Husserl et Descartes/Phénoménologie/Philosophie

Husserl est-il cartésien ? | Intervention à l’Université de Freiburg-im-Breisgau [Texte + Vidéo]

[Voici le texte intégral de l’intervention]

Sans même dépasser la première de couverture, il est difficile de ne pas pressentir un intérêt, ou plutôt une référence fondamentale à Descartes. C’est, en effet, ce qui anime les propos de cette Première Méditation. Elle cherche à poser les fondations de la science philosophique que veut fonder Husserl : la phénoménologie transcendantale. Il va être question de montrer, au cours de cette intervention, une relation ambivalente entre Husserl et Descartes, en particulier de la situation de Husserl vis-à-vis de Descartes. Comment Husserl se fait l’héritier explicite de Descartes et de la philosophie cartésienne ? Ainsi, dans quelle mesure Husserl est-il le fils philosophique de Descartes, mais aussi en quel sens Husserl opère son parricide philosophique ? Enfin, quelles critiques pouvons-nous opposer à Husserl lorsqu’il cherche justement à se distinguer de Descartes ? L’originalité de la démarche husserlienne vient de ce retour à Descartes. Il arrive dans un moment de l’histoire de la philosophie où Descartes et le cartésianisme ne sont plus à la mode et fortement critiqués, raillés. Il faut reconnaître un courage de sa part de penser à contre-courant avec la certitude que c’est par un retour à Descartes que la fondation d’une science rigoureuse est possible et envisageable sérieusement.

Du recommencement en philosophie comme nécessité

Husserl compare la situation de la philosophie à son époque avec celle de Descartes : il y a un éclatement de la philosophie, « eine Zersetzung », à laquelle il convient de la même manière, sur le même plan conceptuel, de remédier. En effet, tout comme à l’époque de Descartes, la philosophie dans son unité connaît un déclin et il ne peut être laissé à l’abandon, il faut s’y refuser tout comme Descartes l’a fait contre la scolastique médiévale. Le courage dont je parlais plus haut est ici. Husserl arrive dans l’histoire de la philosophie dans ce qu’il considère une « littérature philosophique » qui est hors de toute science, avec une tendance certaine pour l’ « égicide », comme le nomme Jacob Rogozinski. La charge est contre les philosophes qui refusent toute idée d’une vérité possible, n’échappant pas à la contradiction dans leurs écrits, les rendant invalides de toute scientificité (nous pouvons penser notamment à une vision de l’œuvre de Nietzsche par exemple – quoiqu’un peu caricaturée). Sont utilisés les termes suivants pour décrire la situation : « déclin » [Verfall], « inauthenticité » [Unechtheit], « dépérissement » [Verkümmerung], « simulacres » [Schein], « lamentable » [unselig], « navrant » [Trostlosigkeit] ou « désordre » [Durcheinander]. Nous pouvons clore notre étude du constat déplorable de la philosophie de l’époque par cette phrase lourde d’attaque et de reproche : « Nous avons bien encore des congrès philosophiques, les philosophes s’y rencontrent, mais malheureusement pas les philosophies.» [» Wir haben zwar noch philosophische Kongresse – die Philosophen kommen zusammen, aber leider nicht die Philosophien «].

De ce contexte philosophique désolant, Husserl pense que c’est le délaissement de Descartes et de l’ego cogito par la tradition philosophique qui conduit les sciences à se perdre dans une littérature philosophique faible et vide. Les philosophies présentes moquent l’exigence portée par la méthode cartésienne. Ce retour assumé à l’ego cogito sera le chemin qui mènera à la formation de la phénoménologie transcendantale. Dans la Krisis, Husserl montre que Descartes est l’accoucheur de deux enfants : le rationalisme (porté par Malebranche, Spinoza ou Leibniz, par le biais de l’école de Wolff et enfin Kant, qu’il considère comme « le point de rebroussement ») et le scepticisme (avec en première ligne Hobbes, puis Hume, Locke et Berkeley pour les plus célèbres). Sauf que le scepticisme est, en quelque sorte, sorti victorieux de cette bataille philosophique, tuant l’ego, c’est l’égicide dont je parlais, poussant le rationalisme à se replier sur lui-même devant l’incapacité de fonder quelque science que ce soit : la phénoménologie transcendantale, découverte puis recouverte par Descartes, doit redorer le blason du rationalisme.

