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Magritte, une esthétique du mot

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Les Mots et les images, 1929

Une œuvre à problème
Héritier d’un surréalisme à la Georgio de Chirico, Magritte n’a pas immédiatement théorisé ses œuvres. Elles donnaient d’abord à voir une prédominance de l’absurde, les scènes représentées provenaient plutôt d’un jeux avec les attentes du spectateur que d’une origine purement conceptuelle. La composition conceptuelle viendra à partir de Les Vacances de Hegel, une des premières œuvres à faire directement référence à la philosophie. Ce titre laisse voir une illustration ironique du passage dialectique de la négativité chez Hegel. Il y est représenté un verre d’eau retenu par un parapluie qui est ouvert pour s’en protéger. Si la négativité permet chez Hegel une conservation pour repenser un élément abscons, cela se fait dans le but d’en avancer la recherche. À l’inverse, l’œuvre de Magritte s’enlise dans un enchainement de causes à effets absurde dont il est impossible de sortir ; d’autant plus que Hegel ne peut nous venir en aide pour cause de congés. Comme le montre en fait le titre, Magritte évoque la philosophie à son insu, il y fait appel de manière ironique. Magritte ne semblera jamais totalement s’identifier à un philosophe. Des œuvres comme La Lampe philosophique ou Le Stropiat montrent que malgré ses affiliations à la philosophie, il lui reproche d’être trop tournée sur elle-même. La philosophie est bien présente au sein de l’œuvre de Magritte et celui-ci peut aisément être qualifié d’« artiste conceptuel », eu égard à sa méthode de déconstruction plutôt que comme une illustration directe.

Le deuxième point intéressant dans Les Vacances de Hegel se révèle lorsque nous la comparons au texte surréaliste dans lequel un fer à repasser se trouve en place du verre d’eau. En comparant ce texte et Les Vacances de Hegel, une construction réfléchie plutôt que contingente se rend visible. En remplaçant le fer à repasser, le verre d’eau garde un caractère éminemment absurde mais s’inscrit malgré tout dans une certaine logique. Le parapluie et le verre d’eau ne sont pas associés de façon totalement arbitraire, ils se correspondent. Cette œuvre ouvre la voie à ce que Magritte appellera la peinture à problème. L’incongruité des scènes viendra dès lors de la volonté de Magritte à résoudre un problème qui n’apparaît pas comme évident. L’exemple du Modèle rouge permet de mieux comprendre le terme de « problème ». En faisant se rejoindre une botte et un pied, Magritte veut démontrer qu’une chaussure n’est en fait rien d’autre qu’une forme grossière inadaptée aux pieds humains. A travers l’importance donnée à ce problème, en vérité quasi-inexistant, Magritte cherche à questionner le réel, à repenser des éléments apparemment anodins. Par cette démarche, il rejoint en tout point la vocation de la philosophie à repenser les mots ordinaires pour en faire de véritables concepts, ainsi qu’à questionner ce qui semble aller de soi.

Cliquez sur l’image pour lire notre article sur l’exposition « Magritte. La trahison des images »

Une esthétique des mots
Or, le meilleur exemple d’une telle évidence, aussi largement acceptée qu’arbitraire, est sans aucun doute la relation d’un mot à son objet. Magritte n’aura de cesse de dénoncer le caractère arbitraire de cette liaison, à commencer par La Clef des songes qui associe des images à des nouveaux mots qui n’y font normalement pas référence. Une image de cheval est ainsi apparentée au terme « the door ». Magritte explique cette volonté et cette possibilité de redéfinition des termes dans Les Mots et les images : « Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux ». Ce faisant, Magritte révèle à quel point le langage n’est que pure convention et il questionne la façon dont les mots sont choisis. Mais, bien plus encore, il ne se limite pas à expliciter l’arbitraire de la formation du langage. En expliquant que des termes seraient plus appropriés que ceux existants pour représenter un objet en question, il se lance dans une destruction du langage. En effet, outre le simple langage, ces redéfinitions posent problème au niveau de la communication. Il paraît évident que le langage est quelque chose qu’il faut s’approprier — chacun y apportant un peu de sa subjectivité par des expressions singulières — mais toujours dans la limite de la bonne compréhension par autrui. Une redéfinition subjective du langage n’a plus forcément d’intérêt lorsqu’elle ne permet plus de se faire comprendre. Avec des œuvres comme La Clef des songes Magritte semble faire son imagier personnel de façon à imposer sa subjectivité sur l’arbitraire général. Comme le montre le titre, Magritte livre les clefs permettant d’entrer dans son propre langage, qu’il juge préférable. Il ne participe donc pas au langage en tant que tel mais fonde le sien à partir de son interprétation personnelle. Son nouveau langage n’est pas meilleur parce qu’il est mieux construit mais simplement parce qu’il est construit comme lui l’entend.

