
Ali Benmakhlouf
Ali Benmakhlouf est agrégé de philosophie et professeur à l’université de Paris Est-Créteil Val-de-Marne. Spécialiste de logique et de pensée médiévale arabe, il a consacré de nombreux travaux à des logiciens comme Russel, Whitehead ou Frege sur lequel il a soutenu sa thèse de doctorat à l’université de Paris I Sorbonne (1991), tout en portant également son intérêt à des figures importantes du monde musulman comme Averroès, Al-Farâbi, Ibn Khaldûn, etc. Il a aussi publié un livre sur Montaigne (Les Belles Lettres, 2008), ainsi qu’une série d’ouvrages traitant de thèmes aussi variés que la conversation, l’identité, la raison, le droit, etc.
La pensée arabe est, comme toute pensée digne de ce nom, de bout en bout traversée de questions et de problèmes, et fourmille également d’exemples de réponses enchaînées sur des notions s’inscrivant elles-mêmes dans des constellations problématiques de compositions variées et diverses. L’objet de cet entretien a été d’essayer d’aborder, avec un lecteur éprouvé des textes des philosophes arabes, quelques-uns des problèmes propres à cette pensée. Certes, le questionnaire est demeuré très allusif quant aux figures de la pensée arabe. Cette lacune est surtout due au thème choisi de cet entretien, qui traite précisément de l’actualité philosophique de la pensée d’expression arabe, et les problèmes que la lecture renouvelée de cette pensée pourrait faire resurgir dans les contextes qui se revendiquent toujours de la doxa musulmane stricte. Le travail que fait Ali Benmakhlouf dans ce domaine est exemplaire d’une rigueur rare dans le traitement analytique, mais aussi bien historique (notamment sur le plan de l’articulation des problématisations philosophiques différentes), de la pensée en général.
Poser le problème de la pensée arabe et son histoire en termes de discontinuité et de sagesse stratégique, cela multiplie les strates historiques et limite donc l’intervention du religieux, même si celui-ci paraît avoir des aspects largement dominants dans la sphère dite politique. Il faut, donc, pousser la discontinuité jusque-là, jusqu’à concevoir une étrangeté à soi toujours subsistante dans la subjectivation des types en islam et qui permettrait en plus de tracer une autonomie relative de l’exercice d’introduction de la sagesse philosophante au sein de l’Islam de la civilisation et des mœurs. Ainsi, le travail de Ali Benmakhlouf parcoure un chemin difficile et rarement mené. Il s’agit de pourfendre, dans le sillage de Michel Foucault, les discontinuités historiques de la pensée dite arabe tout en veillant à spécifier des continuités de second ordre (par exemple, la perpétuation d’un universel stratifié par après coup et diversement repris, comme l’est « la » logique), continuités elles-mêmes dépendantes de stratégies autres, mais surtout contingentes, qui les ont rendues possibles (cf. les entreprises de traduction ordonnées par le Calife Al-Ma’mûn, par leur promotion exceptionnelle de la transmission et de la conservation de l’héritage grecque).
Nous laisserons sans tarder à Ali Benmakhlouf la primeur de nous raconter un peu la fonction problématique que pourrait et peut exercer la pensée arabe, en tout contexte produisant une multiplicité de savoirs, de types de gouvernements et de formes individuelles.
Lire les philosophes arabes aujourd’hui, qu’est-ce que cela implique pour vous comme actualité, et notamment comme actualité de problèmes philosophiques ?

« Pourquoi lire les philosophes arabes », Ali Benmakhlouf (Albin Michel, 2015)
Ali Benmakhlouf : Comme beaucoup de philosophes d’aujourd’hui, je reconnais entre le médiéval et le contemporain des affinités conceptuelles fortes : même intérêt pour les questions logiques, les questions lexicales et sémantiques, et mise entre parenthèse du paradigme cartésien. Plutôt que de dire « je pense », on pourrait dire de manière plus satisfaisante « quelque chose pense », ou « ça pense ». Or les philosophes arabes ont reconnu à l’intellect, et non à la raison humaine, le privilège de la pensée qui ne s’arrête jamais : l’homme rêve, dort, etc, il n’a pas une pensée en continu. L’intellect n’est pas la raison humaine ; il est cette instance éternelle, attribut divin pourrait-on dire, qui réfléchit toutes choses. Les hommes s’y joignent à hauteur de leur effort. Le pragmatisme, à la suite de John Dewey, avait effectué au début du XXe siècle la relativisation du modèle cartésien de la pensée en critiquant fortement la conception de l’esprit comme substance : l’esprit est plutôt un ensemble de transactions et d’interactions. A cela Wittgenstein ajoute que le fait de rapporter nos sentiments à de la pensée est certainement erroné : si j’ai de la douleur, il ne s’ensuit pas que je pense ma douleur. Quand on lit les philosophes arabes dans cette perspective, on se rend compte qu’ils ont dénoué de nombreuses crampes mentales venues de la métaphysique ou de la politique par une analyse rigoureuse de la langue. Ibn Rushd (Averroès) montre que la dichotomie entre partisans du monde créé et ceux qui disent que le monde est incréé est due à un problème de dénomination des choses, et Ibn Khaldun, dans l’ordre politique, montre que le renoncement au titre de calife (i.e. lieu-tenant) au profit de commandeur des croyants, vient de ce que le mot « calife » était devenu incommode et imprononçable : calife du calife du calife, etc… du messager de Dieu.
