Philosophie/Un philosophe à l'épreuve des faits

Un philosophe à l’épreuve des faits | Sur la tolérance et la liberté d’expression

Free Speech Movement (1964)

Free Speech Movement (1964)

  • Réflexions à partir d’une lecture de la Lettre sur la tolérance de John Locke (1667) et du Traité sur la tolérance de Voltaire (17).

Les faits d’actualité et tous les discours qui traitent de ces faits interrogent la notion de tolérance. Ainsi, certains diront que des caricatures sont « intolérables », d’autres diront, au contraire, que la liberté d’expression est « totale ». Dans d’autres circonstances, nous dirons que tel ou tel propos est « intolérable » et qu’il faut les punir. Les uns accuseront les autres d’intolérance, et ainsi de suite. Et si les exemples d’actualité sont souvent revendiqués pour formuler un problème, je crois, au contraire, que les faits polémiques sont minés car ils sont chargés bien souvent d’émotivité et d’idéologie, interdisant de nombreuses fois l’exercice calme et apaisé de la raison. C’est pourquoi, fidèle à notre engagement, le mieux reste d’interroger les notions, puis nous verrons après leurs applications.

Les premiers ouvrages qui font de la notion de tolérance le centre de leur réflexion sont la Lettre sur la tolérance de John Locke et le Traité sur la tolérance de Voltaire. Examinons donc un peu ce qu’ils en disent. La tolérance apparaît d’emblée comme une notion relative au sens aristotélicien du terme : elle se comprend et se constitue à partir de son contraire, l’intolérance. En effet, Locke et Voltaire ont réfléchi sur la tolérance parce qu’ils étaient étonnés par l’intolérance qui régnait en Europe à cette époque. La structure même du traité de Voltaire le prouve : il part de l’affaire Callas et dénonce dans cette affaire l’intolérance religieuse qui en était à l’origine. Dans le même ordre d’idées, la défense de la tolérance s’est constituée historiquement par une dénonciation des excès et des abus de l’intolérance religieuse, Voltaire ayant particulièrement en ligne de mire l’Eglise catholique associée en son temps au pouvoir politique. Dans ces deux ouvrages, il est clair que la notion de tolérance est constituée contre l’intolérance faite par les religions, et plus particulièrement, la religion catholique organisée en une Eglise très hiérarchisée dont l’emprise sur les autorités politiques, morales et sociales était forte en France et en Europe.

L’intolérance consiste à ne pas reconnaître, ni accepter les autres formes de croyances, en utilisant l’interdit dogmatique puis l’usage de la force politique afin de les contraindre. Voltaire utilise les formules suivantes pour montrer l’absurdité de l’excès d’intolérance ou l’absurdité de l’intolérance élevée en principe politique : « Crois, ou je t’abhorre ; crois ou je te ferai tout le mal que je pourai ; monstre, tu n’as pas ma religion, tu n’as donc point de religion : il faut que tu sois en horreur à tes voisins, à ta ville, à ta province. » La violence des formules rappelle la violence de l’intolérance érigée en règle politique. En un certain sens, Voltaire montre que la tolérance est une exigence dont l’origine se trouve dans une réaction à l’excès d’intolérance. Autrement dit, les penseurs ont ressenti le besoin de constituer la notion de tolérance comme une réponse à l’intolérance. Et l’intolérance trouve, selon lui, ses racines les plus profondes dans la religion. Certes, Voltaire passe en revue les différentes religions, et à quelques exceptions près, seuls les catholiques et les orientaux sont intolérants. Peut-être devrai-je le dire autrement : seuls les catholiques et les orientaux ont élevé l’intolérance en loi politique. Les raisons de cette dénonciation sont donc davantage politiques que philosophiques. Quant à nous, nous pouvons faire l’hypothèse que l’intolérance peut être pratiquée par de nombreuses formes politico-religieuses, par de nombreuses « morales » possibles. Remarquons, aussi, et je crois que cela a son importance, la défense de la liberté d’expression signifie au départ la possibilité de critiquer le pouvoir. Le droit de la liberté d’expression est un droit de remettre en cause celui qui possède le pouvoir et qui en abuse. On peut s’interroger sur la liberté d’expression qui s’en prendrait régulièrement au faible. Cela relève-t-il encore de ce droit qui en son sens le plus profond réside dans la reconnaissance de la critique du pouvoir établi.

