Entretiens/Philosophie/Sociologie

Dialogue entre Sandra Laugier et Geoffroy de Lagasnerie : « Notre rôle est d’interroger les formes de la pensée » (1/2)

Geoffroy de Lagasnerie et Sandra Laugier © Julie Gademann

Geoffroy de Lagasnerie et Sandra Laugier ©Julie Gademann

Sandra Laugier est philosophe. Professeure de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle dirige le Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne (PhiCo). Auteur de nombreux ouvrages, tels que Recommencer la philosophieLa philosophie américaine aujourd’hui (PUF, 1999 – nouvelle édition augmentée, Vrin, 2014), Faut-il encore écouter les intellectuels ? (Bayard, 2003) ou encore Pourquoi désobéir en démocratie ? (avec Albert Ogien, La Découverte, 2010), ainsi que plusieurs ouvrages autour de la pensée de Wittgenstein et la philosophie américaine.

Geoffroy de Lagasnerie est philosophe et sociologue. Professeur à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, il est l’auteur notamment de L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning (Fayard, 2015), Logique de la création (Fayard, 2011). Il dirige la collection « à venir » aux éditions Fayard. En 2016, il a publié Juger. L’Etat pénal face à la sociologie (Fayard), livre autour duquel nous avions réalisé un entretien. En janvier 2017, il publie Penser dans un monde mauvais (PUF), l’occasion de ce dialogue autour de la figure et du rôle de l’intellectuel, de la réhabilitation de la figure de l’auteur, notamment dans un monde qui est mauvais.


Ton ouvrage s‘intitule Penser dans un monde mauvais. Est-ce à dire que la pensée aurait disparu de l’espace public, que nous vivons une époque de la réaction, notamment sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux de télévision où des personnes viennent réagir à l’actualité, et qu’il faudrait remettre la pensée au centre ? Est-ce le projet du livre ?

"Penser dans un monde mauvais", Geoffroy de Lagasnerie (PUF, janvier 2017)

« Penser dans un monde mauvais », Geoffroy de Lagasnerie (PUF, janvier 2017)

Geoffroy de Lagasnerie : Non ce n’était pas du tout cette idée-là. Il faut se méfier de notre tendance à nous focaliser sur ce qu’il y a de plus visible, c’est-à-dire sur l’espace public et médiatique, sur les idéologies et les idéologues qui circulent. Il y a toujours une histoire plus invisible, plus souterraine, plus latérale de la pensée, qui se maintient dans son autonomie, ses exigences, ses valeurs. Il y a toujours une domination de la pensée sur la non-pensée, qu’elle prenne la forme de pulsions réactives ou d’énoncés doxiques. Ce n’est pas parce que les idéologies réactionnaires ou conservateurs sont plus visibles ou font plus de bruit, qu’elles sont plus existantes : au contraire, elles se définissent négativement par rapport à ce qui leur échappe et sont obsédées par les discours de l’avant-garde.  Je pense également que les blocs discursifs réactionnaires disparaissent d’autant plus vite qu’ils sont plus visibles: ils sont soutenues par des systèmes conjoncturels et comme la conjoncture changera, ils disparaîtront avec elle. Je précise quand même qu’il faut se méfier du piège qui consiste à associer discours conservateurs ou réactionnaires au “visible”, au “médiatique”, car cela conduit à oublier la quantité d’énoncés politiquement nocifs qui circulent aussi, en même temps, dans les espaces de la circulation restreinte et académique. La réaction n’a pas son lieu privilégié dans les médias…

En fait, ce que je veux interroger dans ce livre, ce sont les formes de la pensée et du savoir. Il y a différentes manières de devenir auteur, différentes manières de penser, d’écrire, de publier, de produire des connaissances. La pensée est toujours concrète, inscrite dans des dispositifs. Dès lors, il faut interroger les différentes manières de penser, de produire de la connaissance, de faire de la politique. Rentrer dans le monde de la pensée, c’est souvent reprendre à son compte les dispositifs institutionnels de la pensée et de l’écriture et déployer sa pratique à partir de là. Que voudrait dire à l’inverse partir de la situation du monde pour reconstruire un concept de pensée, de science sociale, d’intervention, de champ…

