Entretiens/Littérature/Sociologie

Entretien avec Edouard Louis : « Dès qu’il y a violence, il y a silence »

Edouard Louis

Edouard Louis

Edouard Louis est écrivain. Auteur de deux romans puissants, à savoir En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014) et Histoire de la violence (Seuil, 2016), il a aussi dirigé l’ouvrage Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage (PUF Quadrige, 2ème édition, 2016). Enfin, il dirige la collection « Des Mots » aux Presses Universitaires de France. Son œuvre, à la fois littéraire et sociologique, explore avec précision la question des violences, l’occasion de nous entretenir sur cette problématique centrale de ses écrits.


Dans Histoire de la violence, vous décrivez le processus d’explication et de responsabilisation de Reda, l’agresseur. L’explication sociologique peut-elle se passer de l’excuse ? Pouvons-nous aller jusqu’à considérer que la culture de l’excuse est anti-scientifique ?

Edouard Louis : Pour moi, la question centrale d’Histoire de la violence n’était pas celle de l’excuse. Bourdieu a déjà répondu à ces questions, on sait que la genèse des actes d’un individu se trouve autre part que dans l’individu, et je ne voulais pas répéter ce qui a déjà été dit – est ce que ce n’est pas le but que devrait se poser tout geste d’écriture, tout travail de création ? Non, ma question était plutôt : que veut dire parler, que veut dire témoigner, que signifie l’acte de dire ce qui a été, de se plaindre, de porter plainte ?

Histoire de la violence commence comme l’histoire d’une rencontre. Deux individus se croisent, une nuit, dans une rue déserte, ils se parlent, se séduisent. Ils décident de monter chez l’un d’eux – en l’occurrence chez moi, puisque je suis l’un des deux personnages. Dans l’appartement, ils se passe quelque chose de très fort entre moi et ce garçon rencontré dans la nuit, Reda, nous faisons l’amour, il me parle de lui, de son passé, de son père, on rit beaucoup, jusqu’au moment où il essaye de me tuer. A ce moment-là, le livre passe en quelque sorte de la passion à la destruction. Dès le lendemain, mes amis me poussent à porter plainte, justement à dire ce que j’ai vécu, à témoigner, et c’est autour de cela que le livre tourne (d’ailleurs, la question du témoignage apparait très longtemps avant la tentative de meurtre dans le livre). Je trouvais que la plainte, qui est si fréquente dans la vie quotidienne, n’était pas assez thématisée en littérature.

La scène où mes amis me poussent à porter plainte est une des scènes les plus déterminantes du livre. Ils sont là, face à moi, et ils me disent « Tu dois porter plainte », « tu dois porter plainte », et moi je ne veux pas, parce que ce moment-là je me dis que j’ai réussi à fuir cette situation où quelqu’un essayait de me tuer, j’ai réussi à fuir l’espace minuscule de cette chambre où Reda a essayé de m’étrangler, alors je n’ai pas envie de revivre ce moment encore et encore à travers la parole, devant des juges, des médecins, ou des policiers racistes (le racisme d’état et de l’institution policière est aussi présent dans chaque page du roman).

Pouvez-vous en dire plus ?

