont que le produit d’une Mégamachine. Toute la question est de savoir de quelles machines sociales, les machines techniques opèrent-elles la synthèse ?
Il reste pourtant une question à creuser qui concerne la caractérisation des peuples indigènes sous le nom de machine territoriale primitive. Ce concept, disons-le avec G&D eux-mêmes (qui parlaient pourtant du complexe d’Œdipe), qu’il fait du sens pour nous[46] car, comme le signale Anne Sauvagnargues, il élargit les limites de la machine stricto sensu au contexte opératoire d’un devenir existentiel par opposition à une conception de la machine qui ferait d’elle un artefact plus complexe que l’outil sur une lignée évolutive de la culture qui conduit à l’industrialisation capitaliste exprimant, sous couvert d’universel, la justification coloniale d’une domination européenne[47]. Mais la question est de savoir s’il fait sens pour eux, pour ces peuples indigènes comme les Ndembu, les Kukuya ou les Dogon ? Car si G&D voient dans l’ensemble Corps-Montagne une machine territoriale, il est peu probable que les indigènes de la plaine Colombienne comme les Sikuani « voient » la montagne en tant qu’une pièce de machine puisqu’il est difficile qu’ils la voient autrement que comme une personne, comme l’a signalé Antonio Manconi[48]. Est-ce simplement une question de regard ou plutôt c’est dans le regard même qui se situe la différence de régime qui conduit à voir l’« autre carte » des investissements, des flux, des coupures et des facteurs aléatoires qui composent le réel ? La question est fondamentale puisqu’il s’agit de savoir si l’on peut vraiment faire un concept de machine « depuis d’autres types de techniques sans outils que l’on pourrait nommer de spiritualité ou ascétiques »[49], selon la formule de Muriel Combes. Si oui, est-il légitime de l’appeler machine ? Quelles formes prennent donc les machines techniques des peuples indigènes ? Le totem, le fétiche ?
© Nicolas M. Alvarez
Notes :
[1] A. Sauvagnargues, Machines, comment ça marche ?, «Chimères», 77/2 (2012), p. 35
[2] F. Guattari, Psychanalyse et transversalité: essais d ̓analyse institutionnelle, Découverte, Paris 2003Nachdr., p. 240
[3] Ibid., p. 247
[4] Ibid.
[5] G. Deleuze – F. Guattari, L’anti-Œdipe, Éd. de Minuit, Paris, 2012, p. 464
[6] S. Kristensen, La machine sensible, Hermann, Paris 2017, p. 10
[7] A.-G. Haudricourt – J.-F. Bert, Des gestes aux techniques : essai sur les techniques dans les sociétés pré-machinistes, Maison des Sciences de l’Homme [u.a.], Paris 2010, p. 26
[8] L. Mumford, Le Mythe de la machine, Fayard, Paris 1973, p. 189
[9] S. Kristensen, La machine sensible, op. cit., p. 10
[10] Ibid., p. 41
[11] F. Guattari, Chaosmose, Galilée, Paris 1992, p. 53
[12] L. Mumford, Le Mythe de la machine, op. cit., p. 189
[13] Ibid., p. 190
[14] G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris 2008, p. 12
[15] Ibid., p. 20
[16] G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2015, p. 157
[17] G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2015, p. 157
[18] Ibid., p. 161
[19] F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 243
[20] Ibid., p. 240
[21] G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris 2012Nouv. éd. rev. et corr, p. 128
[22] G. Deleuze – F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 466
[23] Ibid., p. 246
[24] Ibid., p. 46
[25] G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 56
[26] Ibid., p. 58
[27] G. Deleuze – F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 467
[28] G. Deleuze – F. Guattari, Mille plateaux, Éditions de minuit, Paris 1980, p. 13
[29] Ibid., p. 15
[30] F. Guattari, Psychanalyse et transversalité: essais d ̓analyse institutionnelle, Découverte, Paris 2003Nachdr., p. 240
[31] S. Kristensen, La machine sensible, op. cit., p. 67
[32] Ibid.
[33] F. Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 77
[34] G. Deleuze – F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 351
[35] Ibid., p. 28
[36] Ibid., p. 483
[37] F. Guattari, Ecrits pour l’anti-œdipe, Lignes & Manifeste, Paris, 2004, p. 236
[38] G. Deleuze – F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 201
[39] Ibid., p. 173
[40] Ibid., p. 239
[41] Ibid., p. 243
[42] Ibid., p. 218
[43] Ibid., p. 480
[44] S. Kristensen, La machine sensible, op. cit., p. 9
[45] Ibid.
[46] G. Deleuze – F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 202
[47] A. Sauvagnargues, Machines, comment ça marche ?, op. cit., p. 36
[48] Cette communication a fait l’objet d’une intervention lors de la journée d’études Ontologies Politiques : la question ontologique comme stratégie et symptôme dans la pensée contemporaine le 13 février 2020 à la maison de la recherche de l’université Jean Jaurès 2 de Toulouse. Le texte a été complété avec les suggestions et questions que celui-ci a soulevé.
[49] J.-M. Vaysse – Université de Toulouse-Le Mirail (éd.), Technique, monde, individuation : Heidegger, Simondon, Deleuze, Olms, New York 2006, p. 98