De quoi l’injonction « il faut défendre la langue française ! » est-elle le nom ? Cette défense part pourtant d’une très belle intention : sauvegarder la langue, conserver un patrimoine culturel. Les réactions soutenant cette défense sont nombreuses dans la mesure où ces modifications touchent à quelque chose du quotidien : la langue. Impressionnant, certaines décisions politiques ne mobilisent pas autant de personnes, autant de révoltés de la langue et de rebelles des dictionnaires. C’est ce que remarque, quelque peu naïvement, Auguste Comte, en écrivant la chose suivante : « Envers des richesses qui comportent une possession simultanée sans subir aucune altération, le langage institue naturellement une pleine communauté où tous, en puisant librement au trésor universel, concourent spontanément à sa conservation. [1] ». Naïvement, car Bourdieu comprend pertinemment que « Comte offre une expression exemplaire de l’illusion du communisme linguistique qui hante toute la théorie linguistique[2] ». Car, nous le verrons, le trésor n’est certainement pas un cadeau fait indifféremment à tous les membres de la communauté.
Cette injonction ne dit pas tout ce qu’elle a à dire. Elle ne dévoile que la partie immergée de l’iceberg, une sorte de mensonge en filigrane. Or, comme toute dissimulation dans le langage, elle disparaît par sa sur-apparence. Tellement visible qu’elle en devient in-visible. C’est pourquoi tenter de montrer ce qui se cacherait derrière un tel combat n’a aucun sens ; mais il faut faire apparaître ce qui transpire sur la façade des amateurs de circonflexe comme une évidence. Les structures du langage ne sont certes par perceptibles d’un coup d’oeil : l’immédiateté de ces réalités du langage est à re-trouver. Il n’est pas tant question de réprouver une défense de la langue française : il s’agit de décortiquer le masque de l’indignation que revêtent ceux qui sont circonflexes.
Voici les faits. Nous sommes au début du mois de février 2016. 26 ans auparavant, en 1990, l’Académie Française, comme régulièrement, prend la décision de proposer des réformes de la langue française, dans ses règles de grammaire, d’orthographe et/ou de conjugaison. Les Immortels décident de s’en prendre à 2400 mots, soit 4% du vocabulaire total qui habitent la langue française. (Notons qu’il est toujours de bon ton de citer des chiffres lorsqu’il s’agit d’évoquer les Lettres…). Cette mesure s’appliquant en cette année de 2016, réveille des endormis du langage, c’est-à-dire une indignation sublime. Les messages ont fusé, les slogans sont diffusés et la réforme est refusée. Mais qui refuse ces modifications ? Car ce sont des modifications, en rien des interdictions : simplement des orthographes nouvelles qui sont acceptées. L’acceptation de ces fonctions et jonctions ne tuent ni leur acception ni l’accès aux sons. De plus, comme le philosophe présocratique Anaxagore l’aurait dit, « rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau[3] ». La langue est un mouvement, plongée dans une sorte d’hétérogénéité pure, qui la condamne à ne jamais être figée et fixée. La langue baigne continûment dans les flots tourmentés des paroles et des proses. Le mot est un pendule qui oscille inlassablement entre le sens et le contresens.

Quelques Immortels dans l’assemblée de l’Académie Française
Hypocrisie ou hypocrisy ? L’« hypocrite », au sens grec du terme [ὑποκριτής] signifie l’acteur, le comédien : il est celui qui ment sur scène, qui prétend être ce qu’il n’est pas véritablement. Aujourd’hui, ces prétendus défenseurs de la langue française interprètent un rôle sans connaître le sens de la pièce de théâtre dans laquelle ils jouent. Pour eux, elle ne signifie rien c’est pourquoi il la singifie. L’indignation est sélective. Ironie du sort : l’accroissement des possibilités d’orthographes scandalisent à l’heure où les anglicismes et les mots issus de la langue anglaise envahissent la langue française la plus courante. Buzz, happening, live, playback, hashtag, impacter, budgetter, burn-out, surbooker, no life, geek, stress ou feeling [4]ne créent pas autant de vagues de poings levés et de petites révoltes vite oubliées. Ils sont circonflexes, mais comme les vieux de Maupassant soyons circonspects, et demandons des explications.

Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (PUF)
Quand la langue française s’anglicise c’est la pensée française qui devient anglo-saxonne. L’accueil d’un terme étranger dans une langue n’a d’intérêt qu’à la condition de venir combler un vide linguistique. Si le mot n’existe pas sous une autre forme dans la langue, alors la venue d’un mot étranger est une bienvenue. En revanche, que la langue française ne fasse parfois plus l’effort de créer des mots, de faire que des néologismes deviennent officiels, c’est à cet endroit que se tient le véritable point révoltant de l’évolution de la langue française.
Un des symptômes majeurs qui argumente en faveur de ce problème langagier est l’indignation des amoureux des circonflexes à propos du tiret de week-end. Ils s’attaquent à la disparition de ce qui sépare « week » de « end », non pas à l’usage du terme anglais de week-end pour parler de la fin de semaine. Au final, que le tiret disparaisse dans certains mots, cela n’a rien d’aggravant pour la disparition de la langue française : mais que le français soit remplacé peu à peu par l’anglais voilà la vraie injure faite à la langue. Que le français se modifie de l’intérieur est une chose tout à fait compréhensible et même plutôt saine. Qu’il se désagrège à mesure que l’anglais surpasse son simple statut universitaire de ligua franca, là est le problème que le français rencontre régulièrement. Comme l’écrit Georges Canguilhem « une anomalie, c’est étymologiquement une inégalité, une différence de niveau. L’anomalie c’est simplement la différence.[5] » ; ainsi, l’anomalie n’est pas une absence de norme, c’est une autre norme.
#JeSuisUnDominant. Ce qu’ils pleurent, ce n’est pas la langue française mais la disparition d’un outil de domination. La langue se présente comme un marqueur de domination, d’une partie de la société qui détient le langage légitime. La technique de langage n’intéresse réellement personne, dans la mesure où « à travers l’exercice d’un compétence technique qui peut être très imparfaite, s’exerce une compétence sociale, celle du locuteur légitime, autorisé à parler et à parler avec autorité[6] ». Bourdieu exprime l’idée suivante : celui qui ne détient pas la pleine maîtrise du langage légitime, c’est-à-dire celui qui n’a pas un habitus linguistique lui octroyant la capacité à communiquer dans ce langage, possède ipso facto un langage « rejeté à l’état de « jargon » et de « charabia » (comme disent les annotation marginales des maîtres)[7] ». Historiquement, il faut noter que
Le système d’enseignement, dont l’action gagne en étendue et en intensité tout au long du XIXe siècle, contribue sans doute directement à la dévaluation des modes d’expression populaires […] et à l’imposition de la reconnaissance de la langue légitime.[8]
Cette parenthèse historique montre clairement que les défenseurs de la langue légitime – celle qui s’habille des parures esthétiques de la domination – sont déterminés par une appartenance à une classe sociale bourgeoise. Porter le costume du défenseur du circonflexe ou du tiret revient à confisquer ce trésor qu’ils détiennent. D’une certaine manière, cette Révolution linguistique Française revient à couper la tête du « i » de maîtresse ou d’apparaître. En vérité, ce n’est pas un abaissement du niveau générale de la langue mais un véritable partage communautaire du trésor. Si la langue se diffuse universellement égalitairement dans les différentes classes sociales de la population, pourquoi ceux qui ne possèdent pas ou très peu la langue légitime n’aurait-il pas le droit d’avoir leur mot à dire ? Non, cela reste un débat bourgeois et académique : les dominants décident pour les dominés en voulant sauve-garder les bijoux de la Reine. « Nul n’est censé ignorer la loi linguistique[9] » scandent-ils. Preuve que ce Code Pénal de la linguistique « a son corps de juristes, les grammairiens, et ses agents d’imposition et de contrôle, les maîtres de l’enseignement, investis du pouvoir de soumettre universellement à l’examen et à la sanction juridique du titre scolaire la performance linguistique des sujets parlants.[10] ». La blessure narcissique qui est faite aux dominants est cette légitimation de ceux qui étaient relégués au camp des illégitimes, de ceux qui parlent pas bien la France – comme on dit avec la condescendance et l’humiliation de la parodie des petites gens. Le privilège de la domination symbolique par la langue paraît comme violé : l’illégitime devient légitime, lui aussi. Le constat est clair : pas d’abaissement de la langue française, seulement une mise à niveau.

