
« Nature morte aux pommes », Paul Gauguin (huile sur toile, 1890)
Lorsque nous acquérons un produit de la marque américaine à la pomme croquée, l’objet contenu dans le coffret épuré est toujours accompagné de deux logos autocollants. De taille moyenne, comme la pomme qui s’allume au dos des ordinateurs, ce sticker pose problème quant à son intérêt, son utilisation et son utilité. Pourquoi donc aurais-je besoin d’un autocollant à cette effigie alors que cette pomme décore déjà en partie le téléphone ou la tablette que j’emporte partout avec moi comme un membre nécessaire de mon corps ? Quand je découvre cet objet presque banal, je cherche une utilité ou au contraire, je le laisse jaunir au fond de cette boite blanche. Il se trouve aussi que certaines personnes vendent en ligne ces autocollant, comme un dealeur qui revend sa came pour espérer une plus-value et se complaire dans l’illusion du bien qu’il vient de procurer à son acheteur.
Cependant, nous observons empiriquement, sans aucun appui statistique, une forme d’étrange ironie inhérente à notre objet. La majorité des autocollants sont utilisés et apposés par des propriétaires d’appareils électroniques concurrents. Souvent, il cache une marque différente, il masque un autre logo moins prestigieux ou annonçant un produit plutôt « bon marché ». C’est exactement à cet endroit que se situe le problème posé par l’utilisation paradoxale d’un tel gadget. Pourquoi donc dissimuler une marque par une autre, qui plus est, la marque Apple précisément ? Quel intérêt revêt de donner gratuitement un sticker s’il ne semble pas conçu pour l’acheteur lui-même ? Car le comble est le suivant : pour posséder cet autocollant couvert du « prestige capitaliste », il faut qu’un tiers me l’ait légué, dans la mesure où ce dernier n’en a guère besoin. De plus, le fait même qu’il y ait toujours deux autocollants confirment l’idée qu’il est à partager, à donner — le sharing comme version économique de la communauté.
En réalité, cette gommette blanche ne dissimule pas simplement un autre logo mais elle tente d’effacer une forme de honte derrière un faux-semblant. Il est régulier que dans les bibliothèques, dans les trains ou chez un ami, nous nous laissions tromper par ce stratagème. Cette honte est d’ordre sociale puisque la personne qui en use essaie de faire croire qu’elle jouit d’une certaine hauteur de revenu. La « honte de classe » est parfaitement décrite par Annie Ernaux dans ses différents romans, c’est-à-dire cette honte que nous ressentons lorsque nous sommes plongés dans un milieu qui nous apparaît plus haut et duquel nous ignorons les codes — quand nous venons notamment d’une classe dominée, pour reprendre son vocabulaire bourdieusien, et que nous accédons à la classe dominante. D’une certaine manière, ce vécu existentiel débute dès le plus jeune âge à l’école, compris comme lieu de la prise de conscience des rapports sociaux inégaux et violents. Ipso facto, l’autocollant Apple revêt symboliquement une authentique honte de classe, qui, parce qu’elle in(sou)tenable socialement et existentiellement, pousse à fuir, à se cacher, à dissimuler et à maquiller la vérité de son existence. Il suffit de poser naïvement la question : « Ah? Tu t’es décidé finalement? T’es passé chez Apple? » pour voir le visage de son interlocuteur se décomposer, tant cette honte vient défigurer l’image qu’il avait construire avec embarras.
Derrière le souhait d’Apple d’envelopper le monde dans ces colifichets adhésifs se tient plutôt une volonté de rendre « coupable » de honte tous ceux qui ne seraient pas en mesure de s’offrir des produits de leur gamme. Cela permet de combler une honte en faisant croire à celui qui y adhère qu’il peut fuir sa condition sociale pour afficher honteusement son illusion. La fuite que l’autocollant a le vice de croire permettre met en porte-à-faux celui qui s’y brûle — qui l’y colle. Au contraire, il est enfoncé, comme renvoyé violemment à son statut social, à sa souffrance économique et la brutalité d’un monde mauvais. Sans vergogne, l’industriel du high-tech travaille en sous-sol à l’accroissement de cette honte de classe. Et lorsqu’on m’y prend, j’ai honte de ma honte car une fois « démasqué », je comprends malgré-moi que j’ai été piégé.
© Jonathan Daudey
Presque rien se compose sous la forme d’une série de chroniques philosophiques et littéraires se donnant pour objectif d’observer et d’interroger les mythologies de notre présent, de faire état de moments contemporains et d’étudier patiemment certains objets du quotidien. L’idée est de proposer de courts textes qui prennent le temps de questionner de manière inactuelle des instants actuels.