
Edouard Louis

« En finir avec Eddy Bellegueule », Edouard Louis (Seuil, 2014)
Ça commence par des insultes qui se répètent avec insistance. Puis des coups. Les mains et les pieds. Un enfant s’oppose à un autre devant des camarades médusés et hystériques; les cris redoublent. L’affrontement aura lieu. C’est sûr. Il faut déjà en découdre. Le groupe maintient avec fermeté le cercle clos. Des surveillants alarmés séparent les deux belligérants. Punition sans appel. Des heures de retenue. L’affrontement a engendré des plaies : elles seront pansées par l’infirmière. Quelques semaines plus tard, d’autres recommenceront, et cetera [1].
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Tant qu’il existera des cours de récréation, des bagarres éclateront. Ce rituel primitif, chacun, instinctivement, en connaît les règles et les codes. Non seulement la violence est fascinante et se présente comme la transgression d’un interdit, mais encore : elle donne du plaisir. « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité »[2]. D’où l’affirmation freudienne, d’une inéluctable violence, que toute civilisation est condamnée à combattre ou refouler. La violence n’est pas la force. Elle relève d’une impulsivité qui n’est pas toujours maîtrisée. Les motivations d’une bagarre peuvent échapper à toute logique rationnelle : « C’est comme ça », dit-on souvent, « le chapitre est clos ! ». Mais peut-on réellement réduire la violence à un déterminisme, nous poussant, un peu facilement, à faire de cette dernière le propre de l’homme ? Nous ne le pensons pas. Néanmoins, il ne faudrait pas la réduire à une notion figée: il est plus facile de la dénoncer que de la définir. Sur un plan descriptif, nous soulignons son caractère protéiforme : menace, chantage, insulte… Elle est une attitude qui s’étend de la simple agression physique (la bagarre de cour de récréation) à la mise en œuvre de moyens méthodiques visant à la destruction de groupes humains (le cas des génocides). Est violente toute action portant atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’un individu ou d’une communauté. Ignorer, consentir, ou encore se délecter d’actes brutaux, c’est faire preuve de violence[3]. Eddy ne nous contredira pas : la violence, lourde de conséquence, celle qui laisse le plus de traces, ne relève pas d’une bagarre occasionnelle : elle se répète, dure… Sans engendrer nécessairement des stigmates sur le corps, elle affecte l’esprit. Le récit d’Édouard Louis En finir avec Eddy Bellegueule ne condamne pas la violence mais l’interroge comme phénomène. Comment et pourquoi un individu devient-il violent ? Société et famille façonnent le sujet en formation. Dans cette perspective : il tend – ou non! – à devenir agressif. Omniprésente comme thème, la violence se présente comme l’apanage des « vrais durs », « des gens du village »; néanmoins, elle n’en reste pas un fatalisme, mais la résultante de phénomènes sociaux qui déterminent, souterrainement, les rapports de force entre les différents personnages; c’est pourquoi, l’acte d’écrire contribue à faire violence aux déterminismes, tenter, en définitive, de s’en affranchir.
De façon plus percutante que des coups de poings, Eddy fait l’expérience de la violence dans son rapport au langage. Et cela dès les premières pages du récit « Le grand aux cheveux roux a craché Prends ça dans ta gueule […] Regarde il en a plein la gueule ce fils de pute » (p.13). De son enfance, le narrateur nous avertit qu’il ne garde aucun souvenir heureux. Comme dans un rituel sacré (« Chaque jour je revenais, comme un rendez-vous que nous aurions fixé »), Eddy subit la violence verbale de ses camarades. Il est une figure de bouc-émissaires[4]. Significativement, la première insulte du récit « Prends ça dans ta gueule » se retrouve vingt pages plus loin : « Le grand roux a craché Prends ça dans ta gueule » (p.37). Le même rituel chaque jour se répète. Les camarades d’Eddy emploient un lexique varié : « Pédale, pédé, tantouse, enculé, tarlouze, pédale douce, baltringue, tapette (tapette à mouches), fiotte, tafiole, tanche, folasse, grosse tante, tata ou l’homosexuel » (p.19) afin de l’affecter. En italique dans le texte, chacune des insultes rapportées soulignent l’expression d’une blessure intérieure mémorisée par le narrateur. Monnaie courante à l’école, la violence verbale se poursuit au village. Alors que les Bellegueule craignent la disparition de Rudy (le frère d’Eddy), le père de famille administre des propos pleins de haine à l’endroit de ses hypothétiques agresseurs : « Des mecs comme ça il faut leur arracher les couilles, leur faire bouffer et après les tuer, je comprends pas pourquoi qu’on a interdit la peine de mort, ça vraiment c’était du n’importe quoi de faire ça maintenant il y a de plus en plus de violeurs » (p.50). Comme nous l’apprenons quelques pages plus loin, Rudy n’a pas été enlevé. Sagement, il attendait ses parents devant la porte d’entrée.