Sandra Laugier : Là-dessus je suis tout à fait d’accord avec Geoffroy. Il s’agit de resituer la pensée dans le monde d’aujourd’hui. Ce qui important d’abord dans Penser dans un monde mauvais c’est cette volonté de reconsidérer le rôle de la pensée et de l’intellectuel.le. Il est vrai qu’étant donné mon orientation philosophique un peu différente, j’ai un concept de la pensée plus minimaliste, plus ordinaire, propositionnel en quelque sorte et je ne considère pas que ce soit quelque chose de spécifique, et de réservé aux intellectuels. La pensée est quelque chose de totalement partageable, potentiellement collectif, et qui en quelque sorte n’appartient pas au sujet, se trouve au dehors ou dans ses pratiques, ses paroles. La question est donc de savoir comment on va caractériser le type de pensée qui va s’exercer dans ce monde, le juger et le transformer.

Mais est-ce que cela suppose qu’il y ait des professionnels de la pensée ? C’est ce qui me gêne. Car dès qu’on dit « penser » comme un truc abstrait,  dans un contexte comme celui-là, cela veut dire être un Penseur avec une certaine essence, une vie, un statut social… Qui est attrayant, on a envie de jouer ce rôle. Voilà l’interrogation supplémentaire que j’aurai : est-ce que ce n’est pas un certain profil et un certain rôle que l’on revendique quand on parle de  « penser »?

GL : En effet, la vraie question est à la fois politique et épistémologique : est-ce que parler de la pensée, cela implique une hiérarchie entre les pensées que Sandra appelle les pensées ordinaires, les connaissances ordinaires, les pratiques ordinaires, et les pensées des professionnels ou disons plutôt les pensées élaborées ? Est-ce qu’il y a un lieu de la pensée par exemple ? Est-ce qu’il y a des connaissances supérieures à d’autres ? Alors, effectivement, je pense que le livre est une manière d’interroger un certain type de représentations qui sont très fortes aujourd’hui dans la gauche et dans la gauche radicale, – et je pense que Sandra approuve ces positions-là – qui consiste à privilégier une idée de la pensée comme activité plus partagée, plus immanente, plus dispersée dans le monde social et à rompre avec la figure de l’intellectuel avec ce qu’elle induit comme idée de verticalité. Je crois que l’un des enjeux du livre est de montrer qu’effectivement une pensée que j’appelle « oppositionnelle » ne peut se construire que dans un moment de rupture avec le sens commun, les savoirs partiels, les vérités et les critiques locales. Et je crois que l’idée de recherche n’a de sens que si l’on a des choses à dire à celles et ceux à qui l’on s’adresse et qu’ils ignorent… Ce qui m’amène à reprendre à mon compte, pour la redéployer, la tradition bourdieusienne, canguilhemienne, althusserienne de la rupture épistémologique, de l’inconscient. Mon livre peut être compris comme une forme de réhabilitation de la figure de l’auteur et de la distance entre les savoirs spontanés et les savoirs élaborés, distance nécessaire à l’élaboration d’une pratique oppositionnelle qui reconstitue les systèmes dans lesquels nous sommes pris à notre insu. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de pensée critique dans le monde social. Au contraire, mais là apparaît le problème : nous sommes tous produits comme sujets critiques en tant que nous sommes inscrits dans des systèmes de pouvoirs qui nous fournissent du langage et des modes de critiques internes à eux. Dès lors, nos modes de critiques sont souvent encore tributaires de valeurs, de croyances, de normes inconscientes et non interrogées. Ainsi, c’est un geste de dégagement par rapport à ces pratiques ordinaires qui est nécessaire si l’on souhaite objectiver les systèmes de pouvoirs dans lesquels nous sommes pris. Et ce geste est le propre de l’intellectuel et de l’objectivation. J’ajoute qu’en disant cela je n’interroge pas seulement les savoirs spontanés des acteurs ou des militants, etc. mais aussi d’autres types d’énoncés et de savoirs, comme ceux que produisent les sciences sociales contemporaines (notamment ethnographiques) lorsqu’elles se contentent de penser par objet.

