Entretiens/Philosophie

Entretien avec François J. Bonnet : « L’empire de l’instant recèle la profondeur noire du vide »

François J. Bonnet © EH

François J. Bonnet est né en 1981. Membre du Groupe de Recherches Musicales de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA-GRM) depuis 2007, il a publié Les mots et les sons. Un archipel sonore (L’éclat, 2012) ainsi que L’infra-monde (MF édition, 2015). Il est également compositeur, plasticien et producteur sur France Musique de l’émission L’Expérimentale. En mars 2017, il a publié Après la mort aux éditions de L’éclat, ouvrage dans lequel il questionne nos nouvelles formes de vies et de rapports aux temps, l’occasion pour nous de nous entretenir avec l’auteur autour de ce court mais très puissant essai.


Votre livre s’intitule Après la mort, titre pour le moins paradoxal. Pourquoi avez-vous choisi de parler d’un « au-delà » de la mort dans cet ouvrage ?

« Après la mort », François J. Bonnet (L’éclat, 2017)

L’ « au-delà » évoqué dans le livre ne fait pas référence à une hypothétique existence post-mortem. L’ « après » ici exposé est, à l’inverse, celui du dépassement de la mort elle-même, soit par les bio-techniques qui, bien que relativement récentes, portent en germe les promesses d’un desserrement de l’emprise de la mort sur nos corps, soit par son élusion symbolique à travers l’administration et la dissimulation des mourants et le déni complexe dont le devenir-mortel est désormais l’objet dans nos sociétés. Il semble que la mort, en tant qu’extrémité radicale, et la peur de mourir qui lui est associée, ou plus exactement la façon d’administrer cette peur, s’engagent dans des procès aux résonances « sociales » et politiques constantes. La mort n’a jamais été un enjeu strictement métaphysique ne renvoyant qu’à sa propre existence. Pourtant, la mort à l’œuvre, c’est-à-dire cette implication permanente et globale de notre condition mortelle, est devenue diffuse, presque muette, tant le mécanisme de déni est désormais performant dans nos sociétés. L’horizon de la mort, en quelque sorte, se dissipe. Il paraît alors important de penser cet « après » de la mort, ce qui s’y substitue, ce qui perdure.

Etant donné que le mode d’expression philosophique est majoritairement celui du livre, c’est-à-dire un objet qui résiste à l’immédiat, pensez-vous que la philosophie a un rôle à tenir dans le renouveau de la pensée inactuelle contre l’obsession de l’instant pur ?

Il semble en effet que la pensée de l’actuel est aujourd’hui confisquée par l’actualité elle-même, c’est-à-dire par cet appareil complexe composé de rédacteurs, de médias et de terminaux dont la fonction principale est de dire le monde et de le dire, bien sûr, en « temps réel ». Face à ce temps instantané, la philosophie, à mon sens, ne peut jouer que la carte de la mise en perspective des choses, et donc travailler dans une certaine épaisseur du temps. Ce n’est pourtant pas la stratégie de tous les philosophes contemporains qui, pour un bon nombre, mobilisent une certaine histoire des idées pour la faire converger et l’actualiser dans l’instant, à la seule fin de décoder ce dernier.

Charles Péguy écrivait dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne : « Nous modernes nous ne sommes plus que des macules de journaux ». L’anesthésie du temps présent ne serait-elle pas consubstantielle à l’accroissement des productions et des réseaux de diffusion journalistiques, dans la mesure où le journaliste a les yeux rivés sur le quotidien ?

Le journalisme peut être considéré comme un symptôme de la substitution du réel par l’actuel, étant le dernier avatar de l’expression instantanée du monde. Le poids que le journalisme a désormais sur la dicibilité du monde est sans équivalent. C’est qu’il y a un accord profond et une adhésion massive dès qu’il s’agit de glorifier l’instant pour conjurer la localité et la fin de toute chose. La fonction du journalisme ne s’identifie cependant pas à l’assimilation du réel à l’instant, mais la fenêtre temporelle dans lequel il évolue presque exclusivement est devenue tellement serrée que c’est le souci synchrone qui dicte l’appréhension des choses et des événements et moins l’inverse (à savoir l’importance et l’incidence d’un événement qui définirait son temps d’exposition et ses résonances médiatiques).