« Malaise dans la civilisation », Sigmund Freud (PUF)
Sans surprise, les épisodes de violences physiques jalonnent le récit : « Les bagarres étaient monnaie courante, les filles comme les garçons se battaient – essentiellement les garçons, et pas seulement sous l’emprise de l’alcool (presque tous les jours dans la cour du collège ; les enfants se regroupaient autour de deux adversaires – parfois plus – et hurlaient à pleine voix le nom de celui qu’ils supportaient) » (p.105). Comme dans un combat de boxe, la bagarre de cour de récréation obéit à une scénographie spécifique, dans laquelle les spectateurs acclament leur favori avec réjouissance.. Les éclats de rire manifestés dans certaines bagarres en témoignent : « ils riaient quand mon visage se teintait de rouge à cause du manque d’oxygène », « Ils m’ont d’abord bousculé du bout des doigts, sans trop de brutalité, toujours en en riant, toujours le crachat sur le visage, puis de plus en plus fort, jusqu’à claquer ma tête contre le mur du couloir». Pour parler comme Freud, chacun porterait en soi « un plaisir/désir de meurtre »[5] : une tendance archaïque qui se nourrit de la souffrance d’autrui. Cette pulsion se manifeste lorsque le père d’Eddy tue de jeunes chatons : « je voyais mon père, lorsqu’un de nos chats mettait au monde des petits, glisser les chatons dans un sachet plastique de supermarché et claquer le sac contre une bordure de béton jusqu’à ce que le sac se remplisse de sang et les miaulements cessent. Je l’avais vu égorger des cochons dans le jardin, boire le sang encore chaud qu’il extrayait pour en faire du boudin (le sang sur ses lèvres, son menton son tee-shirt) C’est ça le meilleur, c’est le sang quand il vient juste de sortir de la bête qui crève. » Cette expérience n’est pas sans rappeler celle du narrateur de La Recherche qui surprend, ébahit, la domestique Françoise en train de tuer un poulet[6].
Parler de la violence, c’est toujours parler d’une expérience éprouvée par un sujet. La figure du père s’illustre comme dominante et déterminante[7] : « J’avais depuis toujours, aussi loin que remontent mes souvenirs, vu mon père ivre se battre à la sortie du café contre d’autres hommes ivres, leur casser le nez ou les dents ». Non seulement le père d’Eddy se bat pour se faire respecter, mais aussi, afin d’affirmer sa virilité : « Il avait préféré les soirées au bal dans les villages voisins et les bagarres qui les accompagnaient immanquablement […] Comme tous les hommes du village, mon père était violent. Comme toutes les femmes, ma mère se plaignait de la violence de son mari » (p.42). Une telle expression : « comme tous les hommes du village, mon père était violent » suppose un fatalisme, un « je ne sais quoi » d’irrévocable. Une manière de dire, en creux, que les hommes seraient violents ou immanquablement déterminés à l’être. Le narrateur insiste sur ce point : « Je ne sais si les garçons du couloir auraient qualifié leur comportement de violent. [..] Pour un homme la violence était quelque chose de naturel, d’évident. » (p.42). Est-ce à dire que la violence est héréditaire? Si l’hypothèse ne fonctionne pas dans le cas d’Eddy, elle se confirme chez son grand frère : « Vous savez votre fils quand il a bu il est violent, déclare sa copine, il me tape et c’est pas la première fois, mais là il a été trop loin. » (p.45). L’alcoolisme du grand frère d’Eddy prolonge celui de son père, comme celui de son grand-père avant lui. Néanmoins, nous renonçons à parler de gratuité ou d’héritage fatal au sujet de la violence.
