Esthétique/Philosophie

Break Down – L’œuvre qui casse la baraque

En une réflexion identique à celle de Tyler Durden, Michael Landy s’est rendu compte que les choses qu’il pensait posséder, le possédaient en fait lui. Pour remédier à ce constat, il fit le choix radical de détruire toutes ses possessions pour en faire une pièce artistique : Break down.


Le refus du fétichisme

Break down est une œuvre forte en raison de son côté extrême. Durant une exposition-performance de deux semaines, Michael Landy a méthodiquement détruit tout ce qu’il possédait. Cet acte, bien que symboliquement très fort, provient d’un constat simple. Si, comme l’affirme Marx, le capitalisme est avant tout une accumulation de marchandises alors la destruction des marchandises revient à détruire le capitalisme. Break down est une manière de vérifier si le capitalisme est effectivement une simple accumulation de marchandise ou s’il est plus que cela. Cette vérification passe par une tentative de destruction intégrale du capitalisme. Car avec Break down, il ne s’agit pas de simplement réduire ses possessions à l’essentiel, mais de les réduire à néant. L’apparente brutalité de l’œuvre vient alors justement de cette volonté de ne faire absolument aucun choix dans les objets à détruire.

1602305_orig

Veste du père de Landy qui fut le dernier objet détruit

C’est la destruction globale qui donne son caractère unique à cette œuvre. S’il est toujours possible de se défaire de ses possessions les moins utiles, Landy est sans doute le seul à avoir mener cette réflexion de libération vis-à-vis des marchandises jusqu’au bout. Le fait est qu’il est extrêmement difficile moralement de faire disparaître au moins certaines de ses possessions. La difficulté qu’il peut y avoir à détruire un objet venant de l’émotivité qui peut y être attachée. Bien que tous les objets aient fini par être détruits, cette émotivité était présente dans Break down. Notamment par la veste que Landy avait reçu de son père qui était présentée durant toute l’exposition jusqu’à devenir l’ultime objet détruit. En détruisant tout, même les objets auxquels il tenait le plus, Landy montre qu’il n’y a finalement aucune raison de s’attacher aux objets. Malgré tous les souvenirs qu’ils peuvent représenter, ils ne sont jamais constitutifs de la personne qui les possède. Au contraire, la tendance à apprécier les objets pour ce qu’ils représentent plutôt que ce qu’ils sont vient avant tout de ce que le capitalisme met en place dans sa présentation idéalisée des objets. Il est plus facile de faire naitre le besoin lorsque l’objet se dote de qualités complètement autres que celles qu’il possède matériellement. La publicité a d’ailleurs uniquement cette fonction d’idéalisation de la marchandise, de manière à créer le besoin ou à l’augmenter. Ce que Marx appelle le fétichisme de la marchandise.

Landy parvient, simplement par la destruction, à révéler cet aspect d’idéalisation de l’objet que le capitalisme met en place tout en le dissimulant. En détruisant les objets, il montre qu’ils ne sont rien de plus qu’une marchandise matérielle qui peut être remplacée. Aucun objet n’est préférable à un autre. La destruction de la veste de son père ne l’empêchera pas d’en retrouver une autre, peut-être identique. Paradoxalement, en détruisant les objets, Landy les réduits à leur valeur d’usage. En tant que jugés en fonction de leur valeur d’usage, tous les objets qui correspondent à un même usage et à une même qualité sont foncièrement identiques. Une marchandise ne diffère d’une autre qu’à partir du moment où l’on s’y attache en y projetant une émotivité. L’objet devient alors irremplaçable alors même qu’il n’est en fait que le signifiant d’un de nos souvenirs. C’est ce qui se passe avec la veste du père de Landy. La veste en elle-même, en tant qu’objet, n’a rien de particulier. C’est justement pour cela que, pendant le temps de la performance, un inventaire de tous les objets et de leurs histoires était exposé. Sans ces précisions, les objets demeureraient extrêmement communs et ne signifieraient rien aux spectateurs. Avec ce travail pratiquement historique sur les objets qu’ils possèdent, Landy donne les clefs de compréhension de son œuvre. Puisque l’objet n’évoque son histoire qu’à celui qui le possède, elle doit être expliquée aux spectateurs pour que la destruction de ces objets puisse représenter quelque chose. Ce besoin de préciser la provenance des objets et l’histoire qui y est attachée montre bien que la valeur émotive est quelque chose que le possesseur impose à l’objet.

MICHAEL LANDY ARTIST

Michael Landy devant l’inventaire de toutes ses possessions

Break down est une œuvre ambiguë, puisqu’elle cherche constamment à appuyer l’aspect sentimental attaché aux objets pour en magnifier la perte alors que la finalité du processus de destruction est justement de contrer l’idée capitaliste selon laquelle les objets seraient porteurs d’une émotivité. Cette ambiguité laisse en fait apparaitre un autre aspect de l’œuvre, qui est, comme Landy le dit lui-même, l’impossibilité de sortir du système capitaliste

L’adoption du système

La façon dont est présentée l’œuvre permet en fait d’en approfondir l’étude pour y trouver un propos moins manichéen. Si Break down est à première vue éminemment anti-capitaliste, puisqu’il y a une destruction complète de toutes les possessions de l’artiste, l’interprétation inverse est également possible. Certes Break down détruit des produits, fruits sacro-saints du capitalisme, et apparaît donc comme une attaque directe envers ce système, mais elle a la particularité de le faire selon le fonctionnement même du capitalisme.

michael-landy-breakdown-outside-2001

Devanture de l’exposition qui prenait place dans un ancien C&A

Le lieu choisi pour la présentation de l’exposition est déjà un premier parti pris important. Plutôt que d’intervenir dans un lieu de présentation artistique traditionnel, Landy a investi un ancien grand magasin de prêt-à-porter. De sorte que se révèle le déclin du capitalisme, qui une fois qu’il s’est retiré laisse place à d’immenses espaces capables d’accueillir un projet aussi conséquent que Break down. Seulement, le fait de choisir ce lieu a également pour effet de lui redonner vie, et non pas seulement durant le temps de l’exposition. Par le système médiatique, Landy a octroyé une nouvelle aura à ce lieu et y a relancé l’économie. Le bâtiment est actuellement utilisé par une autre marque, toujours de prêt-à-porter.