Michel Foucault

Michel Foucault

Je prends un exemple : celui de Foucault sur la prison. Foucault a toujours insisté sur le savoir des prisonniers : ils ont un savoir pratique sur les conditions de détentions, sur ce qu’on veut leur faire en prison, sur le rapport au temps, le rapport à l’enfermement…. Mais, en même temps, il est évident qu’écrire Surveiller et punir, reconstituer des systèmes disciplinaires, faire l’analyse de la fonction objective de système pénal et montrer qu’elle consiste à produire de la récidive…etc., c’est proposer une analyse du système carcéral qui échappe à la perception locale des prisonniers (mais aussi des avocats, des gardiens de prison, des historiens ou des sociologues traditionnels) et qui a pour fonction de leur apporter quelque chose de libérateur, de nouvelles armes, de nouvelles compréhensions d’eux-mêmes – bref un supplément de conscience. De ce point de vue-là, je crois qu’effectivement, la figure de l’auteur et l’image d’une connaissance qui peut nous déplacer par rapport à nous-mêmes est très importante si on veut produire des connaissances qui ne sont pas intégrées dans les systèmes institués.

SL : Oui, c’est vraiment l’enjeu et rétablir l’auteur sans forcément remettre le sujet en majesté est bien un enjeu dans la pensée contemporaine, au moins sous un mode sceptique, avec le questionnement, qu’on trouve chez Stanely Cavell et d’autres, sur ma capacité à habiter mon corps, ma voix ; à être l’auteur et l’acteur de mes pensées, de mes actions  et de ma vie, ce qui est une forme de confiance et d’authenticité qui sont constamment à gagner, une forme de reprise de possession de soi. A vrai dire, ce livre m’a réellement donné à penser et fait douter, puisque, comme tu le rappelais, je travaille depuis longtemps en direction de la définition d’une pensée, en un sens, dépsychologisée, avec une approche pragmatique, collective, immanente de la pensée, en tant que exprimée dans le langage, les conversations  et les façons d’être ordinaires ;  et donc à cela correspond des modèles d’intellectuels qui vont être dans une forme de relation horizontale avec la pensée ordinaire, comme une sorte de démocratie intellectuelle, comme je le disais dans un ancien article d’Esprit (“La pensée de l’ordinaire et la démocratie intellectuelle”) à une époque où ils toléraient un peu la diversité. Et en même temps, ce qui est très clair, c’est que l’on a aujourd’hui une sorte de manque véritable d’intellectuel.le.s., non pas comme guides ou modèles, mais comme producteurs de paroles justes, fiables. Je dirai pas d’intellectuels « critiques » car pour moi c’est un terme complètement galvaudé et récupéré par des personnes, justement, très peu critiques, ou autoproclamés critiques, mais, disons, un intellectuel qui est réellement une voix propre, la sienne, et qui ne soit pas pris dans ce que j’appelle, avec Raph Waldo Emerson (un de mes maîtres à penser, il en faut bien) le conformisme. Quand je dis conformisme c’est un conformisme propre aux intellectuels, pas exactement un conformisme social. C’est là la difficulté, c’est pour ça que c’est important de poser la question de l’intellectuel aujourd’hui, car, de fait, on sort – ou en tout cas je l’espère – d’une phase où on n’a connu que des « intellectuels » totalement conformistes qui, même s’ils voulaient se dire critiques ou subversifs, étaient clairement du côté du pouvoir, très engagés dans le système tel qu’il est, en support du système disons.

Donc, c’est vrai qu’opposer à ces forces juste une voix collective ordinaire, c’est certainement insuffisant. Il faut aussi des individualités, et je crois que cette question de l’individu est centrale pour toi Geoffroy comme pour moi. Il faut des formes d’individualités, pour contrer l’individualisme sans individualité qui porte le conformisme ; et je crois qu’il n’y a pas de contradiction entre cette approche ordinaire du public et le fait que cela doit soutenir l’expression des individualités de chacun. Il me semble que ce qu’il y a aujourd’hui dans ces voix d’intellectuels conformistes, c’est une absence totale d’individualité. Défendre les individualités, réhabiliter des formes d’individualisme critique, non égoïste, ce n’est pas quelque chose qui va à l’encontre de la voix/voie plus démocratique de la pensée que je défends : c’est une individualité exemplaire, partageable qui montre que chacun.e, dès lors qu’il.elle prend en main son style propre d’expression et cette forme de confiance en soi qu’on doit trouver en comptant sur soi-même, en se fondant sur sa propre expérience, peut accéder aussi à cela. Ainsi on peut inventer un nouveau mode de l’intellectualité – car on ne peut pas négliger la sensation qu’on a ressentie les uns les autres – du manque d’expressions fortes à gauche, d’un terrain occupé par la droite.