Motivée par des facteurs extérieurs, la violence travaille en sourdine les différents personnages. Une scène du récit illustre cette idée : « [..]il[le père d’Eddy] se dirigeait vers un mur, un peu au hasard, il le frappait du poing avec force. Après vingt années passées dans cette maison, les murs étaient couverts de trous. Ma mère les cachait avec les dessins que mon petit frère et ma petite sœur lui rapportaient de l’école maternelle.» (p.43). Cette manière d’enfouir avec des dessins les impacts creusés dans la pierre, constitue une métaphore idéale pour parler de la violence. Bien qu’elle existe, on la dissimule, « la refoule », pour parler comme Freud. A l’intérieur du logis, le dialogue ne fonctionne plus. Faire comme si la violence n’existe pas – la cacher par des dessins – c’est conspirer à son existence. Comme nous l’avions déjà souligné dans l’introduction : il y a de la violence dans l’indifférence. C’est pourquoi, la mère d’Eddy – elle aussi! – concourt à entretenir un climat hostile au sein de la famille.
La souffrance est intériorisée chez les Bellegueule. A l’instar du grand-père d’Eddy qui : « accumulait la haine en silence » (p.22), il s’agit de comprendre la violence au miroir d’une fêlure inaugurale. A cet égard, en apprenant la mort de son père, Jacky (le père d’Eddy) tient des propos révélateur : « Ce sale fils de pute qui nous a abandonnés, qui a laissé ma mère sans rien, je lui pisse dessus.». Cette réaction poursuit notre propos : les non-dits du pères constituent peut-être le moteur principal de sa violence.

René Girard
A en croire René Girard, l’homme est violent parce qu’il imite[8]. Sans être l’apanage de déterminismes génétiques ou héréditaires (que l’on trouve chez Zola par exemple), la violence relève de phénomènes sociaux subtiles et invisibles. Les bagarres fonctionnent « [..] de la même manière que le reste du monde : les grands ne côtoyaient pas les petits » (p.15). Aussi, chaque affrontement revêt une dimension de lutte des classes. Dans le chapitre : « La bonne éducation », Eddy se bat contre Amélie : « Une dispute d’enfants. Ses parents avaient une situation plus confortable que les miens, pourtant pas vraiment des bourgeois : une mère employée à l’hôpital et un père technicien chez EDF. Amélie m’avait dit ce jour-là pour me blesser – elle savait qu’en disant cela elle y parviendrait – que mes parents étaient des fainéants. Je me rappelle cette dispute avec la précision des événements que l’on crée dans sa vie à partir de souvenirs qui auraient pu être insignifiants, banals. […] Je l’ai frappé. Je l’ai saisie par les cheveux et j’ai claqué sa tête contre le tôle du car du collège qui stationnait là, avec violence, comme le grand roux et le petit au dos voûté dans le couloir de la bibliothèque. Beaucoup d’enfants nous voyaient. Ils riaient et m’encourageait, Vas’y défonce-la, défonce lui la gueule. [..] Elle m’avait fait comprendre qu’elle appartenait à un monde plus estimable que le mien [..] » (p106). Soulignons dans ce passage le plaisir suscité par l’affrontement (« Ils riaient ») comme encore : « l’effet de groupe » qui en découle. La comparaison « Je l’ai frappé [..] comme le grand roux et le petit au dos voûté » révèle une imitation symbolique entre les élèves, un « pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force ». Convoqué au tribunal dans le chapitre « Sylvain (un témoignage) » : « il [Sylvain] n’était pas gêné, ne ressentait pas directement la violence qu’exerçait le procureur, cette violence de classe qui l’avait exclu du monde scolaire et, finalement, par une série de cause et d’effets, cette violence qui l’avait mené jusqu’au tribunal » (p.140). Cette violence instaurée par le procureur est symbolique[9]. Elle illustre un rapport de force significatif entre deux milieux sociaux différents. Aussi, la violence n’est pas transmise héréditairement de génération en génération. Eddy, comme le reste de sa famille, en fait l’expérience. Ou bien l’individu exposé à la violence devient violent (c’est le cas du frère du narrateur), ou bien, il l’intériorise (c’est le cas d’Eddy et de sa mère). Aussi, nous faisons l’hypothèse d’une violence plus générale qui ferait la synthèse de toutes les autres, celle que Bourdieu nomme symbolique. La vocation d’écriture du narrateur s’attache à mettre en lumière cette dernière forme.
