La pensée de Saint-Simon s’ancre dans la période suivant la Révolution française. C’est une philosophie politique qui a conscience du bouleversement qu’entraine la Révolution et qui cherche à trouver les moyens de la résoudre. La période précédant et suivant la Révolution est en effet une période de grands changements dans tous les domaines, que ce soit dans la politique, le social, la spiritualité, la science ou l’art. Chose assez rare dans le cadre d’une philosophie politique, une place non négligeable est accordée à l’art au sein du gouvernement. Par cette mise en place de l’art au sein du gouvernement, il est possible d’apprendre quelle vision Saint-Simon en avait et en quoi l’art peut avoir une portée politique. Pour Saint-Simon, il est indéniable que l’art se pense avant tout comme social en ceci qu’il permet une éducation de la population.
La place de l’art dans le gouvernement de Saint-Simon
Dans L’Organisateur, Saint-Simon expose une réforme du gouvernement français fondée sur le modèle anglo-saxon. Cette réforme répond à la volonté de Saint-Simon de sortir de la période de transition qui suit la Révolution. Selon lui, après la Révolution, il aurait fallut « adopter la constitution anglaise comme Constitution transitoire »[1], cette constitution serait seulement transitoire et demanderait à être améliorée car « la constitution anglaise est entachée d’un vice radical » et « ce vice est la mauvaise composition de la chambre des communes. »[2] Dans sa réorganisation de la constitution anglaise, Saint-Simon garde le principe d’une chambre des communes « investie du pouvoir politique suprême, puisque c’est elle qui vote l’impôt »[3] mais la réorganise en trois chambres distinctes : d’invention, d’examen et d’exécution.
Ces trois chambres constituent l’ensemble de la chambre des communes et sont entièrement inter-dépendantes puisque leurs « travaux n’auront le caractère officiel que dans le cas où elles auront délibéré en commun. »[4] La chambre d’invention est chargée de s’occuper des travaux publics d’aménagement et des fêtes publiques, celle d’examen s’occupe des fêtes nationales et de l’enseignement. Enfin, la chambre d’exécution est celle qui fixera l’impôt en fonction des projets adoptés et qui devra le percevoir. Il apparaît immédiatement qu’une grande place est accordée aux fêtes publiques et nationales, c’est par ces fêtes ainsi que par l’aménagement du territoire de la chambre des inventions que Saint-Simon fait entrer l’art dans le domaine politique et social. En effet, la chambre d’invention se constitue d’un grand nombre d’artistes, sa composition exacte est la suivante : deux cent ingénieurs civils, cinquante poètes et écrivains, vingt-cinq peintres, quinze sculpteurs ou architectes et dix musiciens. Se constituant donc d’un tiers d’artistes pour deux tiers d’ingénieurs il est aisé de deviner son fonctionnement. Afin de mener à bien des projets aussi conséquents que des réaménagements de territoire, Saint-Simon fait collaborer les arts et la science. La science sera alors garante de la réalisation des idées artistiques en décidant de leur possibilité de réalisation ou non. Cette réunion de la science et des arts se fonde sur l’idée qu’a Saint-Simon d’une société où le gouvernement cherche à améliorer les conditions du plus grand nombre en priorité, le plus grand nombre étant souvent représenté par les classes les moins aisées. C’est par cette volonté de toucher le groupe social le plus important que Saint-Simon inclut l’art dans son gouvernement, mais du même fait il ne considère qu’un art particulier. L’art produit et financé par le gouvernement est avant tout publique. C’est-à-dire qu’il consiste surtout en de l’aménagement du territoire et de l’architecture qui sont les deux domaines où l’art produit touchera le plus de personnes.