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La Clef des songes, 1935

Une fois cette restructuration entamée, c’est au langage de la peinture, c’est-a-dire les images, que Magritte s’attaquera. N’hésitant pas à remplacer l’image d’une chose par son mot au sein d’œuvres pourtant picturales, il déstructure la peinture, comme il l’a fait pour le langage. Le mot peut aisément remplacer l’image : en revanche, c’est le mot qui est dépendant de son objet et non l’inverse. Comme l’explique son chef d’œuvre La Trahison des images, l’image (ou le mot) ne sera jamais l’égal de l’objet représenté. Il y a une première hiérarchie claire, où l’image et le mot sont tous deux interchangeables mais soumis à l’objet. Dans la mesure où ils sont tous les deux un mode de signification et de représentation de l’objet, sans pour autant avoir la même substance. Magritte explique : « un objet ne fait jamais le même office que son nom ou que son image ». Mais si Magritte dévalue les deux signifiants par rapport à leur objet, en réalité, il améliore le statut du mot. Le mot gagne grandement en valeur par son pouvoir de remplacer une image au sein même de la peinture qui est langage d’image. Le style même, ou plutôt l’absence volontaire de style de Magritte, conforte par ailleurs cette idée selon laquelle l’image ne serait qu’un outil, que toute valeur ou considération esthétique n’aurait pas lieu d’être. De plus, dans La Trahison des images, c’est bien le texte qui dénonce la fausseté de la représentation et acquiert par là un statut de véracité supérieur à l’image. Par extension, il serait éventuellement possible d’affirmer qu’un mot vaut même mieux qu’une image puisqu’il renvoie à un archétype. Le mot fait toujours référence, comme l’explique Platon[1], à l’idée de l’objet, donc à sa forme parfaite. Après avoir retravaillé le langage verbal grâce à l’imagier, Magritte fait le cheminement inverse et dévalue l’image au profit du mot. Mais l’image ne cesse pas pour autant d’avoir un intérêt tout particulier dans ses tableaux à l’apparence de thèses.

Un langage d’images
Bien qu’il s’attache à mettre le mot au centre de la représentation, Magritte ne cessera pas d’user de l’image. Dans certains cas, l’image est retournée contre elle, comme dans La Trahison des images, mais dans d’autres cas — peut-être plus rares — Magritte donne une nouvelle fonction à l’image. Dès lors, Magritte relève l’image au rang de concept. Puisque l’image n’est pas suffisante à représenter pleinement un objet réel, Magritte prendra le parti de créer une peinture conceptuelle grâce à des images-idées. Ainsi, les images ne représentant pas quelque chose d’existant, il n’est plus vraiment possible de les accuser de trahison.

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Les Six éléments, 1928

Magritte créera un langage d’images dont la grille de lecture nous est notamment donnée dans Les Six éléments. Dans cette œuvre, il reprend les éléments fondamentaux, en ajoute d’autres, et octroie une nouvelle signification à chacun d’eux. Au feu, à l’air et à la terre répondent symétriquement l’habitation, la femme et les grelots. Ces deux groupes d’éléments qui n’ont apparemment rien en commun se regroupent conceptuellement. En s’inspirant du mythe de la caverne, Magritte utilise le feu pour mettre en lumière la trahison des images. L’habitation est quant à elle la façon qu’a l’homme de modeler la nature selon sa convenance et ses intérêts. De la même façon que la pierre devient maison, l’image peut changer de forme sous l’action humaine qui lui cherche une interprétation ou une utilisation détournée. Viennent ensuite la femme, figure de la beauté et la sensualité associée aux nuages, symbole de la rêverie. Enfin, la forêt représente toujours l’humain chez Magritte et les grelots compris comme l’imagination et l’originalité achèvent le tableau. Toutes ces images sont récurrentes dans l’œuvre de Magritte, elles sont bien les éléments fondamentaux de sa peinture.

Magritte use de ces images comme d’un langage qui permettrait d’avoir accès à la seconde lecture des tableaux. Le feu, associé à l’ombre est, par exemple, toujours utilisé pour dénoncer le statut des images, comme c’était le cas avec les mots (bien que moins explicitement). Le corps féminin opère quant à lui un questionnement vis-à-vis de la notion de beauté et de canon esthétique, comme dans le tableau La Folie des grandeurs. Le canon est, par ailleurs, un thème récurrent chez Magritte, intéressant à interroger dans la mesure où il est toujours écrit en toute lettre — à l’exception de L’Arbre de la science où il est dessiné sous la forme d’un canon de pistolet. En ce sens, Magritte prend encore la représentation à rebours pour montrer ses défaillances. L’image correspond cette fois-ci avec le mot qu’elle représente mais selon la mauvaise acception de ce mot. En représentant le canon de pistolet à la place du canon esthétique, Magritte montre la limitation de la représentation picturale qui ne peut rendre correctement les choses trop abstraites et conceptuelles. Pour représenter le canon, l’imagination, la rêverie ou la sensualité, l’image sera toujours plus pauvre et « terre-à-terre » que les mots — comme si les mots pouvaient être imagés alors que l’image ne pouvait se verbaliser. C’est pourtant ce que Magritte tente de faire avec ces six éléments qui permettent d’approfondir de manière conséquente le propos de ses œuvres en les dotant d’un langage d’images conceptuelles en plus d’esthétiques. Ici, réside le fin mot de l’utilisation de l’image chez Magritte. En réalité, tout son travail autour de la trahison des images n’a pas pour objectif de détruire l’image, comme nous pourrions le croire de prime abord, mais de l’honorer d’un nouveau statut, plus proche du mot et de sa capacité à être utilisé pour construire une pensée.

L’esthétique des mots développée par Magritte, en remplacement des images, n’est donc que le premier moment de sa redéfinition de la peinture et du statut des images. D’abord soumises à leur objet et au mot, les images sont complètement dévaluées. Si le mot détruit l’image, l’image va acquérir un nouveau statut en s’appuyant sur les mots, c’est-à-dire en se chargeant de notions conceptuelles. Les images finiront pas faire double emploi chez Magritte. Elles seront à la fois esthétiques et conceptuelles et iront jusqu’à former un langage. Toute la dénonciation que Magritte fait de l’image ne sert pas à proprement parler à sa suppression mais à supprimer son usage défectueux. L’image, une fois délestée de sa mauvaise définition et de son mauvais emploi, pourra pleinement s’épanouir — jusqu’à aller au-delà d’elle-même, surpassant la simple représentation. Magritte opère, au final, une inversion des rôles, faisant du mot une simple image, de l’image un langage et un moyen signifiant de penser.

© Grégoire von Muckensturm

Notes:
(1) Platon, La République, 597a.

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