GL : Absolument !

SL : Je crois qu’il faut absolument affronter, avec de nouveaux outils, ce problème auquel j’avais répondu un peu déjà dans un petit livre Faut-il écouter les intellectuels ? et où je disais que les intellectuels conformistes ne méritaient pas d’être entendus, ni même le titre d’intellectuel. Puis plus récemment j’ai écrit un article avec Albert Ogien autour de la polémique « Où sont passés les intellectuels de gauche ? », question qui a fait quelques gros titres en 2015, et à quoi on avait répondu qu’on s’en fiche, d’où ils sont.

"Faut-il encore écouter les intellectuels ?", Sandra Laugier (Bayard, 2003)

« Faut-il encore écouter les intellectuels ? », Sandra Laugier (Bayard, 2003)

Cette question n’est pas pertinente parce que je trouvais que cette figure de l’intellectuel, médiatique, provocateur ou donneur de leçons (c’est pareil) et se prétendant pourvu d’une compétence de pensée…  c’est une figure qu’il faut laisser à la droite, qu’il fallait qu’on invente autre chose ; à partir de cet ancrage démocratique, donc sans tomber dans la figure de l’intellectuel prétentieux et conformiste, mais en mettant tout de même en avant une individualité, une voix singulière. Reste alors à rendre compatible cet individualisme et la nécessité d’être public et c’est en suivant sa voix – « suivre sa constitution » dit Emerson, articulant l’intime au politique  : trouver une « constitution » politique qui permette à chacun de trouver expression, d’être exprimé par le commun et aussi d’accepter de l’exprimer. C’est bien la visée de l’intellectuel ; retrouver une expression adéquate. La confiance en soi nous engage non pas à trouver une confiance subjective (ou transcendantale, ou psychologique)  mais à retrouver la capacité à être expressifs et justes : un individualisme de l’ordinaire en quelque sorte, tel que Dewey le définit.

L’enjeu serait donc de délaisser la dénomination « intellectuel » à la pensée réactionnaire, à la droite, ou est-ce qu’au contraire l’objectif est de se réapproprier ce terme, même s’il est saturé, galvaudé ? Faut-il imposer une nouvelle forme ?

GL : Je ne pense pas qu’il faille accorder à la droite le statut d’intellectuel. Il n’y a pas d’intellectuel de droite, mais il y a des personnes qui réagissent à l’actualité, qui ratifient des pulsions spontanées, qui font du bruit avec leur bouche, qui transcrivent l’ordre social en mots, mais ce ne sont pas des intellectuels, des producteurs d’idées…

SL : Ce ne sont pas des penseurs mais des alliés, des soutiens et je dirais même des souteneurs du système !

GL : Exactement !

Des complices ?

GL : Non seulement des complices en effet, mais c’est même plus que cela : ce sont des expressions du système. Il faut leur retirer le qualificatif d’ « intellectuel » et évidemment de « savant », de « chercheur », etc. En fait, tout cela renvoie à une question très importante, dont vient juste de parler Sandra, sur les intellectuels et la gauche. La tendance aujourd’hui, dans la gauche critique, dans l’université, est souvent de dire que Sartre, Foucault, ou Bourdieu sont de vieux modèles et que maintenant, il faut élaborer et privilégier une recherche collective : la figure de l’auteur ne serait plus une figure actuelle pour la gauche ou la recherche et il faudrait se réjouir de la disparition de figures de cette envergure. Personnellement, je pense que c’est une grave erreur, et je revendique ce mode de subjectivation. Pour moi, la question de la figure de l’intellectuel renvoie à la question des conditions nécessaires pour être autonome dans l’espace public, médiatique, politique, éditorial, académique. A quelle condition est-il possible d’imposer un discours, de transformer les dispositifs donnés ? A quelles conditions peux-tu imposer à une chaîne de télévision, à un journal, à un parti politique, à une discipline académique, une nouvelle forme de discours, de nouveaux objets, une certaine radicalité… ? Si tu es un auteur, que tu as une œuvre, une pensée, tu peux très bien t’imposer à l’espace public, tu peux forcer les journalistes à t’inviter, à dire ce que tu veux dire et donc tu peux recréer un espace de discours un peu nouveau. Si jamais ne tu dissous la figure de l’auteur, tu crées des professionnels qui sont condamnés à l’hétéronomie car condamnés à accepter les dispositifs – académiques ou médiatiques – institués pour exister, pour être visible. C’est pour ces raisons que je pense que tout discours qui se satisfait de la disparition de la figure de l’intellectuel façonne les bases du conservatisme politique ou disciplinaire. Je crois profondément que l’autonomie intellectuelle, qui est la valeur essentielle, est intrinsèquement liée à l’idée d’auteur.