Le retour à Descartes

Dès les premières lignes de ce texte, Husserl montre sa volonté d’un retour à Descartes, ne réfutant point l’idée d’un « néo-cartésianisme ». Il souhaite se replonger entièrement dans les Meditationes de prima philosophia en s’intéressant spécifiquement au projet cartésien de refonte profonde de la philosophie sur la base de fondation absolue et inébranlable. En exposant le travail mené par Descartes, Husserl le tient pour son propre compte ; allons voir plus en détail ce qu’il nous dit. Tout comme Descartes, Husserl voit la philosophie comme cet arbre qui supporte en chaque branche les sciences en général. De facto, une refondation [Neubau] de la philosophie revient à repenser toutes les sciences qui existent.

Il y a un subjectivisme de la méthode. Il faut savoir se remettre en doute soi-même, retourner nos préjugés, car comme le dit Husserl, « la philosophie est une démarche tout à fait personnelle à celui qui la pratique ». C’est une sorte de subjectivisme premier qui semble nécessaire dans cette remise en question de soi-même, en soi-même. Notre cognition doit subir et vivre préalablement à toute recherche des fondements d’une science un dénuement, une mise à nu la plus totale, absolue. Husserl s’interroge sur l’idéal de scientificité, il expose le projet d’un certain savoir. « Wissenschaft » non pas au sens des sciences positives (c.à.d. un savoir de l’objet) mais un savoir absolu et absolument fondé de tout ce qui peut être su. C’est l’idée cartésienne des Regulae dans la règle VII: une fois dans sa vie se défaire de toutes ses opinions. Ce qui devient pour Husserl, l’idée qu’il faut se défaire de toutes les vérités, auxquelles la raison humaine suffit. Nous observons la reprise de l’ambition cartésienne de commencer la science, de faire le tour d’horizon du domaine que la raison humaine est capable de connaître. Précisément là où Husserl problématise ce que Descartes ne semble pas faire, n’étant pas lui-même porté par un préjugé de ce qu’est une science et la scientificité en général. Husserl ne fait pas de distinction entre la démarche métaphysique des Méditations Métaphysiques et des Regulae ; autrement dit, superposition husserlienne du Descartes de la méthode et du Descartes de la métaphysique, pour un même projet philosophique, sous l’aspect et le versant d’une philosophie première.

Le recours à Descartes est aussi un retour. Husserl introduit la problématique qui va le porter en ce début d’ouvrage : la question de la méthode. Il faut dans ce dénuement absolu de soi-même se lancer dans la quête d’une méthode ; cheminement par laquelle nous accéderions au vrai savoir lui-même. Cette méthode doit prendre la place de l’archétype des méditations, engageant ainsi les premiers pas en direction de la science rigoureuse philosophique. Il oppose une conception littéraire de la méthode des méditations, autrement dit celle de Descartes, à une conception scientifique qui est la sienne.