Voltaire

Voltaire

Il est donc clair que l’intolérance élevée en principe est un danger redoutable pour la vie politique et se meut dans ses formes les plus exagérées en une sorte de « totalitarisme des consciences ». La réciproque peut être formulée de la manière suivante : la vie politique suppose une certaine tolérance. Demandons-nous ce que cela signifie et dans quelle mesure ?

Il est important de comprendre que la tolérance se constitue d’abord comme une critique du pouvoir politique. John Locke inscrit clairement sa réflexion à l’intérieur de ce cadre : il cherche à déterminer la tolérance dont le magistrat doit faire preuve en vue de légiférer, d’interdire, d’obliger et d’autoriser ; ce qui est une autre manière de se demander : quelles sont les limites du pouvoir politique ? Ce trait doit être souligné, car nous observons aujourd’hui une lutte contre l’intolérance que des particuliers, en dehors du pouvoir politique, développerait à l’égard d’autres particuliers. Or, ce n’est pas exactement la même chose, et le diagnostic pourra ne pas être le même.

Ainsi, le principe de tolérance intéresse trois principes : la liberté de conscience, la liberté d’expression et la paix civile. Nous verrons que Locke propose de trouver un équilibre entre la liberté individuelle supposant la tolérance et la nécessité de la paix et de la sécurité civile pour le gouvernement supposant des limites à la tolérance.

Mais, avant d’en venir à une lecture précise du texte, cela vaut la peine de s’entendre sur une définition minimale de la tolérance quitte à la reprendre, la corriger et l’approfondir par la suite: tolérer signifie respecter la liberté de conscience d’une personne, sa liberté d’expression et sa liberté d’action ou de pratique ou encore son mode de vie à l’intérieur d’une société politique.

Locke distingue, et nous reprendrons sa distinction, trois catégories d’opinions, d’actions et de pratiques intéressant le problème de la tolérance : 1) « les opinions qui ne sont pas du tout du ressort du gouvernement » ; 2) « les choses qui sont ni bonnes ni mauvaises, mais qui concernent cependant la société et les rapports que les hommes ont les uns par rapport aux autres » ; 3) enfin, « il y a celles qui concernent la société, mais qui sont également bonnes ou mauvaises par leur propre nature. »

La première catégorie concerne ce que Locke appelle « les opinions spéculatives » : les opinions qui se rapportent aux conceptions métaphysiques et théologiques. Actuellement, nous pourrions élargir cette catégorie aux opinions scientifiques, et à ce genre de choses. Deux critères définissent cette première catégorie : ces opinions ne sont pas du ressort de l’Etat, et elles n’ont, en outre, aucune incidence sur la vie sociale. Ainsi, à proprement parler, le créationnisme et l’évolutionnisme sont des opinions « spéculatives » qui, en tant que telles, n’ont aucune incidence directe sur la conduite de la vie politique. Locke conclut de ce qui précède que la tolérance à l’égard des opinions spéculatives doit être totale et universelle : « Je dis que seules les premières, c’est-à-dire les opinions spéculatives et le culte divin, possèdent un droit absolu et universel à la tolérance. […] Il apparaît qu’en cela, tout homme possède une liberté sans limites, puisque les pures spéculations n’affectent en rien mes rapports avec les autres hommes. […] Par conséquent, elles ne sont pas de la compétence du magistrat. »

Il s’agit, ici, de la liberté de conscience : la liberté de conscience concernant ce genre d’opinions est illimitée en droit comme en fait. En droit, parce qu’elle n’influe pas sur la société ; en fait, parce qu’il est impossible de contraindre la liberté de conscience, du moins par la violence. Ainsi, Locke déclare vers la fin de son ouvrage : « aucun homme ne doit être contraint de renoncer à son opinion, ou de consentir à l’opinion contraire. » Il est clair que Locke vise les condamnations faites par l’Eglise qui contraignaient sous la torture parfois l’individu à abjurer son opinion. Pourtant, ce principe pourrait avoir une portée plus générale.