Comme Thomas Bernhard martèle dans La Cave son ambition « d’aller dans le sens opposé » à ses habitudes[10], Eddy, à la lumière de ses orientations homosexuelles, tente d’inverser cette tendance. En faisant violence aux désirs de son corps, Laura, dont le texte prévient qu’elle : « avait une mauvaise réputation » (p167) constitue la première expérience hétérosexuelle du narrateur. Il souhaite devenir un « dur », « un garçon normal ». « Le rejet dont elle était l’objet me la rendait plus accessible. Je l’avais choisie pour parvenir à ma métamorphose ». Cette tentative, comme celle plus tardive avec Sabrina, échoue : « J’ai d’abord imaginé que je lui faisais l’amour, à elle Sabrina, sachant qu’une pareille image ne pouvait me faire bander ». Eddy ne peut se conformer aux normes imposées par son village.

Thomas Bernhard
L’acte d’écrire constitue peut-être une manière de faire violence à l’ensemble des déterminismes culturels. Il est question « [d’]en finir » avec « Eddy », « [d’]en finir » avec l’autre, « je devais tout rejeter de ce monde [..] il fallait fuir » (p165). Non seulement Eddy se détourne de son héritage culturel (il décide de faire des études), mais encore, il refuse d’être le complice du silence (« Je me faisais le meilleur allié du silence, et, d’une certaine manière, le complice de cette violence (et je ne peux m’empêcher de m’interroger, des années après, sur le sens du mot complicité, sur les frontières qui séparent la complicité de la participation active, de l’innocence, de l’insouciance, de la peur »). C’est pourquoi, écrire En finir avec Eddy Bellegueule concourt à ne pas consentir, nommer délibérément toutes les formes de violence, choisir, en définitive, la connaissance plutôt que l’ignorance.
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En plus d’être un thème qui traverse le récit – c’est l’apanage des « durs » du village –, la violence régit les rapports de force entre les différents personnages. « La violence, déclare Edouard Louis, est partout, tout le temps, dans les discours qui assignent à chacun une position, tu es un transfuge, tu restes à ta place, tu es une femme, tu restes à ta place de femme, tu es un Juif, un Arabe, un Noir, un homosexuel, toutes les interpellations nous assignent. Dès notre venue au monde, nous sommes enserrés dans le discours des autres »[11]. Par-delà ses différences, Eddy se révolte contre son corps et tente d’échapper à ses désirs homosexuels. C’est un échec. Plutôt que de les ignorer, l’écriture contribue à faire violence aux normes sociales, comme aussi, modestement, d’en expliquer les mécanismes.
© Jordane Hess
Notes:
(1) Les indications de pages données entre parenthèses sans signe renvoient au texte d’Édouard LOUIS, En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014.
(2) Sigmund FREUD, Le Malaise de la civilisation, in Revue française de Psychanalyse, trad. 1934, p.37.
(3) Voir notamment Marc CREPON, Le Consentement meurtrier, 2012 ; ainsi que, La Vocation de l’écriture à l’épreuve de la violence, 2014.
(4) Voir notamment René GIRARD, La Violence et le Sacré, 1972.
(5) Sigmund FREUD, Le Malaise de la civilisation, in Revue française de Psychanalyse, trad. 1934, p.45.
(6) Marcel PROUST, Du Côté de chez Swan, éd. Folio, 1913, p.167.
(7) La figure du père dans En finir avec Eddy Bellegueule est comparable à celle présente dans le Retour à Reims de Didier ERIBON « elle [la mère] craignait la réaction violente de mon père au moment où il allait l’apprendre et la « vie infernale » qu’il lui mènerait au cours des mois [..] » p.81.
(8) Voir notamment GIRARD René, La Violence et le Sacré, 1972, intro.
(9) Pierre BOURDIEU, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p.18.
(10) Expression martelée tout au long de La Cave
(11) Entretien avec Edouard Louis, Télérama, « J’ai deux langages en moi, celui de mon enfance et celui de la culture », http://www.telerama.fr/livre/edouard-louis-j-ai-deux-langages-en-moi-celui-de-mon-enfance-et-celui-de-la-culture,114836.php
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Très bel article et tout à fait intéréssant ! Bonne continuation
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