La plongée est alors possible dans les abysses des Méditations Métaphysiques qui fondent ce qui va être le point de départ chez Husserl : l’ « ego ». Le retour à l’ « ego cogito » est une forme d’évidence immédiate et ultime qui en même temps doit servir de pierre angulaire dans la perspective d’une re-construction de la science. C’est par l’ego cogito que le doute sur l’existence sensible du monde est possible : en effet, la certitude que nous donnerait l’expérience sensible ne résiste à aucune critique. Husserl raisonne à partir de cette idée pour montrer que la mise en parenthèse du monde est nécessaire. Petite mise en garde, il faut faire la distinction suivante : l’εποχη n’est pas similaire au doute cartésien. Le doute est négateur, il nie l’existence du monde et des choses extérieures, alors que l’εποχη est une mise entre parenthèses, qui est temporelle et positive. Le doute cartésien est cet ébranlement de toute certitude, cet « Umsturtz », éprouvé par le philosophe méditant. Il n’est pas un acte purement théorique, car se défaire de toute certitude est le résultat d’une opération que Descartes nomme « doute ». Doute radical chez Descartes, autrement dit nous n’avons pas un examen critique des vérités mais bien une révocation en doute de toute nos anciennes opinions. Révoquer en doute veut dire positivement considérer comme fausses toutes les choses que j’ai jusqu’à présent tenu pour vraies. Cela donne ce caractère traditionnellement hyperbolique, de type arbitraire. Nous remarquerons une dimension juridique et arbitraire de la pensée qui frappe de nullité toutes les choses qu’elle a prise pour argent comptant. A contrario, Husserl procède à une déclinaison d’une série de termes récurrents: « mettre hors-jeu »  [ausser Spiel setzen], « disqualifier », [Einklammerzen]. L’εποχη consiste en une opération logique, par laquelle on isole la thèse de son contexte pour la regarder en elle-même, en tant qu’elle est une thèse. La parenthèse fait apparaître comme une thèse ce qui est mis entre parenthèses : découverte de la nature thétique de ce qui est ainsi désigné. L’εποχη n’est pas une hypothèse de destruction du monde, mais une suspension de valeur comme une monnaie qui n’aurait plus de valeur financière: elle ne signifie plus rien.

Cet ego philosophant est alors coupé, par l’εποχη, de ses « cogitationes » et il réduit à un pur ego. La réduction de l’ego à un ego pur confère, temporairement, à un authentique solipsisme. Mais non pas un solipsisme recroquevillé sur lui-même qui attend que le temps coule : il cherche les chemins qui mènent à l’apodicticité de l’existence des choses, du monde et de la vérité. Ceci c’est l’apport fondamental de Descartes, que seul lui a su apporter à la philosophie et qu’il ne convient plus de renier, mais prendre à nouveau pour donner à la philosophie et aux sciences leur vigueur et rigueur, tournées vers la connaissance et la vérité. La découverte de l’ego cogito, c’est une chose absolument nouvelle et fondamentale.

L’évidence cartésiano-husserlienne

A la différence de Descartes, Husserl veut redéfinir l’évidence non pas comme propriété du jugement, mais comme mode d’être de l’étant en tant qu’il vient à la connaissance pour ce qu’il est et sans reste. Ce n’est pas une propriété subjective du jugement mais un certain rapport à une chose, dans lequel la chose est donnée en « personne », en « chair-et-en-os » et telle qu’elle est originairement. L’évidence se définit par rapport à un étant [Seiende]. Toute science est une connaissance certaine et évidente comme le montre Descartes dans la Règle II, autrement dit une science sans faire mention de l’objet de la science. Si on comprend la définition de l’évidence d’Husserl, il fait faire à l’évidence une révolution anti-copernicienne ; désormais l’évidence n’est plus pensable autrement que comme un rapport à une chose (Sache) ou un étant.

Il se place contre une métaphysique idéaliste à la Kant, qui a abandonné la chose, voire la chose en soi, au profit des phénomènes qui ne sont que des représentations. La phénoménologie veut revenir aux choses contre ceux qui se sont détournés des choses pour ne s’occuper que des représentations. L’évidence est l’acte dans lequel le jugement se rapporte aux choses mêmes ou à un étant, en tant que lui-même. Il y a un élargissement de l’évidence [Evidenz] telle que Descartes l’avait réduit de tout ce qui n’était pas et sorti de la sphère de la science. Husserl a conscience d’une difficulté massive de la définition de l’évidence, en posant alors la différence fondatrice entre « évidence adéquate » et « évidence apodictique ».

