Une thèse communément admise, notamment théorisée par Husserl dans La phénoménologie comme science rigoureuse, présente la philosophie comme la première et la plus importante des sciences puisque c’est la seule à se comprendre elle-même. Pourtant, sa capacité à se penser elle-même représente aussi son plus grand problème. Ici, nous nous écarterons de la question classique : « qu’est-ce que la philosophie ? » pour nous intéresser plus précisément à définir ce qu’est l’expérience philosophique en elle-même.
Superplay philosophique
« In this world there’s two kinds of people, my friend :
those with loaded guns and those who dig. »
Blondie¹
Toute recherche philosophique commence par la remise en question de ce qui est admis. Le travail du philosophe est, dans un premier temps, de mettre en place un questionnement nouveau pour, ensuite, y répondre. Ce questionnement pouvant aussi bien être une remise en cause complète d’un dogme qu’une simple réinterprétation, le seul impératif étant qu’il soit pertinent. C’est-à-dire qu’il ouvre la voie à de nouvelles thèses fondées. C’est dans cette volonté de se détourner de ce qui est donné afin de le repenser que la philosophie rejoint le superplay.
Le superplay est une pratique consistant à terminer un jeu parfaitement, il se divise le plus souvent en deux catégories, le highscore et le speedrun. Le highscore est le plus commun puisqu’il cherche à atteindre le meilleur score possible, tout joueur s’y est déjà plus ou moins essayé. Le speedrun, lui, tente de finir un jeu le plus rapidement possible. S’il en existe d’autres (comme le one-life ou le one-credit) qui dépendent des jeux et objectifs choisis par le superplayer, ce sont néanmoins le higscore et le speedrun qui sont les plus pratiqués puisqu’ils sont applicables à la quasi-totalité des jeux.
Les méthodes de ces deux domaines sont très similaires, autant dans la volonté première de remise en question que dans la réalisation. La philosophie, si elle veut mener sa recherche à bien et atteindre le but qu’elle s’est fixé, ne doit pas s’arrêter à la surface des objets qu’elle étudie. Le point le plus important de la recherche philosophique est la problématisation, le moment où l’on se sépare du connu. C’est lorsqu’on creuse la notion pour faire apparaitre ce qui s’y cache que se révèle toute sa teneur philosophique, et sa possibilité d’être repensée à sa juste valeur. Ce travail de fouille que doit effectuer le philosophe est identique à celui du superplayer. Comme l’explique la présentation de l’émission Superplay (diffusée sur Nolife) « un superplayer est quelqu’un qui ne joue pas à un jeu pour le finir, mais pour le maîtriser ». De même que le philosophe, le superplayer ne cherche pas à comprendre tel quel le jeu qui lui est donné, il préfère en avoir une compréhension totale, de façon à ensuite l’achever parfaitement. Dans le cas d’un highscore par exemple, il est impératif de connaitre absolument toutes les mécaniques liées aux points pour espérer atteindre le score parfait. Pour cela, un important travail de recherche et d’expérimentation est requis.
Une notion ne se limite pas à sa définition et un jeu n’est pas seulement un scénario, une ambiance. Ni la philosophie, ni le superplay, ne veulent s’arrêter à l’utilisation classique, respectivement, du mot et du jeu. C’est pourquoi il faut sonder plus en profondeur, pour cela chaque domaine à ses ressources. La philosophie peut aller chercher dans son Histoire et le superplay dans le code. Cet élément sous-jacent qui est en fait ce qu’on pourrait appeler l’essence du jeu. Là peuvent commencer les véritables fouilles archéologiques, qui, au fil des découvertes qu’elles amènent, permettent de mieux comprendre l’objet d’étude ; jusqu’à en avoir une connaissance complète. A cette recherche s’ajoute évidemment une part d’expérimentation et de parti pris propre à la méthode personnelle de chacun en fonction de ses habitudes, connaissances et capacités.