John Locke

John Locke

C’est ensuite la pratique même du culte divin, dans la mesure où elle est indifférente à la vie politique, qui est totalement libre. Locke affirme donc la tolérance totale des pratiques cultuelles privées et indifférentes à la vie politique, il revendique « un droit légitime à une tolérance sans limites, c’est lieu, le temps et les modalités du culte divin. » Autrement dit, on peut librement prier un dieu ou un autre, dans n’importe quel lieu sacré (église, mosquée, synagogue, etc.) de la manière que l’on veut, au moment où on le veut. Ce principe paraît infrangible. Et pourtant, que faisons-nous de l’empiétement du temps religieux sur le temps laïc ou profane ? Par exemple, l’école doit-elle s’adapter au temps religieux ? Nous constatons donc qu’un principe, dans son application, peut entraîner de nouvelles interrogations. Dans ce cadre, c’est la hiérarchie de nos principes qui est interrogée : devons-nous donner la primauté à la tolérance du temps religieux ou la primauté à la structure de la société ? La laïcité a répondu à cette question en se donnant à elle-même la primauté. Cependant, celle-ci n’a de véritable sens que si elle est universelle, si elle s’applique de manière identique à tous.

C’est enfin la libre expression des opinions spéculatives qui est, ici, tolérée par Locke, suivant les mêmes raisons.

La deuxième catégorie d’opinions est précisée de la manière suivante : « les opinions par lesquelles les hommes pensent qu’ils sont obligés de régler leurs actions les uns par rapport aux autres. » Le critère principal de distinction avec les opinions précédentes est que ces opinions ont une portée pratique, sociale et politique contrairement aux opinions spéculatives. Ces opinions entraînent des actes, des pratiques ou des règles qui ont un impact sur la vie en société. C’est en raison de cette caractéristique qu’elles sont sous la juridiction du magistrat. Et la conséquence inhérente est l’apparition de limites dans la tolérance.

Première limite à la tolérance : les opinions qui « sont évidemment destructrices de toute société humaine. » Mais, là, une fois encore, la formulation est ambigüe : le nazisme a constitué une société sur la discrimination raciale. Il faut donc dire « de toute société humaine en son entier, et de tous ses membres quels que soient son origine, etc. » L’expression du racisme en général ne doit pas être tolérée car elle mène à la destruction de la société. Il faut isoler ce que signifie une opinion raciste des inférences parfois « douteuses » que l’on peut faire de certaines paroles. Une opinion raciste est une opinion qui établit clairement et distinctement la supériorité d’une race et l’infériorité d’une autre, qui discrimine des individus à cause de leur appartenance ethnique, etc. Evidemment, ces opinions entraînent des comportements sociaux qui sont destructeurs de la société civile. La condamnation de ce genre d’opinions est double : premièrement, elles sont intenables de manière spéculative, et deuxièmement, elles sont destructrices de l’unité de la société. Aucune tolérance ne peut donc s’appliquer à ce genre de propos.

Mais, les cas sont beaucoup plus difficiles à juger quand il s’agit, et c’est le plus grand nombre, des « opinions qui portent soit sur des choses indifférentes, soit sur des choses douteuses », dit Locke. Une opinion indifférente est une opinion qui n’est pas en soi ni bonne ni mauvaise. Les exemples pris par Locke sont les suivants : l’éducation des enfants, la disposition des biens privés, le temps du travail et du repos, la polygamie et le divorce. La pratique du divorce peut être tolérée dans la mesure où on ne peut dire qu’il est un bien ou un mal en soi (et le dire serait prendre parti pour une certaine opinion religieuse par exemple, ce qui est impossible pour le magistrat, selon Locke, comme nous le verrons) et dans la mesure où elle n’entraîne pas une déstabilisation de la société. Remarquons que Locke fait un usage étendu de la tolérance assimilant quasiment celle-ci à l’autorisation par la loi.

Réfléchissons maintenant sur l’exemple de la polygamie. Je crois que, contrairement à Locke, nous ne classerions plus la polygamie dans la catégorie des opinions indifférentes, mais dans celle qui sont en en soi négatives, pour la simple raison que le principe d’égalité entre les sexes a une primauté et dénonce la polygamie comme une pratique inégalitaire et sexiste allant à l’encontre des droits des individus. Pourtant, Mayotte autorise la polygamie. Cela montre donc qu’il existe un relativisme des valeurs suivant le lieu.

Ces opinions sont dites aussi « douteuses » : cela signifie que le magistrat, reconnaissant sa faillibilité, n’est pas dans la capacité de trancher de manière définitive sur le caractère mauvais ou non de l’opinion susdite. Locke l’explique de cette manière : « ni le magistrat ni les sujets ne peuvent être infaillibles dans l’affirmation du pour et du contre. » Je crois que si nous appliquions plus souvent cette remarque, de nombreux problèmes idéologiques seraient déminés.