Husserl opère un premier délaissement de Descartes en reprenant ce qui correspond à l’idée spinoziste de l’idée adéquate et l’appellera évidence apodictique, en maintenant qu’il y a une évidence adéquate c.à.d. une adéquation présumée ou présomptive mais qui n’exclut pas la possibilité du doute. L’idée adéquate a, en effet, un rôle chez Spinoza. Cette idée d’adéquation est reprise et restaurée contre Descartes, car si les idées sont intrinsèquement adéquates, la vérité devrait être assurée par une instance supérieure de l’idée en tant qu’elle est dans l’entendement. De fait, le jugement n’affirme pas quelque chose de l’idée qui n’y serait pas : il y a dans l’essence même de l’idée une affirmation, une affirmation de l’idée comme vraie. L’idée adéquate est index sui, dans le sens où son adéquation est un caractère immanent à cette idée. Spinoza contourne ainsi la question assez banale de savoir comment je puis être absolument sûr que l’idée est identique aux choses. Ici, l’idée adéquate n’a besoin d’aucune vérité extérieure pour s’assurer de cette vérité, d’où ce dépassement de Descartes.

L’évidence apodictique ne peut être mise en doute pendant qu’elle est pensée ; en revanche l’évidence adéquate est typiquement mathématique. D’où l’idée de Descartes de dire qu’elle peut être remise en doute par l’argument du Dieu trompeur, dans la Première Méditation Métaphysique. En fait, cela correspond exactement à ce que Husserl appelle l’évidence adéquate. Cette possibilité du doute n’implique pas que les évidences mathématiques ne soient pas évidentes, mais que je sois nécessairement dans le vrai à chaque fois que j’affirme l’évidence entre la proposition et la vérité. Nous avons ici une idée plutôt cartésienne bien que son vocabulaire ne soit pas cartésien, à savoir que l’évidence est une règle de vérité.

Les Méditations Métaphysiques constituent un itinéraire qui passe par le doute, un itinerarium mentis, qui découvre l’existence de Dieu. Descartes lance un parcours métaphysique qui part à la chasse aux étants, qui se rencontre elle-même, puis Dieu. Les Méditations Métaphysiques accomplissent simultanément et de manière croisée une quête logique, qui est celle d’un critère de vérité: l’évidence ou la perceptio clara et distincta. La validité de ce critère est déduite assez tardivement. Ce critère est retenu de manière présomptive dans les Méditations Métaphysiques: le cogito est certain et indubitable par la perception claire et distincte. La déduction de ce critère est une déduction métaphysique, en tant que c’est le Dieu souverainement parfait (qui est non trompeur) qui garantit la vérité. Ainsi, si je n’ai pas connaissance de cette existence de Dieu, ce critère est toujours alors falsifiables.

Husserl, critique de Descartes

Husserl ne cherche pas à procéder à une telle déduction du critère, il lui reproche un « réalisme transcendantal ». Il ne reste donc que l’idée de Dieu qui ne vient que de Dieu lui-même: Husserl prend congé de Descartes. Il ne le suit pas dans le travail de déduction métaphysique de la règle d’évidence, qui lui fait dire que la règle que j’ai tantôt assurée n’est qu’à cause que Dieu est (ou existe). La règle de l’évidence est subordonnée à l’existence de Dieu, c’est la première et la plus évidente des vérités qui se puissent connaître. La typologie de l’évidence apodictique et adéquate dispense Husserl : cette évidence est comme l’idée adéquate chez Spinoza, comme nous l’avions dit précédemment, c’est-à-dire qu’une évidence est elle-même une norme que l’on ne peut soumettre à aucune autre norme. Je n’ai pas besoin d’une autre norme pour la garantir. Une évidence apodictique est à elle-même sa propre norme, alors qu’a contrario, une évidence adéquate peut être mise en doute.

