
Francis Wolff
Francis Wolff est philosophe. Professeur émérite au département de philosophie à l’Ecole normale supérieure (Rue d’Ulm, Paris), il a publié récemment Notre humanité (Fayard, 2010), Pourquoi la musique ? (Fayard, 2015) et Philosophie de la corrida (Fayard, 2nde édition en 2011). En 2016, il publie Il n’y a pas d’amour parfait, opuscule dans lequel il tente de redéfinir le concept souvent d’amour, l’occasion pour nous de nous entretenir autour des thématiques philosophiques abordées par cet ouvrage.
Dès le début de votre livre, vous montrez le retour en masse des ouvrages qui tentent de penser l’amour. Quelle a été pour vous la raison d’un tel opuscule sur l’amour ?

« Il n’y a pas d’amour parfait », Francis Wolff (Fayard, 2016)
Francis Wolff : Il y a toujours eu quantité d’ouvrages sur l’amour. Au cours du XXe siècle, c’était surtout des ouvrages de sciences humaines ou sociales : histoire, sociologie, économie et bien sûr psychologie et psychanalyse ; ces derniers avaient jusque récemment une sorte de monopole sur cette question. Le phénomène actuel, c’est le retour des ouvrages de philosophie : cette tradition antique (sur l’éros), médiévale (sur l’agapè) et classique (théorie des émotions) avait disparu des horizons philosophiques. Le retour des analyses philosophiques dénote d’une part un déclin des perspectives psychologiques (qui continuent de peupler les études de « développement personnel ») et plus généralement des perspectives relativistes (histoire des sentiments amoureux, relativité des mœurs, des cultures) au profit des analyses conceptuelles et universalistes.
Personnellement, je suis animé par ma propre perspective philosophique aux confins de l’anthropologie et de la métaphysique descriptive. Je tente d’introduire le maximum de rationalité dans les expériences humaines qui lui semblent le plus rebelles : c’est ce que j’ai tenté naguère sur la musique (le moyen d’expression le plus abstrait), c’est ce que je m’efforce de faire sur l’amour qu’on a trop vite fait de réduire à un sentiment mystérieux.
L’élément déclenchant a été le livre de Ruwen Ogien Philosopher ou faire l’amour dont j’ai débattu publiquement avec l’auteur. Il y montre, entre autres, que toutes les définitions de l’amour échouent. J’ai tenté de relever le défi.
Dans un entretien filmé, Jacques Derrida estime qu’il ne peut rien dire de l’amour, qu’il est incapable d’improviser des généralités sur l’amour. Est-ce un problème que vous avez, en tant que philosophe, rencontré en amont de ce livre ?
Concernant Derrida, je n’ai guère d’opinion sur les opinions qu’il n’a pas. Mais je m’efforce également d’éviter les généralités improvisées. Pour moi aussi, c’est le contraire du travail philosophique, lequel ne consiste nullement à pouvoir répondre à brûle pourpoint à n’importe quelle question : attitude de maître à penser plus que de philosophe.
L’instabilité du sentiment amoureux est-elle la cause de l’imperfection du concept d’amour ?
Non, c’en est au contraire une conséquence. C’est le concept qui est imparfait, non les amours réelles. Celles-ci sont le plus souvent instables, et donc dynamiques, changeantes et propres à l’historicité, parce que le concept est constitué de tendances hétérogènes qui le tirent à hue et à dia.
Vous proposez une définition de l’amour en relation avec l’amitié, le désir et la passion. Pourquoi la philosophie est-elle incapable de définir l’amour autrement qu’en rapport à des pôles externes à lui, d’autant plus que son étymologie est elle-même marquée par l’amour ?
La « philosophie » n’a à ma connaissance jamais défini l’amour par ses pôles externes, mais au contraire par le « genre » auquel il est censé appartenir : on le définit comme « un sentiment », « une passion », « une tendance », « une attirance », « une attraction », « un souci », etc. Ce que je montre, c’est que toutes ces définitions philosophiques traditionnelles échouent parce qu’elles se heurtent à des contre- exemples. Je me suis efforcé de proposer une théorie de la définition en général assez différente, qui analyse un concept par ses éléments constituants et variables – c’est-à-dire par ses tendances internes : tendance amicale, qui n’est pas l’amitié, tendance passionnelle, qui n’est pas la passion elle-même, tendance désirante, qui n’est pas le désir.
Le problème de définition que rencontre la philosophie avec l’amour ne se pose-t-il pas pour tous les autres concepts et sentiments ?
On n’a en général aucun mal à définir les concepts par leur genre et leur différence spécifique. C’est par exemple ce que je fais pour l’amitié, que je définis par son genre (« communauté d’échanges réciproques ») et par sa différence spécifique (« relation élective entre ceux qui sont l’un pour l’autre un autre soi »). Et la plupart des définitions classiques des sentiments, passions et émotions (par exemple chez Descartes dans Les Passions de l’âme, ou chez Spinoza dans l’Ethique) sont du même ordre. De même, on n’a aucun mal à définir la passion, ou le désir.
Il n’y a ordinairement pas de problème particulier avec l’amour qui ne pose à « la philosophie » aucun problème particulier. Ce que je montre, c’est que ce qu’on nomme toutes les définitions philosophiques (ou non) se heurtent toujours à des expériences singulières qui le contredisent. On en vient alors à proposer des définitions normatives qui réduisent l’amour à un prototype. En outre, on n’explique pas ce qui est mon point de départ : pourquoi l’amour est-il l’objet d’une infinité d’histoires, pourquoi se prête-t-il universellement à la mise en récit ?

« Belle du seingeur » réalisé par Glenio Bonder (avec Jonathan Rhys-Meyer et Natalia Vodianova)
Vous faites de nombreuses références aux tragédies classiques, à Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Le recours à la littérature est-il le seul moyen pour la philosophie de penser et d’établir une définition vivante et en mouvement de l’amour ?
Le meilleur moyen, mais il est impossible, serait évidemment que chacun recourt à ses propres histoires ou expériences amoureuses. C’est ce dont les littératures universelles sont pleines : elles offrent à la réflexion philosophique ce qui manque au concept : l’extrême variabilité des expériences humaines singulières, lesquelles pourtant demeurent compréhensibles par chacun et donc universalisables. Les exemples que je prends sont célèbres afin que chacun puisse s’y retrouver. Mais j’espère que tout lecteur projettera dans mes analyses ses propres expériences.
Vous dédiez de nombreuses pages à une définition de l’amitié. Souscrivez-vous à cette phrase de Koltès dans sa pièce Dans la solitude des champs de coton : « L’amitié est plus radine que la traîtrise » ?
Je ne comprends pas bien ce que signifie cette phrase parce que je n’en ai pas le contexte à l’esprit. J’estime au contraire l’amitié généreuse par hypothèse puisqu’elle est un souci désintéressé pour l’autre. En revanche, j’estime que la trahison d’un ami est la pire de toutes parce que l’amitié se constitue et vit de sa propre réciprocité ; elle repose donc sur un pacte moral absolu et toujours implicite : « tu ne me trahiras pas ». Ce n’est pas le cas de l’amour : « tu me seras toujours fidèle » est l’engagement matrimonial, mais « tu m’aimeras toujours » est, pour l’amoureux, la phrase impossible.
Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey
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