Entretiens/Philosophie

Entretien avec Jonathan Daudey : « Avec Nietzsche, nous pensons et nous rions en même temps »

Jonathan Daudey

Jonathan Daudey est professeur de philosophie en lycée et directeur de publication et créateur de la revue ne ligne Un Philosophe. Doctorant en philosophie (CRePhAC, Strasbourg) et chargé de cours à l’Université de Strasbourg ses travaux de recherches en cours sont à l’intersection entre philosophie politique et en sciences sociales (Castoriadis, Foucault) sur les rapports entre autonomie politique et mémoires. Membre associé au laboratoire de recherche interdisciplinaire MEMH (Middle-East Medical Humanities/ Université Saint-Joseph de Beyrouth). Consacrant ses premières recherches à Nietzsche, il en a tiré trois livres : Nietzsche et la question des temporalités. Lecture en trois temps (L’Harmattan, 2020), La pharmacie de Nietzsche. De la philosophie comme médecine (L’Harmattan, 2023) et plus récemment Cinq clés pour comprendre Nietzsche (Ellipses, 2025) – l’occasion dans cet entretien de revenir sur son parcours et ce dernier livre. Cet entretien que nous hébergeons ici a été réalisé en collaboration avec Phusis Revue et est visible sur le compte Instagram de la revue.


Pourquoi avoir choisi de travailler sur Nietzsche ?

« Nietzsche », Jonathan Daudey (Ellipses, Cinq clés pour comprendre, 2025)

Jonathan Daudey : Pour répondre à votre question, il faut que j’en passe par un petit retour biographique. J’ai découvert et commencé à lire Nietzsche, lorsque j’avais 16 ou 17 ans, avec Le crépuscule des idoles, et dont les aphorismes en ouverture de ce texte m’avaient semblé à la fois fascinants et intrigants. C’est donc tout naturellement qu’arrivé à la fac de philosophie de Strasbourg, le bac en poche, que je me suis plongé davantage dans cet auteur qui m’a suivi pendant presque 10 ans comme un fil rouge aussi bien dans mes révisions de partiels que dans mes recherches en Master. Je crois que comme beaucoup de lycéens qui sont touchés par l’enseignement de la philosophie que Nietzsche fait partie des auteurs qui nous affectent davantage, notamment par son style flamboyant et par son apparente facilité. Aussi pensons-nous à nos débuts que la philosophie a quelque chose d’austère alors qu’avec Nietzsche nous pensons et nous rions en même temps toutes les dix pages.

J’ai donc voulu lors de mes deux Master en philosophie travailler très précisément sur la pensée de Nietzsche, en tentant déjà à cette époque de prendre son œuvre par sa marge, par son bord, par ses extrémités, afin non pas de partir des grands concepts de sa pensée, mais de chercher à voir comment y parvenir et comment les faire fonctionner. Et puis progressivement, Nietzsche est devenu un auteur avec lequel j’ai pris mes distances en raison d’un mélange de lassitude, d’agacement et de volonté de tourner la page d’un auteur dont il est facile et dangereux de devenir son disciple absolu. Après avoir envisagé fortement de réaliser ma thèse de doctorat sur lui, j’ai pris mes distances et c’est cette distance qui, après quelques années, m’a donné envie de faire d’abord deux monographies sur deux thématiques qui me semblent abandonnées, et pourtant centrales, par les commentateurs de Nietzsche.  Puis, à la demande d’Ellipses est apparu ce projet de réaliser cet ouvrage à la fois pédagogique et exigeant afin de laisser à la future lectrice ou au futur lecteur, lycéen.ne ou étudiant.e, des outils pour lire Nietzsche avec la bonne distance. Nietzsche est donc pour moi un ancien objet de travail auxquel je reviens parfois comme à un souvenir d’amour de jeunesse et dont le divorce actuel dans mes recherches a fait que nous sommes malgré tout devenus des amis.