Ici, Husserl se débarrasse de toute la partie de la métaphysique des preuves de l’existence de Dieu. Mais « en retour », Descartes a bien une certaine idée de l’évidence apodictique que Husserl découvrira par la suite, qui est pour lui l’évidence de l’évidence de Dieu, duquel toutes les vérités naissent et se fondent. Descartes développe son modèle de l’évidence apodictique de l’existence de Dieu dans la « Lettre à Mersenne » de 1630. Il démontre bien qu’elle est la plus certaine et première de toutes les évidences qui puissent être connues, évidence par soi, nous sommes incapables de reconnaître que l’existence de Dieu est la chose la plus évidente des choses. Nous pouvons retrouver cette image d’Aristote qui nous enseigne que les hommes sont devant les choses les plus évidentes par nature comme des chauves-souris en plein jour. Or, Husserl fait précéder l’existence du cogito par les caractéristiques de l’évidence, double subordination du critère chez Descartes, qui démontrait 1) je suis, j’existe et 2) l’existence de Dieu comme subsomption métaphysique du critère de l’évidence. Husserl dégage la conscience transcendantale pour l’inclure dans l’horizon des certitudes scientifiques d’ordre logico-mathématique, cette spécificité qui se perd, cette évidence qui se banalise, par rapport à d’autres vérités mathématiques. C’est là précisément là que Descartes manque la différence entre l’évidence apodictique et l’évidence adéquate.

Les raisons de l’abandon de Descartes et de son « échec »

Descartes est perçu par Husserl comme un philosophe inféodé au prestige d’une science mathématique et aux attentes formelles et matérielles d’une science de la nature. Il oublie l’existence d’autrui pour fonder un monde de corps, qui sont l’objet de la géométrie selon l’expression des Méditations Métaphysiques. C’est l’objet de la Sixième Méditation Métaphysique, dans le sens où elle démontre que l’existence n’est pas la nature (ou la φυσις pure), mais bel et bien l’objet de la mathesis pure en tant qu’elle est totalement transparente pour l’entendement. Chez Héraclite, la nature aime se cacher : cependant, la nature est cette objet, ou Dieu lui-même, ou bien l’ordre en tant qu’il a mis dans les choses crées. Ce Descartes a oublié la découverte de la région « conscience » et la région transcendantale comme sol ou Seinsboden. Ce quelque chose d’inébranlable n’est autre, pour Descartes, que l’existence de moi-même [existentia men ipsus]. Car la chose la plus évidente et la plus première que nous pouvons concevoir c’est la certitude de cette existence, qui ne se laisse comparer à aucune autre certitude de l’objet. En effet, il y a une spécificité de la certitude de moi-même qui rend cette certitude incomparable.

Dans les Règles II et III, Descartes met au jour l’intuitus mentis qui consiste en ce que chacun peut voir par l’intuition qu’il existe ou qu’un triangle est une figure limitée par trois droites, par exemple. En réalité, le Descartes que Husserl critique est celui qui ne connait pas de distinction entre le plan de la méthode et celui de la métaphysique. Reproche en partie illégitime, adressé à une philosophie, qui est une sorte de cartésianisme synthétique dans laquelle l’évidence de mon existence n’a pas de privilège spécifique. Husserl a une idée toute particulière à propos de la science « galiléo-cartésienne », concernant la question de l’abstraction des qualités sensibles. Il entreprend une critique des qualités réelles, et l’abstraction des qualités sensibles, c.à.d. que ces qualités sont de l’ordre de la perception du monde et non de la réalité physique, concernant les états de mouvement ou de repos d’un corps subjectivement perçu comme couleur ou chaleur.

Les Grecs ont découverts le continent de l’intelligibilité de l’étant mais cette découverte n’a pas seulement été explicitée à l’époque moderne, il y a eu en même temps un mouvement de substitution [Unterschiebung] par lequel la nature elle-même, la φυσις devient une pure idéalité. Désormais, la nature est définie et remplacée par ce que Husserl appelle une multiplicité mathématique, autrement dit un ensemble d’éléments dont les rapports sont réglés par des lois logico-mathématiques. C’est l’idée de la Krisis (et d’une certain manière dans le De Mundo de Descartes). Par la nature en général, nous ne devons pas entendre quelques déesses imaginaires que ce soient mais la matière même, dans le sens où dans cette matière se produisent des changements selon des lois invariables : elles sont les lois constantes selon lesquelles se font les changements dans la matière, la matière n’étant pas autre chose pour Descartes que l’étendue, que les géomètres appellent la quantité.