Comment devons-nous juger ces choses indifférentes ou douteuses ? Sur le seul principe de la concorde civile : « on ne doit les considérer, que dans la mesure où, à leur propos, la législation du magistrat et l’interposition de ses lois peuvent contribuer au bien-être et à la sécurité du peuple. »

Je vais m’aventurer à l’application de cette idée sur un cas précis polémique, qui, de plus, engage le problème de la laïcité que je ne vais pas traiter ici. Il s’agit de la loi de 2004 sur le port des signes religieux ostensibles à l’école publique. Il est courant de voir dans cette loi une réaction ciblée sur le port du voile islamique. Cette loi est la conséquence d’une commission, la commission Stasi. Les principales positions, que je ramènerai aux catégories mises en place par Locke sont les suivantes :

  • Le port du voile est un signe de soumission de la femme à l’égard de l’homme : ainsi, parlant des femmes musulmanes qui revendiquent le port du voile, Yolène Dilas-Rocherieux dit, dans « Choses vues et entendues à l’Université », in « Laïcité, les 100 ans d’une idée neuve : I- A l’école »,
    Hommes et Migrations, N° 1258, novembre-décembre, 2005 que « refusant d’associer cet attribut vestimentaire [le voile] à une ségrégation liée à leur sexe, de reconnaître qu’il est au cœur du dispositif idéologique des mouvements islamistes, les étudiantes voilées argumentent par le refus d’adopter un modèle d’émancipation propre à la femme occidentale. » Autrement dit, le voile est en soi une opinion et une pratique mauvaises.
"Hear no evil, see no evil, speak no evil", Hanna Habibi

« Hear no evil, see no evil, speak no evil », Hanna Habibi

Mais, cette affirmation n’est-elle pas « douteuse » au sens de Locke d’autant plus que ce sont les femmes qui portent le voile qui revendiquent la liberté de le faire ? Nous sommes dans le cas de Locke lorsqu’il dit qu’il y a difficulté à établir le pour et le contre. En outre, la position de Dilas-Rocherieux infère l’idée selon laquelle ces femmes seraient malgré leur « choix » soumises sans qu’elles en prennent conscience. Nous devrions donc les libérer de force, à leur insu. L’inférence est encore plus « douteuse ». Que ce problème soit épineux, il l’est sans conteste, et je ne prétends pas le résoudre, j’interroge. Face à cette idée, nous trouvons des féministes comme Christine Delphy qui considère, au contraire, que cette loi relève d’une ségrégation supplémentaire à l’égard des musulmans, dénonçant ainsi une forme d’ethnocentrisme déviant. Nous sommes vraiment dans le « douteux » : des sujets de la République, et parmi les plus imminents chercheurs, ne sont pas d’accord.

  • L’un des principaux arguments de la commission Stasi, à savoir qu’il faut protéger les jeunes filles mineures du communautarisme, repose sur le jugement de valeur selon lequel ce signe serait un danger pour elles ; et que, par conséquent, les groupes qui pratiquent cela sont dangereux. Nous revenons aux mêmes problèmes que précédemment.

Je mets de côté le problème de la laïcité. Regardons ce que dirait Locke. Avec chance, il en parle : « Prier dieu dans telle ou telle attitude ne rend en effet pas les hommes factieux ou ennemis les uns des autres ; il ne faut donc pas traiter cela d’une autre manière que le port d’un chapeau ou d’un turban ; et, pourtant, dans un cas comme dans l’autre, il peut s’agir d’un signe de ralliement susceptible de donner aux hommes l’occasion de se compter, de connaître leurs forces, de s’encourager les uns les autres et de s’unir promptement en toute circonstance. » Locke est conséquent. Puisqu’il est impossible de juger de manière définitive que le port du turban est mauvais en soi, que ce cas rentre dans la catégorie des opinions douteuses, la seule raison de l’interdire est d’ordre politique, cette raison n’est pas morale. Si les raisons liées à la laïcité sont mises de côté, si le port du voile est considéré comme une opinion douteuse, reste alors que l’interdiction de ce port vient du danger qu’il représente pour l’ordre public. Or, comment la question s’est-elle posée ? Elle s’est posée parce que des conflits répétés s’étaient élevés dans certaines écoles publiques en raison de jeunes filles qui portaient le voile à l’intérieur : le problème s’est donc posé parce qu’il était lié à l’ordre public. De cette manière, peut-être aurions-nous pu éviter toutes les attaques et contre-attaques idéologiques sur ce sujet, et la question se serait limitée à savoir si le port du voile et des autres signes religieux ostensibles à l’intérieur de l’école est cause de conflit et de troubles à l’ordre public ou non ? Ou encore, et c’est plus épineux, si nous considérons certaines pratiques religieuses comme un danger politique quand ces pratiques se diffusent et permettent aux membres de se « compter », c’est-à-dire de mesurer leur force.