Comment être, en ce sens, un intellectuel qui a de l’importance pour des personnes qui n’ont pas accès aux travaux universitaires ? Comment imposer sa voix sans passer nécessairement par des canaux de diffusions plus populaires, comme la télévision ?

SL : Ce n’est pas forcément pas à partir de ce type de présence ou d’émissions dans les médias qu’on va agir ; parce que, pour nous, cela va partir plutôt de textes ou livres que l’on fait et qu’on diffuse, et qu’on a ensuite l’occasion de présenter. Certes les figures médiatiques s’appuient sur des ouvrages, mais qui sont plutôt des essais, des formes d’enregistrements ou d’éléments de ce qu’ils racontent tout le temps, c’est du livre en aval. En revanche, pour nous et beaucoup de chercheurs qui ont une présence discrète mais ne souhaitent pas non plus se tenir noblement à l’écart, c’est plutôt en s’appuyant sur un parcours intellectuel (je n’ose pas dire œuvre) qui donne des outils pour penser des nouvelles situations, à partir d’ouvrages ou de réseaux de textes qui constituent une base théorique… qu’on va s’exprimer, à partir d’une personnalité ou de convictions intellectuelles dont nos expressions sont… l’expression.  Ensuite, faut dire que ceux que l’on voit beaucoup à la télévision, à la radio…etc. ont besoin d’un positionnement et d’idées assez caricaturales, pour pouvoir se mettre dans un schème qui va dans le sens d’un pouvoir. Bien évidemment, il peut y avoir par endroits des éléments un peu critiques dans leur discours, mais globalement, ce sont des personnes qui vont avoir un discours bien intégré au système et ils vont plutôt critiquer les autres membres de la société, plutôt qu’eux-mêmes. Le contentement de soi, c’est la première marque des intellectuels en vue. Alors que pour nous, c’est le mécontentement de soi, voire la déception, le désir de mieux faire qui permet d’avancer.

C’est pour cela que j’espère que nous sommes en train de créer une présence originale, pas médiatique certes mais publique, c’est-à-dire que nous avons des textes qui circulent beaucoup, qui sont cités dans les réseaux, mais qui sont aussi cités (bizarrement) dans les milieux académiques. Et c’est important aussi de vouloir atteindre des étudiants, des jeunes, qui ont l’esprit libre (souvent) et étant donné que le nombre de jeunes qui font des études aujourd’hui a littéralement explosé, lorsqu’on touche un public d’étudiants, un public académique, c’est déjà considérable. Sans parler d’Internet, où les informations circulent énormément. C’est pourquoi, même si on ne passe pas tout le temps à la télévision, ou moins à la radio que les gros « penseurs » réactionnaires, ce que l’on écrit se diffuse largement auprès de personnes pertinentes pour nous. Car c’est cela aussi l’élaboration de la personnalité de chacun, sur le net, et avec les contenus dont elle.il dispose :  on peut se constituer à partir des fragments de ce qui vous intéresse. Donc, ce point de la célébrité ne m’inquiète pas vraiment puisque de toute façon on ne peut pas être totalement médiatique et faire une œuvre qui compte même un peu, c’est juste impossible. D’ailleurs, je ne pense pas que des personnes comme Sartre ou Foucault étaient des personnes si médiatiques que cela, enfin si mais ils se sont fait connaître d’abord par leurs livres et leurs cours et à partir de là ont élaboré leur personne publique.