C’est un problème que pose la plainte et le témoignage en général : pourquoi une personne qui a souffert est-elle astreinte par le monde social, par les autres, à dire sa souffrance. Comme si les personnes frappées par la violence devaient toujours souffrir deux fois : d’abord par le corps, et ensuite par le langage. Par le corps au moment où la violence les frappe, et par le langage au moment où le monde les pousse à raconter, encore et encore. Dans ma vie j’ai rencontré des gens encore plus dévastés par l’injonction à dire la violence que par la violence elle-même. En même temps, j’ai bien conscience du fait que la plainte est un progrès important, qu’elle est une conquête, en partie du mouvement féministe d’ailleurs. Il y a beaucoup de pays, comme la Russie ou l’Iran, dans lesquels si vous êtes une femme, ou si vous êtes homosexuel-le ou considéré comme étranger, vous n’avez pas la possibilité de porter plainte, vous n’avez nulle part pour porter vos plaintes, personne ne sera là pour vous écouter, car l’état et les Institutions seront du côté des agresseurs. Le livre explore cette contradiction : d’une part la nécessité de témoigner, et de l’autre ce constat de la double souffrance du témoignage. Ce qui est étrange avec la plainte et l’état, c’est qu’ils vous ramènent à votre expérience vécue, ils vous y réduisent. Pourquoi la personne agressée est-elle celle qui doit raconter cette violence ? Vous voyez ce que je veux dire ? Je dis dans un chapitre du livre « cette histoire que je ne voulais pas être mon histoire ». Pourquoi, si je suis violé, est ce que je ne peux pas, par exemple, tout vous écrire et vous demander d’aller témoigner à ma place ? Pourquoi est-ce que je dois vivre la violence par les mots après l’avoir vécu dans mon corps ? Pourquoi la justice et l’état sont si peu inventifs ? Ce sont des questions qui peuvent sembler folles parce que le pouvoir fait en sorte qu’elles ne soient pas posables. Geoffroy de Lagasnerie réfléchit aussi à tout ça, d’un point de vue philosophique, dans son livre Juger.

Oui, d’autant plus que quand vous portez plainte, la police ou les médecins interprètent ce que vous leur dites, et ils déforment le témoignage, ce que vous dites est aussitôt transformé…

Exactement. C’est un autre enjeu du livre : aussitôt que quelqu’un essaye de dire quelque chose, ses mots sont pris dans les mots des autres. Ils sont capturés, interprétés, déformés. Toute la construction littéraire d’Histoire de la violence reflète cette problématique : puisque que la narratrice principale du livre, c’est ma sœur. C’est un livre autobiographique, mais je n’en suis pas le narrateur. Dans le roman, je suis dans une chambre et j’entends ma sœur dans la pièce d’à-côté raconter à son mari ce que j’ai vécu – la rencontre, l’agression, la plainte. Et ce qu’elle dit ne correspond pas à ce que j’ai vécu, il y un écart entre ce que je lui ai dit et ce qu’elle dit que je lui ai dit. Quand j’ai publié Eddy Bellegueule, je disais que c’était un roman sur le manière dont le langage des autres nous définit, nous construit une identité, par exemple avec l’injure: «Tu n’es qu’un pédé, tu n’es qu’une femme, sale juif, sale arabe». Dans Histoire de la violence, ma sœuf parle de moi, de ce que je suis, mais ses mots ne me constituent pas, ne correspondent pas à mon expérience, au contraire, il y a un décalage, une distance immense entre ce qu’elle dit de moi et ce que je suis réellement. Et la souffrance nait de là, de cet écart, de cet échec du langage.

Cet échec se reproduit avec la police quand je porte plainte : je leur parle de l’agression, et comme le garçon qui m’a agressé a des origines algériennes, ils interprètent ce que je leur dit comme la preuve que les Non-blancs sont dangereux, ils répètent avec un sourire triomphant « Ah c’est un Arabe » (et chaque ligne du livre vise à pulvériser cette interprétation raciste de la police, je n’aurais jamais pu l’écrire sans ma volonté enragée de me venger de ce racisme). Puis la procédure continue et la police me dit : « Alors cette personne qui vous a agressé va aller en prison », et ils ne me demandent pas ce que j’en pense, ils ne demandent pas si je suis d’accord pour que ma propre histoire serve à produire cet effet violent, l’emprisonnement.