En quoi Nietzsche est-il un auteur actuel ?

Nietzsche est un auteur actuel autant que Platon, Aristote, Kant ou Hegel peuvent l’être. Cela veut dire qu’à mon sens, un philosophe ne reste actuel que de deux manières. Tout d’abord, c’est uniquement sur les questions morales ou touchant à l’existence humaine qu’un philosophe peut garder son actualité : en matière d’épistémologie, d’esthétique et de politique, les pensées des philosophes sont toujours frappées d’une date de péremption, étant donné qu’ils pensaient et écrivaient à un moment donné dans le monde social-historique. On ne peut finalement penser de manière « actuelle » la science, la politique ou l’art avec la pensée héritée seulement par analogie, par comparaison située ou encore forçage de pensée. C’est pourquoi la philosophie est une tâche illimitée car elle nous invite à devoir sans cesse reprendre critiquer refaire ce qui a été proposé à tel ou tel moment de l’histoire de la philosophie. Mais Nietzsche est aussi un auteur actuel car – et c’est un paradoxe – il est un auteur qui a toujours cherché à être inactuel. Cela signifie qu’il a toujours cherché à sortir de l’obsession pour les faits, pour l’actualité, pour les évènements dans leurs stricts commentaires puisqu’il cherchait, sans doute avec beaucoup de naïveté, à abstraire du monde humain ce qu’il pourrait avoir d’éternel, des perspectives qui traversent les époques, les croyances et les opinions. En somme, Nietzsche est actuel par analogie aux temps présents, mais aussi parce qu’il y a une dimension quasi prophétique dans ses écrits sans cesse à suivre ses intuitions sur l’avenir de l’humanité. De ce fait, Nietzsche est actuel au sens où même où il nous permet de comprendre ce qui dépasse le caractère proprement contemporain de notre époque.

Sculpture de Friedrich Nietzsche

Pourquoi avoir choisi comme titre du troisième chapitre « Nietzsche face aux philosophes » : peut-on dire que Nietzsche est un philosophe ?

Il y a deux réponses à faire à cette question. Il y a une réponse éditoriale car c’est Ellipses qui souhaitait enrichir ce type d’ouvrage par une mise en confrontation du philosophe étudié avec les auteurs qui l’ont précédé ou qui s’en sont réclamés. L’idée était donc de montrer comment une pensée se situe relativement à d’autres auteurs, que ce soit dans un positionnement explicite de l’auteur ou par une approche comparative après coup. Il y a bien sûr une réponse philosophique à faire à cette question, et c’est celle qui doit nous intéresser ici : intituler cette partie « Nietzsche face aux philosophes » permet de rappeler que l’œuvre de Nietzsche est un immense terrain de lutte pour ne pas dire un ring de boxe où tous les coups sont permis pour critiquer la métaphysique occidentale depuis Platon et Socrate. Cela a toujours constitué un pan important dans une partie de son œuvre, donnant lieu à une critique virulente et parfois très injuste, comme contre Kant ou Rousseau, des « métaphysiciens » en cherchant à les réfuter, à les tourner en dérision ou à déconstruire les philosophes et leurs préjugés. C’est sans doute la grande trouvaille de Nietzsche que celle de considérer que la philosophe n’échappe pas aux croyances, aux préjugés, aux dogmes, mais fait pire car elle les ignore au point de les considérer comme des vérités objectives absolues et universelles. J’ai pensé qu’il était à cet égard important de mettre en avant, non pas tant une lecture de commentateur qui compare la pensée de Nietzsche à celle de Platon, Spinoza ou Rousseau, mais de mettre en avant les remontrances et les jugements qu’il adresse lui-même à ces auteurs sur le contenu de leurs pensées, leurs erreurs et leurs errements. Cela permet en négatif de montrer que Nietzsche est bien à philosophe au sens fort du terme dans la mesure où lui-même s’inscrit dans une continuité critique depuis Socrate, et parce qu’il reprend aussi à son compte les grands problèmes, que la métaphysique occidentale a soulevé ou construit jusqu’à lui, quitte à en montrer l’absurdité ou la caducité. On sait depuis Épicure que les rapports entre philosophie et philologie sont très minces et parviennent parfois à une certaine forme de réciprocité à laquelle Nietzsche n’échappe pas et dans laquelle il a construit l’entièreté de son œuvre depuis ses premiers textes de jeunesse et ses cours à Bâle.