Glitch cartésien
« There is always the chance that
you will go too deeply in the darkness
And not come back »
Hubert Selby Jr.²
Cette problématisation, passant par le questionnement de ce qui est établi, est reconnue depuis qu’elle a été entreprise par Descartes, au point de s’être vu nommée par le terme de doute cartésien. C’est dans les Méditations Métaphysiques que Descartes entreprendra sa mise en doute, la première méditation s’ouvrant ainsi, « il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçu jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant ». Ce à quoi s’attaque Descartes, ce sont toutes les connaissances auxquelles nous accordons notre « créance » sans les avoir vérifié nous-même. Autrement dit, toutes les connaissances que nous avons : « je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire toutes mes anciennes opinions ». Alors même que cette phrase semble être lancée en toute simplicité, elle laisse percevoir toute l’immensité de l’entreprise cartésienne. Le doute en lui-même est assez simple à faire émerger mais il semble extrêmement compliqué d’en sortir. En fait, de la mise en doute de nos connaissances, apparait une seconde couche de doute, celle de la possibilité de réaccéder à une connaissance claire.
Le doute, même s’il est impressionnant, est essentiel à la recherche philosophique. L’aspect problématique, au sens littéral, ne doit jamais être oublié. Il faut accepter d’avancer dans l’inconnu, sans aucune idée de la fin vers laquelle nous nous mouvons, toute recherche philosophique n’est pas déterminée dès le départ mais se construit au fil de la recherche de sens au sein du doute. Il n’y a pas de philosophie facile, il n’y a philosophie que là où ça coince, preuve de la présence d’un réel problème. Ce doute est extrêmement similaire à l’utilisation du glitch en superplay.
Nous distinguerons ici le glitch du bug selon les principes suivants : le glitch, qui est un terme surtout utilisé dans la réalisation de superplay, correspond à une faille pouvant être exploitée. C’est donc quelque chose de non-voulu par le développeur que le superplayer peut en grande partie contrôler. Le bug, quant à lui, n’est ni voulu par le développeur ni par le joueur. Il s’agit d’erreurs beaucoup plus importantes que le glitch. Le glitch peut être un passage à travers un mur, un problème d’affichage ou autres, là où le bug sera un crash complet du jeu. Il est par ailleurs courant d’utiliser le terme de glitchologie pour désigner l’étude du code afin d’y reconnaitre des erreurs ou des oublis dans le développement du jeu qui pourront être exploités.
C’est lors de la tentative d’utilisation du glitch que le doute apparait dans le superplay. S’il est possible d’avoir une représentation théorique de ce que l’utilisation devrait donner, il n’est pas forcément possible de parvenir à réaliser cette intention. Ceci car le glitch fait sortir du cadre normal d’utilisation du jeu, il ne se situe plus dans le jeu tel qu’il est prévu. La mise en pratique d’un glitch, aussi prévisible et maitrisé qu’il soit, comporte toujours une part d’imprévu et peut à tout moment provoquer un bug irréversible.
Out of Bound platonicien
« – Somebody found a way to revitalize some dead tissues.
After all, what really seperates life from death
– But the soul Becky, what about the soul ? »
Becky & Doug³
L’ambivalence du glitch, qui se trouve à la fois au sein et hors du jeu, peut être expliquée grâce à la thèse de Platon sur la philosophie comme apprentissage de la mort. Dans le Phédon, qui relate les derniers instants de Socrate avant sa mise à mort, Socrate explique qu’en tant que philosophe il ne faut pas craindre la mort puisque philosopher n’est qu’apprendre à mourir. Il dit ceci : « il n’y a qu’un sentier détourné qui puisse guider la raison dans ses recherches ; car tant que nous aurons notre corps et que notre âme sera enchaînée dans cette corruption, jamais nous ne posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à-dire la vérité »⁴, ainsi, pour accéder à la vérité, but ultime de la philosophie, il faut parvenir à séparer son âme de son corps, cette séparation n’ayant réellement lieu que dans la mort. Tout se joue entre l’âme et le corps, lorsque l’âme tente de s’épanouir en s’élevant vers le lieu des idées où se trouvent toutes les vérités, le corps éminemment terrestre l’en empêche par ses besoins futiles et sa condition fragile. Alors que ce corps paraît être la cause de tout les malheurs du philosophe pour qui la mort est préférable à la vie, il n’est pas entièrement blâmable, bien au contraire. Un point important à ne pas manquer est que la vérité est désignée comme « l’objet de nos désirs », hors tout désir émane du corps à l’inverse de l’âme gouvernée par la raison et non les besoins. La mise en mouvement vers la vérité ne pourrait se faire sans le corps, mais elle est d’autant plus difficile à réaliser du fait qu’il la distrait. La philosophie se place donc, en quelque sorte, comme un glitch de la vie. Alors même qu’elle est ancrée dans cette vie elle n’a de cesse de s’en détourner, de la questionner là où elle paraît évidente, pour tenter de mieux la comprendre que si elle y demeurait constamment.