Lorsque vous abordez la question de la perpétuité du présent, vous écrivez la chose suivante : « Le hachage du temps et son bégaiement servent en effet à oublier et à conjurer, dans un simulacre, la fuite éperdue du temps nous conduisant inexorablement à notre limite, à notre fin (p. 46) ». Selon vous, est-ce que cette condamnation au présent est une manière de pallier l’angoisse humaine devant l’inévitable futur (notamment tel que Heidegger l’entendait à propos du « Dasein » dans Sein und Zeit) et devant un passé qui n’est plus désirable ?

Ladislav Klima, philosophe et écrivain tchèque (1878-1928)

Il ne s’agit pas, dans ce texte, de chercher à confronter et réactiver un être-vers-la-mort face à un déni contemporain. Car la mort, on l’a dit, s’estompe, et notamment sa dimension « morale » (l’heure redoutée du jugement). C’est bien plus la mort, comme expression de notre caractère limité, fini, qui s’expose, ici. L’angoisse évoquée me paraît ainsi moins liée à la peur de disparaître qu’au scandale d’être local et d’avoir un pouvoir limité. En 2017, on peut désormais porter l’espoir, peut-être naïf, que les recherches en biologie cellulaire vont déboucher sur notre possible régénération. Il n’en demeure pas moins que le statut de chaque individu, en tant qu’être fini, local, est forcément précaire. Face à cette précarité, le Réseau interhumain, instantané, est séduisant. Et la volonté d’en être, d’y participer, engendre un comportement hébété et pathogène tel que Ladislav Klima décrivait déjà, dès l’orée du XXème siècle, sous le terme de « hâte », notamment pour évoquer la « fièvre du travail ».

 

L’être humain est-il condamné à ce piétinement temporel que vous nommez « anesthésie » ? Autrement dit, défendez-vous une position plutôt pessimiste ou optimiste en ce qui concerne notre capacité à nous extraire de ces nouvelles temporalités de l’hyper-présent ?

Il y a toujours eu du rythme. Il y avait les rituels saisonniers, la rythmique calendaire. Mais cette rythmique puisait son « tempo » dans des phénomènes macro (climatiques, agricoles, biologiques) qui excédait l’individu. Ils ont désormais perdus leur fonction synchrone, le tressage du temps s’étant resserré à tel point que la fonction rythmique s’est retrouvé atrophiée, ou hypertrophiée, cela revient au même. De la même manière que l’oreille n’est capable de discriminer un nombre fini de pulsation par minutes, au-delà de quoi elle ne perçoit plus qu’un son continu, le resserrement des événements ayant une fonction de synchronisation est devenu tel que presque plus aucun événement n’exprime sa fonction rythmique, met au contraire perpétue un état de stase temporelle, hyper-présent.

De cette stase, il ne s’agit plus désormais vraiment d’essayer de s’en extraire. Une telle idée paraît de plus en plus utopique. Il s’agit simplement d’essayer de ne pas en être esclave, en assumant son caractère fini et en superposant au temps instantané d’autres temps, ceux des souvenirs, des devenirs biologiques, des prospectives et des espoirs, ces temps projetés qui rayonnent en amont et en aval de notre temps de vie.

Relativement à vos nombreux développements consacrés au rapport entre le temps et son accélération, souscrivez-vous à cet extrait nietzschéen : « L’accélération monstrueuse de la vie habitue l’esprit et le regard à une vision, à un jugement partiels ou faux, et tout le monde ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec les pays et les gens sans quitter le chemin de fer[1]» ?

L’instant ne me paraît pas tant être l’instrument de la superficialité que celui d’un bégaiement métaphysique où chacun ruminerait son impossibilité d’être infini. L’empire de l’instant, même s’il éloigne des devenirs et d’une vie qui se déploie, recèle la profondeur noire du vide.

Entretien réalisé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey

Notes :
[1]HTH I, §282 / KSA 2, 231

2 réflexions sur “Entretien avec François J. Bonnet : « L’empire de l’instant recèle la profondeur noire du vide »

  1. Pingback: #365 jours (journal poétique, septembre 2017) – Flânerie Quotidienne

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