Entretiens/Philosophie

Entretien avec Judith Butler : « La liberté de rassemblement suppose que les corps peuvent se réunir »

Judith Butler

Judith Butler

Judith Butler est l’une des plus grandes figures de la philosophie contemporaine. Professeure à l’Université Berkeley, ses travaux s’intéressent aux questions de genre et du féminisme, mais aussi aux différentes questions de politique contemporaine. Elle a publié Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (La Découverte, 2005), Défaire le genre (Editions Amsterdam, 2006) et Ce qui fait une vie, (Zone/La Découverte, 2010). Son dernier ouvrage intitulé Rassemblement. Pluralité, performativité et politique (Fayard, 2016) est l’occasion pour nous de nous entretenir avec elle. (La version originale en anglais est disponible ici).


Quelles ont été vos motivations/raisons pour travailler sur ces différentes dimensions du rassemblement ?

"Rassemblement. Pluralité, performativité et politique.", Judith Butler (Fayard, 2016)

« Rassemblement. Pluralité, performativité et politique. », Judith Butler (Fayard, 2016)

Judith Butler : Comme de nombreuses personnes, je me suis intéressée aux manifestations de 2010 au Maroc et en Egypte puis à celle plus récente de Gezi Park. J’ai aussi supporté le mouvement Occupy Wallstreet qui attirait l’attention sur les inégalités économiques qui sont de plus en plus aberrantes et importantes. Mon livre prit forme entre 2012 et 2013 quand j’essayais de comprendre l’importance de ces mouvements sociaux. De nombreuses personnes affirmaient que la manifestation Occupy Wallstreet ne revendiquait rien, alors que selon moi elle montrait clairement le droit à l’espace public. Certaines manifestations prenant place sur mon campus, l’Université de Californie à Berkeley, revendiquaient nettement l’université comme un lieu public. Ainsi une question s’impose : quelle forme doit prendre une manifestation politique pour être une revendication ? Doit-elle être déclarée sous forme d’un acte verbal, d’un ensemble de propositions ou peut-on dire qu’une foule qui se rassemble en dit assez en demeurant silencieuse ? Les manifestations silencieuses de Gezi Park à Istanbul étaient éloquentes, surtout en sachant que les rassemblements publics sont interdits. Dès lors, je me suis intéressée à la distinction entre rassemblement et manifestation qui existe en France depuis la prolongation de l’état d’urgence. Qu’est-ce qu’il y a de si menaçant dans une foule qui se rassemble ? Quand on cherche à défendre la démocratie de ceux qui serait à même la détruire, ne recherche-t-on pas aussi à défendre la liberté de rassemblement ?

Pensez-vous qu’il y a une généalogie ou une histoire de la notion de « rassemblement » qui unirait différents mouvements tels que la Révolution Française, Occupy, les manifestations de Mai-68 et les différents rassemblements du Printemps Arabe ?

Je ne pense pas qu’il existe un principe ou une pratique unique qui rassemblerait toutes les formes de manifestations. En fait, nous aurions besoin d’une série de termes précis pour décrire ces formes où par lesquelles les humains se rassemblent pour exprimer leur opinion politique. On peut faire la différence entre un rassemblement formel et informel, une assemblée, une manifestation, une occupation et un campement. Si on considère les formes de rassemblement qui prennent place malgré eux le long des frontières de l’Europe, on y trouve des modes d’organisation politique et de prise de décision qui découlent à la fois de la coercition et d’une expression de la liberté. C’est souvent, en effet, la contrainte qui pousse les gens à se rassembler pour affirmer leur pouvoir et leur liberté. Evidemment, tous les rassemblements ne sont pas au service de la démocratie, je n’approuve donc pas toutes les sortes d’assemblées. Les assemblées de fascistes doivent être explicitement dénoncées. Mais dans un même temps, il ne peut y avoir de démocratie sans la liberté de rassemblement.

Une des thèses centrales de votre livre est celle de l’importance du corps dans un rassemblement, en raison de leur performativité et de leur vulnérabilité. Qu’est-ce que le corps exprime que le langage oral ne dit pas ?

La liberté de rassemblement suppose que les corps peuvent se réunir, qu’ils peuvent bouger et voyager, sans que les menaces ou les actions de la police ne les en empêche. On peut donc dire que le principe de la liberté de rassemblement exprime des présuppositions sur la centralité du corps. Les manifestants viennent nombreux, ce qui suppose qu’il doit y avoir un lieu dans lequel un tel rassemblement est possible, et qu’ils viennent ensemble en tant qu’individus poursuivant un but commun. Si le rassemblement dure plus longtemps que quelques heures, les besoins corporels deviennent importants. Qui va cuisiner et qui va dormir ? Où est la nourriture ? Où sont les toilettes ? Y aura-t-il une quelconque protection contre la météo, le vol ou les accès de violence ? En d’autres termes, tous les besoins matériels du corps sont exposés. Ces besoins privés, domestiques, propres au royaume intérieur sont transposés à la vie extérieure.

D’une part, on peut dire que cette exposition publique de nos besoins et cette forme publique d’interdépendance sont le résultat de l’occupation du lieu ou du campement où il n’y a pas d’espace intérieur défini, de murs, de plafond, de plancher et où nulle porte ne peut s’ouvrir ou se fermer. D’autre part, c’est souvent parce que ces besoins matériels ne sont pas achoppés par l’économie et le régime politique actuel que les personnes sortent de chez elles et exposent ce fait qu’ils sont des corps en besoin, en solidarité et en résistance. Le mouvement de « l’éviction » à Barcelone en est un exemple malheureux. Ces personnes furent expulsées de chez eux quand les banques ont saisi leur hypothèque (suite à des réclamations d’intérêts exorbitants). Elles ont donc dû vivre dans les rues avec leurs alliées, ou trouver des refuges, mais surtout mobiliser, politiser explicitement leur abandon à l’espace public, leur expulsion de force de leur logement.