Là où le glitch rejoins de manière flagrante cette thèse platonicienne c’est dans l’out of bounds (littéralement hors des limites). Cet out of bounds est sans aucun doute la pratique du glitch la plus impressionnante puisqu’elle consiste à dépasser les limites d’un niveau pour en sortir. Dès lors le joueur se retrouve dans une sorte de limbe, parfois dans un immense vide, parfois dans un mur entre deux niveaux, il peut se mouvoir dans un espace vide où il n’est pas censé être et où, du coup, rien n’est prévu. C’est donc aussi un véritable saut dans l’inconnu qu’il n’est absolument pas possible d’exploiter sans être allé étudier les profondeurs du jeu. L’out of bounds est souvent utilisé pour outrepasser des parties, voire des niveaux entiers et ainsi gagner un temps considérable, à la condition de parvenir à retourner dans le niveau. Bien souvent, il est plus facile de sortir d’un niveau que d’y revenir, il est évidemment possible de rester coincé à l’extérieur du niveau et d’être complètement dépourvu, n’ayant d’autre choix que de tout redémarrer. De même qu’une fois la révocation en doute effectuée, il n’est pas évident de réaccéder à une connaissance fiable. Il est possible de se perdre dans le doute, qui est un out of bouds de la connaissance, et de n’aboutir à rien de fertile, de sortir du connu pour ne plus parvenir à y retourner. Mais dans les deux cas, de la philosophie et du superplay, la prise de risque est d’autant plus importante que l’exigence de réalisation est grande.
Si les parcours de la philosophie et du superplay sont analogues c’est parce qu’ils sont tous les deux motivés par la volonté de perfection. La première tendra toujours à poser des connaissances démontrées claires et irréfutables ; les notions claires et distinctes de Descartes sont de fait des connaissances parfaites. Quant au superplay, il cherche à réaliser la partie parfaite, qui ne pourra plus être surpassée mais seulement égalée. De la même façon qu’une connaissance claire et distincte établie ne peut être réfutée, mais seulement vérifiée en refaisant à l’identique le parcours de démonstration nécessaire à son établissement. La perfection est en même temps le moteur et l’accomplissement de ces deux disciplines. C’est cet impératif de la réalisation parfaite qui oblige aux méthodes de la mise en doute et du glitch qui sont tout autant périlleuses que rémunératrices. Seul le doute permet d’aller au plus profond des choses afin de découvrir leur nature véritable et indubitable. La mise en doute comporte donc un risque important mais un risque à prendre absolument.
© Grégoire von Muckensturm
¹Sergio Leone Le bon, la brute et le truand (trad : Il y a deux genres d’hommes dans ce monde, mon pote : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent)
²Hubert Selby Jr. : Sur le processus d’écriture dans l’introduction de Last exit to Brooklyn (trad : Il y a toujours la possibilité de s’enfoncer trop profondément dans l’obscurité et de ne pas en revenir »)
³Mark Goldblatt Flic ou Zombie : Dialogue entre Becky et doug au moment de ressuciter leur ami Roger (trad : « – Quelqu’un a trouvé un moyen de revitaliser des tissus morts. C’est ce qui sépare la vie de la mort après tout. – Et l’âme Becky, que fais-tu de l’âme ? »)
⁴Platon Phédon 66a
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