La nécessité de faire appel à des artistes vient du fait que Saint-Simon veut des projets à la fois utiles et esthétiques. Dans la mesure où la chambre d’invention est composée à la fois d’artistes et d’ingénieurs elle ne peut se contenter de simplement proposer les projets les plus rentables, elle doit rendre les projets qui allient le mieux esthétisme et practicité au risque qu’ils soient plus couteux. Il y a deux raisons pour lesquelles Saint-Simon estime que les travaux publiques ne peuvent être seulement utiles. La première étant que la mise en place de travaux d’envergure, s’ils sont fait correctement, peuvent « accroître les richesses de la France. »[5] Lorsque des aménagements ou des bâtiments publiques se réalisent, il est plus judicieux de les rendre autant esthétiques que pratiques car la création d’œuvres publiques enrichit le patrimoine culturel d’un pays. Cet enrichissement est double puisqu’étant produit par une association de la science et de l’art il permet de montrer l’avancée scientifique du pays de la manière la plus accessible possible. La science et l’art participent chacun l’un à l’autre dans la mesure où la science rend possible le projet imaginé par l’art et l’art rend esthétique, donc plus abordable, les découvertes scientifiques. L’exemple le plus flagrant est l’intérêt que porte Saint-Simon aux canaux qui, alors qu’ils ne sont au départ que des dispositifs usuels, parviennent à devenir esthétiques et monumentaux et par là même se font l’illustration de l’avancée technique qui a permis de les réaliser. Dans l’état industriel prédit par Saint-Simon, comme successeur de l’état militaire, la concurrence entre les pays ne se fait plus par la guerre mais justement par cette richesse de production industrielle et culturelle. La grandeur d’un pays ne se reconnait plus à la taille de son armée mais à sa productivité et son patrimoine. C’est ce qu’il affirme plus loin lorsqu’il écrit « la capacité industrielle, ou des arts-et-métier, est ce qui doit se substituer au pouvoir féodal ou militaire. »[6] De plus, la construction de monuments est une façon de redistribuer les impôts de la manière la plus juste qui soit puisqu’elle profite à tout le pays, ainsi qu’à ses habitants. Car la deuxième raison de cette importance de l’esthétisme est la volonté « d’améliorer le sort de ses habitants sous tous les rapports d’utilité et d’agrément. »[7] Ce que recherche la chambre des inventions c’est la création de projets qui améliorent l’ensemble des conditions de vie des habitants, en leur facilitant la vie tout en rendant leur environnement plus agréable visuellement. Cet aspect visuel est important car sa capacité à « améliorer le sort de ses habitants » est bien réelle et concrète.
Les avantages d’un art social
En plus de s’inspirer de la constitution anglaise, Saint-Simon prend également exemple sur l’esthétique anglais, selon lui, « la totalité du sol français doit devenir un superbe parc à l’anglaise. »[8] Après avoir décrit le fonctionnement de la chambre d’invention, il s’attache à expliciter le caractère éducatif de l’art, l’impact qu’il peut avoir sur la société. La volonté d’exposition du patrimoine par ces jardins se voit dans le fait que « chacun de ces jardins contiendra un musée des produits naturels ainsi que des produits industriels des contrés environnantes. »[9] Cette création de musées montre que la volonté de projet restructurant l’espace pour le rendre plus esthétique n’est pas anodin, il est un moyen de produire de nouvelles richesses pour le pays tout en exposant celles déjà existantes. La création de jardins est un embellissement de l’espace qui améliore le terrain sur lequel il prend place. Ce à quoi s’ajoute les musées, véritable vitrines de présentation des richesses, du travail et des avancées propres à chaque région.
Cette mise en avant de la richesse des productions du pays se retrouve aussi dans l’organisation des différentes fêtes. Les fêtes prévues par Saint-Simon sont au nombre de deux, les fêtes d’espérance et de souvenir. « Dans les fêtes d’espérance, les orateurs exposeront au peuple les projets de travaux qui auront été arrêté par le Parlement et ils stimuleront les citoyens à travailler avec ardeur en leur faisant sentir combien leur sort se trouvera amélioré quand ils auront exécuté ces projets. »[10] Les fêtes de souvenirs reprennent le même discours sur l’amélioration des conditions de vie : « Dans les fêtes consacrées aux souvenirs, les orateurs s’attacheront à faire connaître au peuple combien sa position est préférable à celle dans laquelle ses ancêtres se sont trouvés. »[11] La fonction des fêtes est donc clairement définie. Elles servent avant tout à communiquer autour des projets réalisées par la chambre d’invention. Par ces fêtes publiques, tout le monde peut prendre connaissance/conscience, de la façon dont le gouvernement agit pour améliorer les conditions de vie. Si, comme nous le verrons plus tard, l’art n’est pas envisagé comme de la propagande pour Saint-Simon, il n’en est pas forcément de même pour les fêtes. Que ce soit les fêtes d’espérance qui promettent un avenir meilleur ou les fêtes de souvenirs qui magnifient le présent, il semble que leur intérêt premier est de fédérer. Dans le cadre des fêtes, les projets sont seulement mis en avant dans la mesure où ils auront un impact bénéfique mais ne le sont pas en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ici, l’art ne fait que servir un message auquel il est soumis. La différence entre les fêtes communiquant autour de l’art créé par le gouvernement et ce-dit art, est que les fêtes dictent quelque chose à l’inverse de l’art.