Plus encore que le lieu, la forme même de l’installation reprend tous les codes capitalistes. Au premier abord, Break down a tout d’une chaine de montage. De nombreux objets défilent sur un tapis roulant excessivement long et des « ouvriers » s’affairent autour de cette ligne d’usinage. Comme dans le fordisme, chaque travailleur a son rôle défini et encadré par la place qui lui est désignée au sein de la ligne. La seule différence est que ce n’est pas une ligne de montage mais de démontage. Nous sommes face à du fordisme inversé, tout est mis en place pour optimiser chaque étape de la destruction de l’objet. Cet ersatz semble bien sûr moquer le fordisme. Malgré toute l’optimisation que peut comporter ce système, il sert à créer et non pas détruire un objet. C’est pourquoi, dans Break down, les objets ne sont pas détruits mais démontés, ce qui prend beaucoup plus de temps que la simple destruction. En fait, Landy adopte ce système de chaine de montage comme si c’était la seul solution viable à l’effectuation rapide de n’importe quel travail. Ce qui n’est évidemment pas le cas et ce qui montre l’absurdité d’un système qui est sans cesse répété et recopié sans jamais être remis en question. De plus, cela supprime toute la dimension symbolique que peut avoir l’acte de destruction. Il n’est en aucun cas question de donner une nouvelle vie ou une nouvelle signification à l’objet. Comme toute chaine de montage, celle de Break down, est dénuée de toute humanité. Elle n’est qu’un acte répétitif sans consistance et l’objet devient, à nouveau, ce qu’il était avant d’être monté. L’objet a simplement été monté sur une chaine de production pour revenir à son état initial sur une chaine de déproduction sans qu’il n’y ait plus de dimension symbolique que cela.

p041b274

Chaine de démontage

Enfin, bien que ceci puisse paraître étonnant au premier abord, l’acte de détruire des objets est foncièrement en accord avec le fonctionnement capitaliste. Toute la mise en scène de Break down va dans le sens du capitalisme et l’acte de destruction, qui est le centre de l’œuvre, ne déroge pas à cette volonté de montrer le capitalisme dénué de toute mystification. Break down montre le système capitaliste poussé à son paroxysme et c’est bien par la destruction des objets que ce paroxysme semble pouvoir avoir lieu. Le but premier du capitalisme n’est pas la production dans le but d’accumuler des marchandises mais de les vendre. Et pour vendre plus, il faut que les marchandises se consomment plus vite : c’est l’obsolescence programmée. Ce qu’effectue Michael Landy ne va donc pas à l’encontre du système mais l’épouse complètement. Il expliquera d’ailleurs que la première chose qu’il a fait après Break down c’est de rentrer dans un magasin pour se racheter les affaires et vêtements dont il avait besoin. Baudrillard montre aussi cela en disant ouvertement que « la société de consommation a besoin de ses objets pour être et plus précisément elle a besoin de les détruire. » Michael Landy effectue de but en blanc ce que le capitalisme cherche à faire subrepticement, c’est-à-dire que les objets se consomment, donc se détruisent, le plus rapidement possible. Détruire les marchandises ne revient en fait pas à détruire le système capitalisme mais à le nourrir. Ce qui montre que la force du capitalisme ne réside pas dans son accumulation d’objets mais dans son statut de système globalisant, d’environnement protéiforme dont il est impossible de s’extraire une fois qu’il a été instauré.

La valeur de Break down est donc dans la façon détournée qu’elle a de critiquer le capitalisme. Elle ne se contente pas d’adopter une position extérieure pour le pointer du doigt. Au contraire, elle s’imprègne et s’intègre complètement au système. Et c’est justement en se faisant le système même que Michael Landy en montre toute l’absurdité. Le propos est ainsi d’autant plus fort qu’il ne va pas à l’encontre de ce qui est à critiquer. Dans ce procédé, la frontière entre critique et admiration peut paraître faible mais une différence persiste entre la façon dont le capitalisme fonctionne et la vision que Michael Landy en donne. Michael Landy montre ce qu’est le capitalisme en lui-même hors de tout ce qu’il met en place pour dissimuler son véritable but : l’accélération du cycle production-vente-consommation. C’est finalement en montrant le capitalisme sans aucun artifice que Michael Landy parvient à le détruire.

© Grégoire von Muckensturm

3 réflexions sur “Break Down – L’œuvre qui casse la baraque

  1. Pingback: Unphilosophe – Break down

    • Bonjour,
      C’est vrai que Michael Landy, en détruisant tout ce qu’il possédait, a fait disparaitre des objets pouvant être sans valeur mais la cible visée reste bel et bien les produits manufacturés qui n’existent, quant à eux, que par leur valeur marchande. Le fait que des « trésors enfantins » aient été détruits durant l’opération renforce d’ailleurs la critique. C’est justement parce qu’on s’offusque seulement que ceux-ci soient détruits qu’on se rend compte que les produits manufacturés n’ont en fait aucune importance.
      Bonne remarque, merci !

      J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.