GL : Je suis tout à fait d’accord. Lorsque j’ai sorti Penser dans un monde mauvais, on m’a fait cette objection : « un film d’Oliver Stone a plus d’impact qu’un livre de Noam Chomsky ». Ou alors : « est-ce que vous ne surestimez pas la force des concepts et de la théorie ? ». C’est aussi une question que je me suis posé et je crois que finalement j’ai trouvé une réponse : quand on affirme cela, on a une représentation faussée du champ culturel, parce que statique, alors qu’il faut adopter une vision dynamique et temporelle. La question suppose de faire comme si Oliver Stone ne pouvait pas lire Chomsky, comme s’il n’allait pas sur Internet pour regarder une intervention et que cela n’allait pas l’influencer pour faire un film. Il faut comprendre que le champ culturel est un lieu où les œuvres circulent. Par exemple, Sandra peut publier un livre, un article dans Libération et qui peut être lu par un écrivain, par un cinéaste, par un militant politique qui peut s’en servir, qu’il peut transmettre à quelqu’un qui va aussi s’en servir, et dans ce mouvement, il y a des milliers de personnes qui vont être influencées par sa pensée, même si cet effet n’est directement visible, perceptible et mesurable.

Noam Chomsky

Noam Chomsky

SL : Même si ce n’est pas fait sous notre nom parfois. Par exemple, je sais que des éléments des articles ou les livres que j’écris ont parfois été repris dans des programmes du Parti Socialiste, ou je les retrouve dans des travaux d’étudiants ou de chercheurs. C’est plutôt agréable de voir ses idées circuler et être appropriées et c’est ce qu’on veut. La phobie du plagiat c’est une sorte de peur de cette circulation des idées qui se trouvent répandues dans l’espace public, mais c’est aussi un manque de confiance en soi, en la possession qu’on a de ses propres idées. C’est pour cela qu’on peut dire que les idées ne nous appartiennent pas forcément en propre. Mais alors comment est-ce qu’on peut penser une individualité sans possessivité par rapport à ses idées ?

GL : Si on veut créer des pensées nouvelles, il faut créer des plateformes nouvelles, et pas seulement de diffusion mais aussi d’interlocution. L’un des rôles de l’intellectuel oppositionnel c’est de produire des espaces ou des modes de diffusion qui échappent aux circuits prescrits. Ou alors peut-être qu’il faudrait dire qu’une pensée oppositionnelle invente toujours, par définition, ses propres circuits et espaces, qu’elle engendre des agencements différents, mais qu’il serait peut-être bien de construire cela de manière plus consciente et plus radicale. C’est quelque chose qui reste à inventer. Car il ne faut pas que l’idée vraie selon laquelle « les œuvres circulent de toutes façons » soient utilisées par nous comme un prétexte pour ne rien faire et dire que tout va bien…  Personnellement, je vois les difficultés que j’ai à être sur Youtube, à diffuser des vidéos, à passer à des formats audio ou vidéo, c’est-à-dire à multiplier les formats… Inventer de nouveaux formats est une question que doit se poser tout intellectuel. Si on reste dans les canaux prescrits, on court le risque de ne toucher que des publics prédéterminés produits par les systèmes sédimentés et la pensée tend alors à reproduire le système et à le faire fonctionner. Il faudrait arriver à toucher le non public, ceux qui se sentent exclus ou sont exclus par les circuits traditionnels de la discussion et de la réception des œuvres. Mais les intellectuels ne peuvent pas tout faire et c’est aussi la tâche de ceux qui sont déjà au travail sur ces formats de le faire. Notre rôle est de savoir interroger les formes de la pensée.

Sandra parlait à juste titre d’Internet, mais au final, on fait très peu de choses pour Internet. Souvent on filme des conférences qu’on met sur Internet, mais on n’a pas encore inventé une « pensée Internet ». En revanche, les personnes d’extrême-droite ont fait cela et ils sont très présents, très puissants. Mais personne n’a encore élaboré cela du côté de la gauche radicale. Nous n’avons malheureusement pas encore inventé ce que serait une intervention philosophique sur Internet. Par exemple, je suis présent sur Twitter parce que je ne vois pas comment on peut être un philosophe moderne et ne pas être sur Twitter. Il y a un rapport entre l’avant-garde et la nouveauté et c’est bien d’être dans les nouveaux formats pour atteindre de nouveaux publics, car sinon c’est un public qui ne vient pas à la pensée. Créer des formes et des plateformes est, selon moi, est un enjeu capital.