L’appropriation de l’œuvre de Nietzsche par le nazisme est-elle une appropriation légitime ?

Il serait inconsidéré de répondre positivement à cette question bien que certains auteurs l’ait fait de manière très circonstanciée comme Lukács qui voit en Nietzsche l’un des préparateurs de l’idéologie fascistes ou comme chez Domenico Losurdo qui fait tourner toute sa lecture de Nietzsche autour d’une légitimation intellectuelle du projet national-socialiste. Cela n’a jamais été ma thèse de considérer que Nietzsche défendait une pensée nazie ou fasciste, mais cela n’a jamais été ma thèse non plus de voir en Nietzsche un auteur qui serait strictement un penseur de l’émancipation étant possiblement un camarade de la gauche. Je crois que l’on peut de manière analogue considérer que, même si Nietzsche dans sa complexité et dans son évolution intellectuelle a eu de grands moments anti nationaliste, anti patriote, défenseur de l’émancipation de l’individu, qu’il est ponctuellement un penseur de la sortie de l’aliénation par le travail et la religion, il correspondrait surtout politiquement à ce que Grégoire Chamayou appelle le libéralisme autoritaire, à propos de Carl Schmitt. Cela signifie notamment que Nietzsche, à travers sa défense de l’aristocratie, de l’esclave, son rejet du socialisme et sa haine du féminisme, adhère, qu’il le veuille ou non aux valeurs bourgeoises, valeurs qu’il a beau critiquer ou remettre en cause, mais qu’il n’identifie pas comme telles et qu’il prend implicitement à son compte. C’est bien sûr trop peu de choses pour justifier l’appropriation nazie de son œuvre, mais cela permet de montrer que l’on peut rendre compatible certains plans de sa pensée politique avec une approche libérale et autoritaire, bourgeoise et aristocratique. Ce qui m’interroge davantage aujourd’hui c’est sa récupération par toute une frange de l’extrême droite française, chez les politiciens comme les influenceurs propagandistes qui jouent au philosophe, allant même jusqu’à écrire des pseudo livres de pseudo philosophie sur Nietzsche pour, en réalité, ne pas faire quelque chose qui aurait un semblant d’une démarche honnête intellectuellement, mais dans le but de légitimer une idéologie néofasciste, toujours plus présente sur le sol européen et dans le monde occidental. Le grand problème qui se pose avec les récupérations actuelles, notamment en France, vient du fait que ces contenus en ligne se présentent dans un emballage sérieux, qui peut facilement tromper le passionné peu renseigné ou l’autodidacte qui se décide à s’informer avant de lire Nietzsche dans le texte.

 

Elisabeth Förster-Nietzsche saluant Hitler devant les Archives Nietzsche à Weimar en 1934 (Deutsches Kunstarchiv)

Pour commencer, selon vous, que faut-il lire de Nietzsche et pourquoi ?