Pour revenir aux musées – qui sont une manière plus artistique de montrer les progrès du pays – en montrant autant des produits industriels que naturels, Saint-Simon veut mettre sur un pied d’égalité la science et l’artisanat. Afin que toute hiérarchie soit supprimée et que toutes les activités, aussi différentes qu’elles soient, puissent interagir entre elles et collaborer. La volonté de Saint-Simon d’anéantir toute hiérarchie provient de son idée de confraternité, devise la plus centrale de toute sa pensée politique. Le système politique de Saint-Simon en son ensemble dépend de cette idée et fait en sorte de la rendre inévitable. Tout est mis en place, que ce soit par l’éducation ou simplement par le fonctionnement de son système, pour que chaque homme sente en lui ce sentiment de confraternité et participe, autant qu’il peut, au bien être de tous. C’est la confraternité qui fera tenir ensemble toutes les catégories sociales qui participeront les unes aux autres. Cette confraternité doit avant tout se sentir dans les actions du gouvernement, c’est pourquoi Saint-Simon veut organiser des fêtes publiques et rendre l’art accessible au plus grand nombre. En faisant cela, il fait du gouvernement une sorte de tuteur pour la population car l’art a ce pouvoir considérable d’élever l’âme de celui qui le ressent. C’est pour cela que le gouvernement doit mettre en place un art à la portée de tous, qui plus est un art qui pourra servir à sa grandeur. Saint-Simon ne laisse aucun doute quant à la capacité d’éducation de l’art, il constate en effet que « le luxe est concentré dans les palais des rois » or :
Cette concentration est très nuisibles aux intérêts généraux de la société parce qu’elle tend à établir deux degrés de civilisation distincte […] celle des personnes dont l’intelligence est développée par la vue habituelle des productions des beaux-arts et celle des hommes dont les facultés d’imagination ne reçoivent aucun développement.[12]
Dans un premier temps, l’art est évidemment considéré comme un luxe et de ce fait il est un facteur de discrimination. Saint-Simon cherche à faire un art social de façon à le rendre accessible, l’égalité entre les classes passe par une égalité d’accès aux infrastructures et à la culture. En effet, dans un second temps, Saint-Simon expose pourquoi il est important de rendre l’art accessible. Le pouvoir de l’art était déjà exposé chez Platon qui estime que l’art doit être normé par l’Etat au vue de sa puissance. Il dit par exemple de la musique que « le rythme et l’harmonie, plus que tout, pénètrent au fond de l’âme ».[13] C’est pourquoi il est indispensable d’introduire l’art dans l’éducation car il permet une formation efficace de l’enfant en y instaurant des principes moraux fondamentaux. Il est notamment dit de l’enfant éduqué par la musique « tandis que pour les choses déshonorantes, on a raison de les blâmer dès l’enfance, avant même que de pouvoir entendre raison. »[14] Il est donc nécessaire d’avoir recours à l’art pour une partie de l’éducation des gens car la façon dont l’art éduque est différente de l’éducation traditionnelle. L’art est, selon Platon, un moyen d’atteindre directement l’âme, et non la raison. Il est une formation à la morale, ce qui expliquerait pourquoi Saint-Simon tient à le rendre accessible à tous, par l’art il peut parvenir à éduquer moralement la population selon sa devise de confraternité. En plus d’éduquer moralement comme l’explique Platon, Saint-Simon estime que l’art permet une élévation de l’homme en ceci qu’il développe l’imagination. L’art est donc une manière qu’à l’homme d’atteindre son idéal. Car par le développement de son imagination, il est possible au spectateur d’étendre ses capacités et donc ses limites. Saint-Simon prend surtout en considération ce développement de l’imagination car l’imagination est un facteur extrêmement important pour la productivité, bien qu’elle le soit indirectement. En effet, l’imagination va de pair avec la créativité qui permet, dans le cadre du travail et de la production, d’outrepasser certains problèmes techniques. Le développement de l’imagination par l’art augmente la créativité et par ce fait la propension à l’innovation technique et la productivité. Par la mise en place de l’art au sein des classes populaires, Saint-Simon vise une amélioration de leurs conditions de vie par l’éducation de l’art et indirectement une plus grande productivité qui sera profitable à l’Etat, au pays dans son ensemble.