A ce propos, tu parlais tout à l’heure de Foucault, de Derrida, de Bourdieu, mais on peut aussi penser à Deleuze, qui sont tous des penseurs, des intellectuels qui se sont toujours situés en marge vis-à-vis de l’Université, dans une position critique vis-à-vis de l’Université. Est-ce que cette position est nécessaire pour trouver son autonomie, pour affirmer son individualité ?

SL : Je ne pense pas que les personnes dont tu parles aient eu le choix. Quelqu’un comme Derrida a été assez rejeté par l’Université classique, même s’il a eu une belle carrière. Foucault a une carrière plus aisée pour des raisons parfois de hasard mais aussi par la force transversale de son œuvre. Mais de fait, l’Université est toujours extrêmement réfractaire à une pensée qui change les choses puisqu’elle est enfermée dans des critères qui la conduisent à récupérer des personnes qui sont conformes à des champs scolaires. Alors, il y a le cas de Bourdieu qui est particulier, puisque Bourdieu a pu acquérir un pouvoir académique important en fin de compte, qu’ont hérité ses proches. Comme Geoffroy le dirait, ça veut dire quelque chose…

GL : Mais Bourdieu n’a pas eu de poste universitaire, il n’a pas fait de thèse, il a été attaqué par une grande partie du champ académique…

SL : C’est vrai, tu as raison. Mais même attaqué, il a pu se constituer en contre-orthodoxie. Par ailleurs quand des personnes hétérodoxes, originales ont fait des carrières, c’est souvent qu’ils ont trouvé des gens de la génération d’avant  assez ouverts, en rupture ou séduits pour les soutenir. Toutefois, on ne verra jamais quelqu’un se fiche totalement d’une carrière à l’Université au sens large. Peut-être Sartre… ?

GL : Sartre bien sûr, Simone de Beauvoir aussi…

SL : Maintenant l’Université s’est axée sur un public large, mais il reste un conformisme, un académisme universitaire très pesant…

"La Distinction", Pierre Bourdieu (Minuit, 1979)

« La Distinction », Pierre Bourdieu (Minuit, 1979)

GL : Sandra l’a très bien dit effectivement, mais je dirais encore une chose. Je suis en train de réfléchir au rapport entre l’académisme et la pensée. De fait, il y a nécessairement une tension entre un geste qui se donne pour tâche d’interroger voire de redéfinir un champ disciplinaire, et une attitude d’intégration dans les cercles disciplinaires institués à un moment donné. Des œuvres comme celles de Foucault, Derrida, Bourdieu, Barthes, Deleuze ou comme Sartre, interrogent les cadres disciplinaires, les normes de leur discipline. Par conséquent, leurs œuvres se sont nécessairement construites dans un geste d’écart avec ce que l’Université appelait à un moment donné philosophie ou sociologie. Si Foucault avait fait de la philosophie ou de l’histoire comme on en faisait dans les années 50, on n’aurait jamais eu Surveiller et punir ou Histoire de la folie. Si Bourdieu avait de la sociologie comme on en faisait à la Sorbonne dans les années 60, on n’aurait jamais eu La Distinction. Et si Lévi-Strauss avait fait de l’ethnologie comme dans les années 30, on n’aurait jamais eu Anthropologie Structurale. Ces auteurs ont mis en question la façon dont des rapports de pouvoir sédimentés avaient contribués à donner une définition académique à une pratique de savoir.

SL : Oui ils ont changé les concepts fondamentaux de la discipline.