Comme je le disais en début d’entretien, j’ai commencé par lire Nietzsche à travers Le crépuscule des idoles qui est un ouvrage riche puissant, tout de suite séduisant par les maximes et les aphorismes qui ouvrent le texte. Toutefois, il est complexe car il demande une bonne connaissance de la philosophie et de l’histoire de la philosophie et donc peut sembler par endroit très obscur et finir par être décourageant. C’est pourquoi j’aurais tendance à conseiller deux ouvrages pour deux raisons différentes : le premier, c’est le Gai Savoir qui est, à mon sens le plus grand, le plus beau livre que Nietzsche ait écrit, pour ne pas dire le plus beau livre de l’histoire de la philosophie avec Le Banquet de Platon et les Méditations métaphysique de Descartes. C’est un texte où l’on parcourt toute la pensée de Nietzsche, ses grandes thématiques, son style et où l’on rencontre aussi son écriture poétique et dans lequel on peut se promener presque au fil des paragraphes en suivant le développement de sa pensée, telle une enquête qui ne révèle pas sa méthode. Néanmoins, souvent quand on me demande par quel livre de Nietzsche, j’aime beaucoup recommander Aurore qui est un ouvrage d’une densité incroyable, d’une grande profondeur intellectuelle et philosophique, et qui a l’avantage, étant donné sa courtesse, d’être un livre sur lequel on peut plus facilement revenir, afin de s’imprégner au maximum de la pensée de Nietzsche. L’erreur, et beaucoup de spécialistes de Nietzsche diraient la même chose que moi, c’est de commencer par Ainsi parlait Zarathoustra, car c’est à la fois un livre qui peut effectivement se lire comme roman métaphorique, mais qui finalement reste extrêmement obscur, qui est parfois même extrêmement lourd du point de vue du style, et qui, en ce sens, ne permet pas à mon sens d’accéder le plus aisément au contenu de la pensée de Nietzsche, même si toutefois c’est dans ce texte que l’on retrouve les grands motifs de l’éternel retour, du surhomme, du dernier homme ou d’une nihilisme. Je fais souvent travailler en première et terminale à mes classes un texte de jeunesse de Nietzsche Vérité et mensonge au sens extra-moral qui est très efficace et dont l’incipit ainsi que ses réflexions sur le langage sont absolument sublimes.

Enfin, peut-on dire que Nietzsche est un philosophe antireligieux ?

On peut aisément dire que Nietzsche est un philosophe antireligieux, mais non pas par principe, par athéisme dogmatique et non justifié, mais plutôt par sa volonté d’insister sur l’immanence et de contrer les fausses transcendances. En soit, Nietzsche est un philosophe antireligieux, non pas par goût de la polémique ou de la provocation, mais davantage à travers les grandes thématiques et les grands problèmes auxquels il se confronte, à savoir le corps, la volonté de puissance, la conscience, la justice ou encore sa critique de la vérité au sens transcendantal de la notion. Ce n’est pas sa critique de la religion qui le mène à réévaluer les questions du corps, de la volonté, de l’esprit, du savoir, mais c’est sa pensée du corps, sa critique de la conscience, son importance donnée à l’immanence, qui l’amène logiquement, par le même geste, à déconstruire le religieux et à montrer sa vacuité, son venin et surtout son pouvoir sur l’histoire des humains et leur conscience. Il est vrai que l’on réduit souvent la pensée de Nietzsche à sa critique féroce de la religion de l’Antéchrist, mais il est vrai qu’il y a une approche peut-être plus subtile et plus complexe dans l’ensemble de son œuvre, s’apparentant davantage à une lecture de type généalogique ou déconstructrice, contrairement à un pur rejet antireligieux comme le ferait un Voltaire, que Nietzsche admire, ou au XIXe siècle avec quelqu’un comme Jean-Marie Guyau. En somme les attaques violentes de  Nietzsche contre la religion l’amène à reconnaître le pouvoir symbolique de la croyance religieuse du fait religieux, mais aussi à tenter de déconstruire à coups de marteau les représentations religieuses comme le fera Freud en 1927 avec L’Avenir d’une illusion, et revitaliser certaines valeurs que l’on attribue couramment à la religion, comme par exemple le pardon, afin de leur redonner une force réelle d’action dont les humains ne sont pas faussement les produits, mais les véritables acteurs, maîtres de leurs représentations, de leurs croyances et de leurs actions.

Entretien préparé et propos recueillis par Bastien Fauvel,
en partenariat avec la revue Phusis qu’il dirige

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