Locke affirme donc que la loi ne peut reposer sur les convictions philosophiques des magistrats mais elle doit viser le principe de la concorde civile : « si on exerce sur ces hommes une contrainte, ce n’est pas parce qu’ils ont telle ou telle opinion sur la manière dont il convient de pratiquer le culte divin, mais parce qu’il est dangereux qu’un grand nombre d’hommes manifestent ainsi leur singularité, quelle que soit par ailleurs leur opinion. »

Le Massacre de la Saint-Barthélemy, François Dubois

Le Massacre de la Saint-Barthélemy, François Dubois

Je laisse à votre examen les différentes réponses pouvant être apportées à ce cas, et je vous laisse aussi la liberté de décider le principe qui vous semble le plus pertinent. En pratique politique, c’est l’accord entre les citoyens qui permettra de trancher la question. Mais encore faut-il que la représentation nationale représente réellement l’ensemble des citoyens !

Pour conclure sur cette seconde catégorie d’opinions, Locke défend les principes suivants : la tolérance ne peut pas être illimitée et absolue. Les opinions évidemment destructrices de la société sont à interdire. Les opinions dites indifférentes ou douteuses peuvent être interdites si leurs conséquences sont considérées comme une menace à la société. Dans le cas contraire, si elles ne se manifestent pas comme une menace à l’ordre social, elles doivent être tolérées : « puisqu’il avoue qu’il n’est pas infaillible, le magistrat doit, lorsqu’il légifère, ne les considérer que comme autant de choses indifférentes, dans toute la mesure où, en les prescrivant, en les tolérant ou en les interdisant, il contribue au bien et à l’avantage du peuple. » Et cette précision du « peuple » est préférable à celle qui dit « à l’avantage du gouvernement ».

Nous pourrions, avant d’en finir avec cette catégorie, appliquer l’analyse à la liberté d’expression. Selon Locke, la liberté d’expression n’est pas totale dans cette catégorie quand les opinions sont un appel explicite au désordre public, à la ségrégation, à la discrimination, tout ce qui tend à détruire l’unité du peuple. Nous avons vu le cas du racisme. (En France, la liberté d’expression est limitée par trois principes : 1) les propos racistes, antisémites, sexistes, homophobes, etc. ; 2) la diffamation de personnes morales ; 3) les appels explicites à la violence, au meurtre, etc.) Bien évidemment, l’expression des opinions indifférentes qui ne dérogent pas au principe de l’ordre public est tolérée. Mais, prenons garde à ce qu’il n’y ait pas une interdiction des opinions dites douteuses à partir d’inférences elles-mêmes douteuses, pratique qui se répand dans notre société. Je veux dire par là que nous ne jugeons pas toujours les paroles en elles-mêmes mais l’idéologie qu’on pourrait inférer à partir de ces paroles. Or, cette inférence est bien souvent « douteuse ». Cette pratique de l’inférence n’est rien d’autre qu’un aspect que nous attribuons aux formes politiques totalitaires et dictatoriales où on prétend deviner le crime derrière des paroles qui, en tant que telles, ne le sont pas. Au lieu de juger les paroles en elles-mêmes, on prête à celui qui prononce le discours une idéologie qui pourrait être associée à ces paroles sans que le lien ne soit pourtant nécessaire et évident.

© Philarété

Retrouvez l’introduction de ce texte en cliquant ICI

Retrouvez la seconde partie sur la religion en cliquant ICI

2 réflexions sur “Un philosophe à l’épreuve des faits | Sur la tolérance et la liberté d’expression

  1. La question de la tolérance correspondait plutôt au principe « Cujus regio, ejus religio » qui imposait la religion du prince, dans un contexte des guerres de religion en particulier. Locke ou Voltaire généralisent philosophiquement (pléonasme), en croyant en tirer des principes généraux.

    On remarque que l’auteur prétend appliquer ces principes faussement généraux en tendant à régresser sur la question religieuse. On est bien ironiquement dans le contexte de la révocation de l’édit de Nantes (ou « Edit de tolérance »), qui est la tendance monarcho-jacobine de la tradition française, dont la fausse philosophie sert de légitimation.

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