Philosophie

Libérons le travail !

La méridienne ou La sieste, par Vincent Van Gogh

La méridienne ou La sieste, par Vincent Van Gogh

Marx, le retour. Pour Marx, le travail est une essence qui permet à l’homme de réaliser son humanité. Naturellement ou socialement, le travail apparaît comme une nécessité à la vie humaine. Le concept de Befreiung der Arbeit, « libération du travail », recouvre pourtant, dans son œuvre, une double signification. D’un côté, l’idée de se libérer soi-même du travail, en tant que travailleur ; de l’autre, celle de libérer le travail lui-même, c’est-à-dire de le libérer de sa conception, de ses conditions et de son fonctionnement institués.

Se libérer du travailMarx remarque que le travail réduit considérablement la liberté de vivre du travailleur par sa domination aliénante. Le travailleur est soumis au travail qui l’oppresse et le contraint – niant sa liberté d’homme. La vie humaine est centralisée autour du travail, comme une volonté, qui se transforme en servitude, pour se finaliser comme contrainte naturelle. Imposé et souhaité, voilà ce que le labeur est pour les hommes. C’est donc de cette domination dont il faut se libérer. Marx veut ainsi penser une libération du travail par soi-même, qui respecte l’homme dans son humanité, lui permettant de se réaliser sans nier sa liberté.

Le travail, par la domination qu’il exerce, se place au centre de la vie humaine, en surplomb de l’existence et de sa quotidienneté. C’est à travers lui, et seulement en le pratiquant que nous assurons notre survie. Travailler pour survivre donc. Mais qu’en est-il de la vie ? Faut-il laisser le travail réduire l’existence humaine à la loi de la nécessité ? Car, se libérer du travail signifie aussi se libérer du travail comme pan majeur de la vie. Pour Marx, le travail doit être une activité parmi d’autres et doit pouvoir laisser place aux loisirs. La vie doit permettre l’accomplissement humain qu’est le travail, et non l’inverse. Plagions le quiproquo entre Valère et Harpagon dans L’Avare de Molière : ainsi, selon la pensée marxienne, il faut vivre pour travailler et non travailler pour vivre.

Friedrich Engels

Friedrich Engels

Marx considère que le travail doit se réaliser comme un plaisir. Chaque individu doit en tirer une jouissance. Le travail n’est pas à concevoir comme tripalium, c’est-à-dire comme un instrument impitoyable de torture, mais comme skolè. Dans l’Antiquité grecque, la skolè signifiait bien plutôt un loisir, un moment agréable et constructif, qu’un instant interminable de supplices. Lors de son voyage en Angleterre, où il rencontrera Engels, Marx visite des usines et prend conscience des conditions de travail des ouvriers. Le travail ne peut avoir lieu dans un « air irrespirable », dans une situation d’enfermement, dans des usines coupées de la lumière du jour – comme des cercueils sur terre. Ces conditions inhumaines, nous ne les accepterions pas pour un animal ; tuer un animal à la tâche, voici une idée saugrenue ! Si l’animal manque, le rendement sera réduit par la baisse de la production.  Le travail devrait être la réalisation de l’humanité d’un travailleur, mais c’est l’inverse qui se produit : il ôte à l’ouvrier son humanité en le traitant comme un moyen utile de production – le travail mal-traite l’homme. Il n’y a, constate Marx, aucun respect de l’homme, au sens kantien du terme. Traité comme un moyen et non comme une fin, l’homme est déshumanisé. De fait, l’expression « se libérer du travail » place la problématique du point de vue de l’homme.

Autolibération du travailPour Marx, il faut aussi penser la libération du travail à partir du travail lui-même. La libération du travail induit l’abolition de la division du travail. Fondamentalement, la division du travail ne se fait pas tant selon la volonté des individus que de façon naturelle, ou contrainte extérieurement. Par là, comprenons bien que l’organisation sociale n’est pas primitivement responsable de cette division, mais qu’elle le fait malgré elle : c’est son effet.La division empêche la libération du travail, car elle n’est pas de l’ordre de la décision humaine, mais de l’ordre de l’étiquetage social des individus, où l’on a, comme l’écrit Marx dans L’Idéologie allemande, « des chasseurs, des pêcheurs, des critiques critiques […] ». En pratiquant un certain travail, l’homme occupe une certaine place dans le monde, il est rangé dans une certaine case, dont il ne peut se libérer. Un chasseur chasse, un cuisinier cuisine ou un enseignant enseigne, signifiant qu’il n’y a pas de possibilité de se libérer hors de la fonction qui nous est attribuée dans le monde.

La division du travail s’opère aussi dans la distinction que repère Marx entre travail manuel et intellectuel, hiérarchisés entre eux dans leur organisation. Cette distinction revient à séparer la théorie de la pratique ; or, dans toute pratique, il y a une pensée théorique. De fait, on ne peut pas pratiquer des travaux manuels qui seraient absolument dénués de toute pensée. En cela, la pensée de Marx est surtout une réhabilitation du travail manuel, une mise en avant de la pratique en tant que détentrice de la bipolarité intellectuelle et manuelle, que l’activité intellectuelle seule n’a pas en elle.

Karl Marx

Karl Marx

La libération du travail implique l’émancipation de son caractère concurrentiel, c’est-à-dire qu’il faut placer la sphère du travail hors de la concurrence, ce qui, ipso facto, en extrait le travailleur lui-même. Libérer le travail de la concurrence lui permet d’advenir lui-même en tant qu’activité de production purement humaine, les travailleurs étant, par là même, libérés de leur opposition entre eux. Il n’y a alors plus de séparation ni d’opposition entre les travailleurs, qui sont traités sur un pied d’égalité dans un même travail, au sein d’un même type de secteur d’activités.

Du problème philosophique aux solutions politiques et économiques. Penser la libération du travail lui-même, par l’abolition de la division du travail et la fin du marché concurrentiel, force à étudier les solutions concrètes autour d’une Befreiung der Arbeit. Cette double libération du travail met en tension ces deux acceptions qu’il faut outrepasser pour les supprimer. Marx propose une abolition de l’État capitaliste pour mettre fin à ce travail-ci. D’après lui, le communisme, pré-contenu dans le capitalisme lui-même, est le moyen de mettre en place l’abolition de la propriété privée et du rapport marchand. La fin de la propriété privée permettrait de mettre un terme à la dépossession du travailleur de sa production. La fin du rapport marchand donnerait aux produits du travail leur vraie valeur, indépendamment du prix que fixe le capitalisme sur la marchandise. Marx distingue dans la marchandise « l’être » et « l’apparence ». L’être du produit, c’est sa valeur, et son apparence son prix, car ce dernier ne dépend plus uniquement de sa valeur pure issue du travail.

Usine d'Asnières, Vincent Van Gogn

Usine d’Asnières, Vincent Van Gogn

C’est dans cette perspective que Marx croyait distinguer, dans l’avènement de la machinisation du travail, un moyen qui permettrait aux travailleurs de se libérer concrètement du travail comme aliénation et comme souffrance. Car d’une part, comme le note Hegel, l’outil ne permet pas l’annihilation totale de la peine, mais en permet la réduction, rendant alors le travail moins pénible et laborieux ; d’autre part, la machine peut remplacer partiellement le travailleur, lui laissant plus de temps à consacrer à d’autres activités telles que les loisirs ou la famille. Prophète, Marx n’a pas su prédire la capacité du capitalisme à se révolutionner lui-même, et à mettre la main sur la mécanisation à outrance de l’outil de production.

© Jonathan Daudey

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