GL : Il y a donc bien un écart là avec l’ « Université ». Mais en même temps, pour avoir écrit Logique de la création ou des textes qui se décrivaient comme « critiques sur l’Université », maintenant je nuancerais un peu cela en disant qu’au fond, il y a toujours dans le monde social un écart entre les personnes qui incarnent une institution et les lieux de l’institution. Ce que je veux dire par là, c’est qu’en réalité, pour moi, l’Université c’est une idée, l’idée d’expérimentation, l’idée de critique, l’idée de dissidence. Par conséquent, se mettre à l’écart de l’Université au nom du savoir et d’un futur de la discipline, c’est ça l’incarnation de l’université. En ce qui me concerne, je me sens beaucoup plus universitaire, je me sens beaucoup plus être l’un des représentants de l’idée d’université, beaucoup plus fidèle à l’idée d’université que beaucoup de gens qui occupent des positions plus institutionnelles.  Pour en revenir à Foucault, Bourdieu, ou Derrida, paradoxalement, c’est en prenant un écart avec l’université qu’ils incarnent l’idée d’Université, contre ceux qui occupaient des positions universitaires à leur époque. Paradoxalement, c’est donc ces derniers qui étaient anti-académiques, en empêchant l’expérimentation, le pluralisme, la critique. A la fois tu peux dire que Foucault, Bourdieu ou Derrida se sont construits contre l’Université. Mais il est plus intéressant de dire qu’ils ont activé les valeurs de l’Université contre l’Université elle-même. C’est un mouvement interne à l’Université. C’est ce que Sandra essaye de faire dans sa discipline et moi avec la sociologie aujourd’hui, c’est-à-dire de la redéfinir, de repenser des questions au nom des valeurs mêmes de la sociologie, de la raison, de l’Université. C’est pour ces raisons que cela revient dans l’Université.

SL : Si on pense à quelqu’un comme Derrida, c’est quelqu’un qui a été rejeté par l’Université, pendant que beaucoup de grands académiques d’aujourd’hui en poste en France, de la tendance « continentale » l’ont pillé. La vie académique est beaucoup faite de cela et souvent les précurseurs sont récupérés, leur œuvre mais pas leur personne. . Il y a peut-être quelque chose de positif à être absorbé ainsi mais c’est aussi une forme de parasitisme de la pensée par l’institution.

GL : C’est tout à fait vrai. Dans ce genre de questions, il faut toujours penser en termes d’ « international ». L’Université a un rapport avec l’idée cosmopolite, il y a un champ international de la discussion. Il ne faut pas penser que son lieu naturel c’est sa discipline dans son lieu de naissance – sinon cela revient à se laisser imposer son espace de pensée par l’Etat ! Lorsque j’écris, ce n’est pas forcément les sociologues qui sont actuellement en France qui sont plus proches de moi (même si beaucoup le sont) que des sociologues ou des philosophes allemands, anglais, américains ou turques. L’idée universitaire est toujours liée à un internationalisme de la discussion. Parfois, s’éloigner de lieux académiques permet de se rapprocher d’autres lieux académiques d’autres pays. D’ailleurs Il ne faut pas ici penser seulement à des individualités mais aussi à des intelligences collectives, comme les gender studies, la théorie queer, la théorie post-coloniale… toutes ses études se sont affrontées à des normes disciplinaires prédéfinies pour se définir comme champ et pour émerger. C’est donc un peu le même mouvement perpétuel. Mais ce n’est pas parce que ce mouvement est perpétuel qu’il est nécessaire : il doit au contraire nous amener à interroger toujours plus l’organisation académique de la production des savoirs et comment elle peut se situer en opposition avec la logique de la production des connaissances et les exigences de la science sociale ou de la philosophie.

Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey
à Paris, le 3 février 2017


Pour retrouver la deuxième partie de ce dialogue entre Sandra Laugier et Geoffroy de Lagasnerie, cliquez ici.

5 réflexions sur “Dialogue entre Sandra Laugier et Geoffroy de Lagasnerie : « Notre rôle est d’interroger les formes de la pensée » (1/2)

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  2. L’anglicisme qui consiste à utiliser « académique » (1: relatif aux académies (notamment l’Institut), et par glissement de sens 2) routinier, conformiste. etc.) au sens d’universitaire (jusqu’à créer cet étrange (et très laid) substantif : « les académiques » pour « les universitaires ») est générateur de confusions (Bourdieu distinguait d’ailleurs dans le champ intellectuel un pôle « académique » d’un pôle « universitaire ») avec ce nouvel emploi, on arase les différences et les oppositions, on se prive d’une couche de sens.

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  3. Pingback: Notre rôle est d’interroger les formes de la pensée ». Dialogue avec Sandra Laugier, réalisé par Jonathan Daudey | Réflexions de Femmes

  4. Pingback: « Notre rôle est d’interroger les formes de la pensée » | Le magazine en ligne de la Fondation littéraire Fleur de Lys

  5. Pingback: Penser dans un monde mauvais , Geoffroy de Lagasnerie, PUF | Le magazine en ligne de la Fondation littéraire Fleur de Lys

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