George Didi-Huberman a écrit un livre magnifique, Peuples en larmes, peuples en armes, où il parle des larmes comme d’une force politique, comme une manière de porter une plainte, de délivrer un message au monde. Ce qui m’intéresse dans Histoire de la violence, c’est de montrer comment, justement, même nos larmes peuvent nous être volées. Vous allez devant la justice, vous allez au tribunal pour y porter vos larmes, et la justice en fait ce qu’elle en veut, elle peut s’en servir pour produire encore plus de violence : du racisme, de l’emprisonnement, etc. De ce point de vue, il est bizarre d’utiliser l’expression « rendre la justice », il est bizarre d’associer la justice au verbe rendre, car la justice ne rend rien, elle prend. Ce vol des larmes, on en retrouve un cas exemplaire, à un autre niveau, après les attentats du onze septembre au Etats unis, où beaucoup d’américains étaient traumatisés, bouleversés par la violence, et où l’administration américaine s’est emparée de ces larmes pour justifier la guerre en Afghanistan.

« La violence n’est pas un accident de nos systèmes, elle en est la fondation », écrit Slavoj Zizek. Souscrivez-vous à cette phrase ?

Oui, c’est très juste. Il y aussi chez Michel Foucault cette intuition que la violence est au fondement de tout. Foucault a montré comment, dans une société, toute affirmation, toute création, toute invention d’une catégorie sociale rime avec la violence. La société a créé la raison, l’idée même de la raison en excluant les fous, voire en les détruisant et en les mettant à mort. Le monde dans lequel nous vivons a défini ce qu’était une sexualité « normale », en excluant les hérésies sexuelles, en brulant ou en pendant les homosexuels. La société française s’est inventée et continue à se définir perpétuellement par un dedans et un dehors, des inclus et des exclus, des citoyens français qui peuvent vivre sur le territoire français et des foules qui peuvent mourir dans la Méditerranée puisque la France ne veut pas d’eux. La violence, chez Foucault, est là, tapie dans chaque relation, chaque respiration, dans toute affirmation d’un « Je suis », je suis français, je suis doté d’une sexualité normale, je pense donc je suis.

Cette violence qui est au fondement du monde dans lequel nous vivons et donc de ce que nous sommes est la matière de mon écriture. Mais de fait, quand je parle de violence, je me focalise moins sur les logiques de l’exclusion, que celles de la persécution. Dans mon premier roman, on peut dire qu’Eddy Bellegueule est un enfant exclu, mais il est avant tout persécuté : par les deux garçons qui viennent le frapper tous les jours dans le même couloir, par ses parents qui l’incitent sans cesse à s’expliquer sur ce qu’il est :  pourquoi il est si différent des autres enfants, pourquoi il n’est pas assez masculin, pourquoi il ramène la honte sur sa famille à cause de tout ça ? Il en va de même pour la plainte dans Histoire de la violence, qui vous met dans une situation où vous êtes constamment convoqué, par la police, par le juge, par les médecins. Le père de Reda aussi, quand je raconte sa vie très difficile dans un foyer Sonacotra, n’est pas d’abord quelqu’un d’exclu mais d’abord quelqu’un de persécuté par le pouvoir, par le racisme etc. Quand j’écris, j’essaye d’opérer ce glissement d’une problématique de l’exclusion vers une problématique de la persécution – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’exclusion, mais que la persécution peut nous permettre de comprendre la violence d’une manière différente.

Dans En finir avec Eddy Bellegueule, vous écrivez « Il accumulait la haine en silence » et « comme un enfant qui reproduit l’état dans lequel il voit ses parents, sans savoir pourquoi ». Peut-on dire que vous définissez l’habitus sociologique comme une accumulation en silence qui se produit par une reproduction irréfléchie ?