Le rejet de la propagande
L’objection qu’il serait possible d’adresser à Saint-Simon est celle de faire un usage propagandiste de l’art au vue de la façon dont il est instrumentalisé. Pourtant, Saint-Simon réfute cette possibilité, il ne veut justement pas tomber dans la propagande car ce serait perdre tout le pouvoir inhérent à l’art. Il affirme que « quand les sciences et les arts sont uniquement considérés comme des instruments, ils ne sauraient jamais s’élever au-dessus d’un certain degré très peu élevé. »[15] Dans la mesure où l’art instrumentalisé ne s’élève pas au niveau qu’il devrait normalement atteindre, cela signifie qu’il perd toute sa puissance justement recherchée par Saint-Simon. Pour que l’art puisse élevé l’âme de celui qui l’observe il faut nécessairement qu’il soit lui-même élevé à son plus haut degré. Faire un art de la propagande afin de diffuser les idées de l’Etat irait complètement à l’encontre de la doctrine saint-simonienne puisqu’elle part de la volonté de suppression de la hiérarchie. Dès lors, il n’est pas question de faire un art amoindri à destination d’une certaine classe sociale tandis que les autres auraient accès à un art supérieur, véritable. Un art de la propagande n’a d’autre effet que d’asservir celui à qui il s’adresse car il est exclusivement signifiant et non symbolique c’est-à-dire que sa raison d’être n’existe que dans le message qu’il cherche à faire passer, il n’existe pas en lui-même ; c’est pour cela qu’il est nécessairement d’un moindre niveau de légitimité artistique. Si Saint-Simon veut encourager le développement de l’imagination, il ne peut faire un art de la propagande qui supprime toute possibilité d’interprétation autre que celle qui doit être comprise. Pour que puisse prendre place le projet d’éducation de la société dont parle Saint-Simon, il est nécessaire que l’art présenté publiquement soit un art authentique, sans quoi il n’atteindra pas son but de valorisation des classes populaires. L’introduction de l’art dans les milieux non luxueux a pour objectif de permettre à chacun de s’y intéresser, d’offrir une chance à tous de vivre une expérience esthétique dont il sortira grandit.
L’art prend une place relativement importante dans le gouvernement imaginé par Saint-Simon. Ses chambres se composent d’artistes qui collaborent avec des scientifiques car l’ambition qu’a Saint-Simon est d’offrir au peuple un art publique par la réalisation d’aménagements du territoire et d’œuvres architecturales. Les artistes seront ceux qui donneront une qualité esthétique aux aménagements et bâtiments construits tandis que les scientifiques veilleront à leur réalisation. C’est une collaboration des arts et des sciences qui profite aux deux disciplines dans la mesure où la science rend possible les projets artistiques et où l’artiste rend la présentation des avancées techniques plus accessible. La volonté première de Saint-Simon est de sortir l’art de son cadre luxueux habituel où il ne touche qu’un très faible nombre de personnes. En mettant en place un art publique, Saint-Simon utilise l’art de façon à le rendre bénéfique à/pour tout le monde : aux artistes et aux scientifiques auxquels on donne la possibilité de le réaliser, aux classes populaires qui n’y ont normalement pas accès ainsi qu’au pays en lui-même par l’agrandissement de sa richesse culturelle, de son patrimoine. C’est pour toutes ces raisons que Saint-Simon intègre autant l’art, en tant que social, dans son programme politique.
© Grégoire von Muckensturm
Bibliographie :
Platon La République, GF, Paris, 2002.
Saint-Simon Henri Œuvres complètes III, PUF, Paris, 2012.
[1] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, p2134
[2] Ibid.
[3] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, p2136
[4] Ibid.
[5] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, p2137
[6] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, p2152
[7] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, p2137
[8] Ibid.
[9] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, (note) p2137
[10] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, pp 2137-2138
[11] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, pp 2138
[12] Ibid.
[13] Platon La République 401d
[14] Platon La République 402a
[15] Henri Saint-Simon Oeuvres complètes III, p2170
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