Pierre Bourdieu
L’exemple de la dictée est une pièce à conviction majeure de cette domination pseudo-morale des défenseurs de la langue légitime. L’emploi du terme de « faute » (et de sa connotation morale) est symptomatique d’une pathologie qui consiste à faire croire qu’une erreur d’écriture orthographique est condamnable moralement. Nietzsche dira que « la notion de « faute » ne remonte pas jusqu’aux raisons dernières de l’existence, et le « châtiment » est conçu comme bienfait pédagogique, donc comme l’acte d’un Dieu bon.» (in, La volonté de puissance, t.I, §275, p. 123). C’est le discours (in)conscient qui consiste à dire : je suis dominant alors j’ai le droit de te condamner, toi, dominé, qui ne sait pas être à la hauteur des déterminations socio-culturelles de ma classe. Il faut abaisser moralement, c’est-à-dire exercer sur le vulgaire, l’illégitime, le dominé, l’ « illettré », une domination symbolique, pour lui dé-montrer qu’il n’est pas de ce monde, et que s’il l’avait bien voulu, il aurait pu « en être » – en apprenant la langue légitime. Ainsi, pour reprendre le vocabulaire bourdieusien, la vulgarité populaire est, désormais, par cette réforme de la langue, mélangée à la distinction bourgeoise. D’où la violence infligée aux dominants, génératrice de ses pseudo-mouvements d’indignation. Etre circonflexe revient à refuser de percevoir que « les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, déchiffrés ; ce sont aussi des signes de richesses destinés à être évalués, appréciés et des signes d’autorité, destinés à être crus et obéis[11] ». L’abolition des privilèges, ici linguistiques, a toujours frustré les dominants.
© Jonathan Daudey
Note :
(1) Comte, Auguste. Système de politique positive, T. II, Statique sociale, 5e éd., Paris, Siège de la société positiviste, 1929, p. 254. Souligné par Bourdieu, Pierre. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques. Ed. Fayard, 1982, p. 23
(2) Bourdieu, Pierre. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques. Ed. Fayard, 1982, p. 24
(3) Anaxagore de Clazomènes, Fragments, repris dans Voilquin, Jean. Les penseurs grecs avant Socrate, de Thalès de Milet à Prodicos, GF Flammarion, p. 147
(4) Sans compter les nombreuses émissions de télévision et produits alimentaires qui revêtent des titres anglais…
(5) Canguilhem, Georges. « Le normal et le pathologique », in La Connaissance de la vie, p. 205
(6) Bourdieu, Pierre. Op. cit., p. 20
(7) Ibid., p. 33
(8) Ibid.
(9) Ibid., p. 20
(10) Ibid.
(11) Ibid., p.60
La partie immergé de l’iceberg ? Est-ce la bonne orthographe ou fais-je ici preuve de mon appartenance à une classe privilégiée ?
Par ailleurd, le langage et la langue n’est elle pas aussi un moyen d’émancipation, une porte d’entrée vers la connaissance, la conceptualisation de son réel et par la même un arme de defense, servant à lutter contre cette domination par le savoir ?
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Merci, c’est corrigé ! Mais ne soyez pas si susceptible !
Je vous comprends parfaitement : néanmoins, je ne voulais pas sortir du champ du problème posé par cette levée de boucliers. Peut-être l’occasion d’un prochain article.
Merci de votre lecture attentive, c’est un plaisir d’avoir des lecteurs qui s’impliquent.
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Ne pensez-vous pas qu’il faille « franciser » les mots anglais, leur donner une orthographe à partir de la prononciation dominante, pour pouvoir enfin les accueillir dans notre langue comme il se doit ? Je veux dire, c’est ce que la langue française a toujours fait dans le passé, ce me semble. Rien n’empêche d’écrire « dileur » au lieu de « dealer ».
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Franciser ou remplacer serait une solution effectivement pour pallier à la paresse qui consiste à conserver le mot anglais, sans modification aucune. « Ordinateur », montre Frédéric Vitaux, a réussi à surpasser le mot anglais de « computer ». Je vous renvoie à son excellent entretien avec mes collègues de PHILITT qui devrait vous passionner: http://philitt.fr/2015/10/26/frederic-vitoux-lecrivain-doit-ecrire-contre-son-chat-contre-cette-propension-a-la-paresse-absolue-2/
Je vous remercie aussi pour votre lecture et vos remarques précises et très intéressantes!
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Que dire à ceux qui, lorsqu’on défend la langue française, nous traitent directement de réac? Triste époque.
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