Descartes, dès lors, supprime l’étant tel qu’il se montre à nous et tel que nous le sommes, dans l’objectif de le remplacer par une simple idéalité mathématique, c.à.d. l’idée de matière elle-même comprise comme la quantité dans laquelle les changements obéissent à des lois purement mathématiques. Il y a une abstraction par rapport aux qualités premières: la science cartésienne n’est pas seulement une géométrisation de l’étendue, la science mathématique de la nature (paragraphe 10) n’est qu’une instanciation d’une science devenue beaucoup plus large, dont la nature n’est qu’un objet possible qui a à faire à l’idée logico-formelle d’une monde en général. Alors que dans la représentation husserlienne de la science il faut considérer que la science logico-mathématique est devenue de plus en plus large jusqu’à dissoudre complétement en elle son objet initial.

La révolution scientifique, défendant l’idée d’une φυσις comme multiplicité mathématique parmi d’autre, est téléologiquement orienté vers une mathesis universalis au sens que Leibniz lui donne ; une mathesis universalis qui construit l’idée logico-formelle d’un monde en général. Au sein de cette science la réalité concrète immédiate a disparu. L’essor de la science est l’histoire d’une disparition des choses-mêmes. Autrement dit, l’impératif husserlien de retour aux choses mêmes, en tant qu’impératif transcendantal, doit montrer comment les sciences logico-mathématiques ne parlent pas de ce qui est, et ont perdu leur objet. Les sciences mathématiques ont écartés cette pré-donnée passive de l’expérience d’un monde comme dimension d’expérience et de vécus alors qu’elles en dépendent tout aussi bien que les autres.

Recadrage de la vision de Husserl sur Descartes : l’analyse de Michel Henry

A plusieurs reprises, l’analyse que nous donne Michel Henry de Descartes et de Husserl, a travaillé en sous-sol dans mes propos. Il est désormais venu le temps de poser l’analyse qu’il fait du détachement de Husserl envers Descartes, spécifiquement dans son ouvrage Généalogie de la psychanalyse. En effet, Michel Henry est celui qui a su remarier Descartes et Husserl, après que ce dernier a énoncé la sentence du divorce, accusant Descartes d’être « père du contresens du réalisme transcendantal ». Descartes a découvert la phénoménologie, mais il l’a aussitôt recouverte sans se rendre compte de ce qu’il avait vu, notamment en montrant l’existence de l’apparaître d’une « chose pensante », qui en réalité la découverte de la chose comme phénomène [Schein, Erscheinung]. Descartes fait naître la « phénoménologie matérielle », spécifiquement dans sa controverse avec Gassendi dans les Réponses aux Cinquième Objections. Cette phénoménologie matérielle dont parle Henry est une phénoménologie qui s’intéresse non pas tant à ce qui apparaît, mais bien plutôt au contenu pur de la chose, autrement dit son contenu ontologique et phénoménologique (cf. Phénoménologie matérielle, PUF). Cette découverte cartésienne s’est faite sans que personne ne s’en rende compte et cherche à la travailler explicitement.