Occupy Wallstreet movement

Occupy Wallstreet movement

De nombreuses pages sont consacrées à la notion de peuple. Selon vous, parler de « peuple » a-t-il encore un sens ? Ne faudrait-il pas préférer les notions de « communauté » ou de « coalition » ?

Bien sûr, je pense effectivement qu’il est important de continuer à se demander : qui  est le peuple ? Qui parle au nom du peuple ? Qu’est-ce que le peuple veut ? Il est notoirement difficile de dire avec certitude qui sont ces personnes, puisque toute définition d’un peuple contraint de laisser certaines personnes de côté. C’est probablement pour cela que la question : « qui est le peuple ? » doit rester ouverte et primordiale. La notion de « communauté » est encore plus exclusive que celle de « peuple » — et une coalition peut amener à une idée du peuple mais ne pourra jamais complètement le représenter.

 Je sais que certaines critiques actuelles rejettent l’idée d’une « souveraineté populaire », mais ce n’est pas mon cas. Certaines critiques portent parfois sur le terme de « souveraineté », croyant qu’il appartient au discours de la domination. D’autres craignent que la « souveraineté » implique une auto-suffisance et ne parvienne pas à reconnaitre des formes transnationales d’interdépendances et d’alliances. Mais à mon sens, la souveraineté populaire constitue le droit, ou le pouvoir, de se retirer d’un Etat quand il s’avère illégitime. En général, cela ne fonctionne politiquement que dans les rares occasions où la police se joint au peuple, et la distinction entre les deux s’en trouve réduite. Si on s’en tient au fait que le pouvoir souverain de l’Etat s’exerce quand les droits de la citoyenneté sont unilatéralement suspendus, nous pouvons également soutenir l’idée que le pouvoir de l’Etat de suspendre les droits citoyens dépend en grande partie de l’alliance entre l’Etat et la violence légale. Quand le peuple surpasse la violence légale, en acceptant de devenir « criminel » dans son combat pour la démocratie, alors seulement une chose pouvant s’appeler « peuple » commence à s’articuler.

Vous affirmez que le néolibéralisme, en affirmant l’idée de la responsabilité individuelle, délaisse l’idée d’une responsabilité collective. Considèreriez-vous que le néolibéralisme cherche à empêcher, de façon quasi totalitaire, toute possibilité d’un « nous » ?

Quand les personnes renversent un régime illégitime, ils émergent comme une forme de souveraineté qui n’est pas entièrement contrôlée ou instrumentalisée par l’État. De nombreux mouvements indigènes s’appuient sur le langage de la souveraineté populaire pour exprimer leurs opinions antiétatiques. Mais les États-nations savent aussi que leur pouvoir dépend de la volonté populaire. Il y a un écart entre la volonté populaire et l’État, même quand elle est constamment enterrée.

Vous écrivez : « Tant que l’Etat contrôle les conditions de la liberté de rassemblement, la souveraineté populaire est un instrument de la souveraineté étatique, et les conditions de légitimation de l’Etat disparaissent dès que la liberté de rassemblement est dépouillée de ses fonctions critiques et démocratiques (p. 204) ». Est-ce que, selon vous, tout rassemblement visant à une réforme ou à une contestation du système politique étatique en place est voué à l’échec ?

Wendy Brown, "Undoing the Demos"

Wendy Brown, « Undoing the Demos »

Je ne doute pas que le néolibéralisme ait décimé les institutions fondamentales de la démocratie. Je m’appuie sur le travail de Wendy Brown, Undoing the Demos, pour cet argument. Mon propre effort est de suggérer que les formes de solidarité et d’interdépendance, qui se forment dans les mouvements de résistance qui sont apparus, constituent des alternatives éthiques et politiques aux formes néo-libérales d’individualisme et de valeur. Ils sont des chantiers pour imaginer et articuler cet imaginaire alternatif. Si nous pensons que le néolibéralisme est à ce point omniprésent, qu’il n’y a pas de zones extérieures afin d’y échapper, nous rejetons ces formes de rassemblement et de résistance comme inutiles ou utopiques. Mais il y a des raisons de maintenir la résistance pour des idéaux démocratiques, même quand, et précisément lorsqu’ils semblent irréalisables. Souvent, elles tiennent compte des mobilisations justement dans des conditions dans lesquelles nous pensons qu’elles ne sont plus possibles.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

Traduction de l’anglais (américain) : Grégoire von Muckensturm et Jonathan Daudey
Révision : Samuel Daudey

4 réflexions sur “Entretien avec Judith Butler : « La liberté de rassemblement suppose que les corps peuvent se réunir »

  1. Pingback: Interview with Judith Butler : « The freedom of assembly assumes that bodies can assemble » | Un Philosophe

  2. Pingback: La souveraineté (é)branlée – Everyday Life in the Time of Paul Biya – La vie quotidienne au temps de Paul Biya

  3. Un point de de vu qui concerne le Cameroun anglophone, qui a manifesté car il revendique toujours l’égalité avec le Cameroun francophone. Le neoliberalisme à atteind toutes les sociétés. Les gouvernements doivent doubler de vigilance.

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  4. Pingback: Dialogue entre Sandra Laugier et Geoffroy de Lagasnerie : « La pensée comme arme qui donne des armes » (2/2) | Un Philosophe

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