Le silence est une dimension fondamentale de nos vies. Alors oui, je crois que nous accumulons beaucoup de ce qui nous entoure, de ce qui n’est pas nous, sans nous en rendre compte. Dès qu’il y a violence, il y a silence. J’ai remarqué que chaque fois qu’un écrivain consacrait son œuvre à écrire la vie des dominés, des persécutés, comme le font Toni Morrison, Annie Ernaux ou Ta Nehisi Coates, en racontant la vie des Noirs aux états Unis ou des classes populaires en France, il se heurtait au reproche de la victimisation. Ce mot, depuis des décennies, oriente une partie de la critique littéraire ou de l’analyse sociologique. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Justement qu’il n’y a pas assez de silence, que l’on parle trop des victimes, que l’on dit trop fort les logiques qui peuvent faire de nous des victimes à un moment de nos vies (car bien sûr on n’est jamais seulement et pour toujours victime). Or, si on regarde Clara, la sœur dans Histoire de la violence, elle parle de sa vie très dure, faite d’ennui et de travaux éprouvants dans un petit village du Nord. Pourtant quand elle décrit cela, elle ajoute toujours, juste après : « Mais bon, je n’ai pas à me plaindre ». Elle dit qu’elle n’a pas à se plaindre, alors qu’elle a des raisons objectives de le faire – comme si la plainte était trop lourde à porter, justement à cause de la double souffrance du témoignage, et comme si elle connaissait les sanctions sociales auxquelles elle s’exposait en se plaignant.

Toni Morrison

Toni Morrison

Dès lors, il existe deux visions irréconciliables du monde : celle qui consiste à dire que les individus se plaignent trop, qu’ils se disent trop victimes, qu’il faudrait qu’ils se taisent un peu, qu’ils ne parlent pas des victimes que le monde social produit sous peine de faire de la « victimisation ». Et l’autre position, qui affirme qu’étant donnée la masse globale de violence dans le monde, la misogynie, l’homophobie, le racisme, la question de départ qu’il faudrait se poser est la question opposée : pourquoi se plaint-on si peu ? Pourquoi entend-t-on si peu de gens dire « j’ai été victime de la violence » ? Pourquoi est-ce que c’est si difficile ? C’est une question qui a été très importante dans l’histoire du féminisme, par exemple sur la question du viol. Ces deux visions sont absolument, irrémédiablement opposées. La vision selon laquelle la victimisation est un problème a toujours été une idée conservatrice. La vision progressiste est de comprendre pourquoi il y a tant de silence comme vous le disiez, pourquoi il est aussi difficile de se constituer comme victime.

Dans ses cours de sociologie générale au Collège de France, Bourdieu professe la chose suivante : « L’une des ruses de la raison sociale, c’est que le monde social vous envoie de gaieté là où il veut que vous alliez, et vous ne voudriez aller pour rien au monde ailleurs qu’à l’endroit où on veut vous envoyer. C’est l’amor fati que j’ai décrit plusieurs fois. Pour faire comprendre, je dirais que la plupart des expériences biographiques sont de ce type. La plupart du temps, nous allons là où le monde social nous aurait envoyés de toutes façons, mais nous y allons contents. C’est ce qu’on appelle la vocation. Il y a évidemment des exceptions, et elles sont très importantes : il suffit qu’il y en ait une seule pour que cela change tout – c’est la liberté ». Peut-on placer votre travail sociologique et littéraire sous l’égide de cette phrase ?

Oui, je l’ai beaucoup dit mais je crois, comme Deleuze, qu’une exception individuelle, une fuite même à l’échelle d’un individu, peut faire fuir le système. J’ai souvent cité cet exemple : quand, au XXème siècle, des millions et des millions de Noirs ont fui les états du Sud des Etats Unis pour échapper à la ségrégation raciale, ces départs étaient des départs individuels, des départs d’individus ou de familles isolées, qui, agrégés, ont produit une transformation radicale des Etats Unis. On pourrait dire d’une certaine manière que chaque fuite individuelle produisait d’autres fuites individuelles, qui proliféraient, qui proliféraient à n’en plus finir, qui faisaient littéralement fuir les Etats du Sud, car chaque acte de fuite rendait la fuite pensable, un individu qui fuyait faisait exister la fuite comme un possible dans la tête des autres, comme une espèce de modèle imitable. Il n’y a pas d’acte, même le plus singulier, même le plus isolé, qui n’ait une portée collective. En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence sont deux histoires de fuite, Dominique Conil l’avait fait remarquer dans Médiapart, et bien sûr, ce sont des livres qui appellent à la fuite.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

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