L’essence de l’être doit se confondre avec l’apparaître dans sa fulguration ainsi que dans la matière phénoménologique, pour produire le cogito et « l’apparaître qui s’apparaît en moi ». Ainsi, la réduction par l’εποχη phénoménologique à laquelle Descartes procède inconsciemment permet d’établir une distinction, entre l’apparence, c.à.d. le « corps », et l’apparaître, c.à.d. « l’âme ». Cette distinction fondamentale pour Henry pour penser la phénoménologie de Descartes, et donc le cartésianisme profond de Husserl, va permettre d’introduire cette possibilité du remariage, je veux dire l’étude du « videre videor » des Méditations Métaphysiques. Le videre videor met le pied de Descartes à l’étrier de la phénoménologie : c’est l’instant crucial de l’εποχη phénoménologique que Michel Henry perçoit déjà en sous-sol. Les yeux donnent l’apparence de voir, or, comme nous le montre Descartes, c’est avec mon âme que je vois, et donc non pas avec mon corps. Les yeux ne me font effectivement voir que des formes et des couleurs, c’est l’âme qui les « entend » (au sens de comprendre [verstehen]). Après la réduction par l’εποχη, ce n’est pas la vision mécanique qui demeure mais la pensée que je vois des choses apparaître. Dans la Seconde Méditation Métaphysique, Descartes écrit la chose suivante : « Je suis le même qui sent, c’est-à-dire qui reçois et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu’en effet je vois la lumière, j’ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu’il soit ainsi ; toutefois, à tout le moins, il est certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser ». Dans ce passage célèbre, arrêtons-nous sur la partie « il me semble que je vois, que j’entends et que je m’échauffe », en latin : « A certe videre videor, audir calescere ». Nous voyons les objets car ils baignent en extase [ek-stasis] dans la lumière naturelle. Il faut alors distinguer le « videre » et le « videor ». Traditionnellement, il a été vu une simple duplication littéraire des termes, qui, en apparence, sont proches. Mais, cette croyance en une duplication est une simplification, menant à un contresens qui n’est inconnu dans les écrits de Husserl, tel que nous le fait subtilement sentir Michel Henry. Lorsque Descartes dit qu’il pense qu’il voit, Henry comprend le videor comme étant le cogito, ayant le videre comme cogitationes. Ainsi, voir c’est penser-voir, autrement dit comme Michel Henry l’écrit très clairement « Je sens que je pense, donc je suis » : effectivement, « il me semble que je vois » veut dire explicitement « je pense que je vois », d’où videor et videre parallèles à cogito et cogitationes.

Dans cette εποχη cartésienne, Michel Henry découvre que le sentir et la pensée vont de pair, tout comme la conscience et la perception chez Husserl. « Aller de pair », c.à.d. superposition, et non confusion. Difficulté majeure, accoucheuse de contresens et aveuglement sur les débuts de la phénoménologie husserlienne chez Descartes : Descartes n’arrive pas à tenir la distinction videre/videor, que seule la phénoménologie transcendantale arrive à faire voir, à montrer, bien que de manière implicite et floue chez Husserl. Nous comprenons, ipso facto, que Husserl ne prolonge pas, ne dépasse pas et ne se distingue pas autant de la philosophie cartésienne, comme il cherche à le faire au paragraphe §10 des Méditations Cartésiennes : il la reprend là où elle avait été recouverte. Michel Henry fait apparaître un Husserl plus cartésien qu’il en a l’air, mais aussi un Descartes husserlien et bien plus phénoménologue qu’il l’a été lu. Le « videre videor » est le point de lecture herméneutique enrichissant et puissant qui fait le pont entre la philosophie cartésienne et la phénoménologie transcendantale husserlienne, mettant fin à l’absolue rupture de Husserl contre Descartes.

© Jonathan Daudey

Une réflexion sur “Husserl est-il cartésien ? | Intervention à l’Université de Freiburg-im-Breisgau [Texte + Vidéo]

  1. Bonjour, je tiens juste à signaler deux gros contre-sens dans votre lecture de Descartes.
    1) « A la différence de Descartes, Husserl veut redéfinir l’évidence non pas comme propriété du jugement » : l’évidence n’est jamais une propriété du jugement pour Descartes, c’est la certitude (notamment dans les Méditations métaphysiques, Discours de la Méthode); à l’inverse, l’évidence, c’est la lumière naturelle, qui fait jour dans l’entendement. C’est bien parce que l’évidence n’est jamais de l’ordre du jugement, qu’elle ne peut être fausse. L’évidence est toujours vraie chez Descartes. cf Gilles Olivo, Descartes ou l’essence de la vérité, et IVe Méditation métaphysique
    2) « qui est celle d’un critère de vérité: l’évidence ou la perceptio clara et distincta »: la règle de l’évidence, bien que Descartes ne l’ai jamais appelée comme ça, ou encore la règle général, ou encore la règle de la vérité, n’est jamais un critère pour déterminer la vérité. Cf la lettre à Mersenne du 16 octobre 1639: la vérité est toujours « transcendantalement clair » pour Descartes, et il n’y aurait pas de sens à avoir un critère de la vérité, car la vérité du critère présuppose toujours la vérité.

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