Vous dites souvent qu’il y eut un usage stratégique de la sagesse de la part des philosophes arabes, usage conforme au discours coranique lui-même. Qu’entendez-vous au juste par là ?
Restons sur le terrain de la philosophie du langage : le mot « philosophie » n’existe pas dans les textes sacrés. Comment justifier alors la pratique de la philosophie parmi les musulmans ? L’idée de génie fut de dire que le mot de « sagesse », présent à maintes reprises dans le Coran et les dits prophétiques, est précisément ce que d’autres peuples comme les Grecs ont appelé « philosophie ». C’est pourquoi je parle de stratégie d’introduction et de justification de la philosophie par l’assignation d’une équivalence de sens entre « sagesse » et « philosophie ». Du coup, les philosophes Grecs furent appelés « Les Anciens » ou « les Sages ». « Sage » est un des 99 noms de Dieu. Il légitime ainsi le mot « philosophe » avec lequel il devient synonyme. De plus, on a là l’hybridation du sacré et du profane, caractéristique de toute la culture arabo-musulmane : ici la sacralité de la « sagesse » s’accouple avec la philosophie de naissance profane.
La catégorie générale de « philosophie » (philosophia) a souvent servi à un discours d’exclusion à prégnance civilisationnelle. A cet égard, l’on est même arrivé à soutenir qu’il y aurait dès le départ incompatibilité entre la philosophie pure et l’Islam comme grand fait de civilisation (cf. Renan). D’abord, que pensez-vous de ce discours ? Ensuite, n’essayez-vous pas moyennant la notion de « stratégie » (de sagesse stratégique) de changer la conception de l’exercice philosophique, et ainsi de théoriser autrement l’appropriation historique des monuments de sa pratique (cf. votre usage spécifique de la discontinuité dans le domaine de la pensée dite arabe) ?
Ernest Renan était porté par le mouvement positiviste du XIXe siècle incarné par d’autres penseurs comme Auguste Comte. Selon lui, le Moyen âge est un âge obscur, métaphysique, autant dire poussiéreux, un âge qui aurait été un obstacle à l’émergence de l’esprit scientifique. C’est dans ce cadre qu’il sous-évalue la philosophie arabe. Il ajoute une autre caractéristique de dévalorisation : cette philosophie n’aurait été qu’une copie pâle de la philosophie grecque. Renan n’a pas compris que le commentaire était créateur de philosophie. Il a pensé que commenter c’était répéter en moins bien, transmettre seulement un legs sans le transformer. Or les philosophes arabes ont fait, comme je l’ai dit, une hybridation du sacré et du profane, inédite en leur temps. Ils ont pensé le lien, la connexion entre la loi divine et la pratique philosophique. Renan, obnubilé par son refus du religieux, conçoit la loi divine comme un bloc monolithique et non comme un fait historique, changeant. Ces partis pris sur la philosophie arabe ont profondément imprégné la culture française, aujourd’hui encore beaucoup de gens en France continuent de parler de « la charia » comme d’une notion transcendante, sans histoire, fixée à jamais. Ce que tous les textes des jurisconsultes contredisent.
Quant à la discontinuité, j’emprunte ce concept à M. Foucault, qui, dans L’archéologie du savoir, indique que les départs réitérés de la pensée ne se font pas selon une continuité, mais selon des ruptures marquées. Je viens d’indiquer une de ces ruptures en disant que les philosophes arabes ont mêlé la référence philosophique venue des Grecs et la référence religieuse venue du Coran. Al-Kindi disait que refuser une telle hybridation des références ne pouvait que venir de ceux qui ont « épousé la forme de l’ignorance ».

Mohammed Arkoun
Pensez-vous donc, comme Mohammed Arkoun y a déjà tant appelé, que beaucoup de travail reste à faire pour reconceptualiser l’héritage des philosophes arabes, qui pratiquaient et maîtrisaient aussi d’autres branches de disciplines (jurisprudence, médecine, grammaire, logique, etc.) ?
Mohammed Arkoun était un historien aimanté par la réflexion philosophique. Selon lui, le texte sacré s’offre à notre analyse avec les outils et les schèmes conceptuels de notre temps : études linguistiques, logiques, anthropologiques, etc. Il retrouve ainsi les recommandations déjà faites par des philosophes comme Al-Fârâbî : un jurisconsulte ne peut interpréter la loi que s’il connaît l’usage de la langue du premier législateur et de ceux qui l’ont suivi, que s’il sait la portée générale ou particulière d’un terme utilisé, que s’il est rompu à l’usage des tropes, notamment la métaphore. Mohammed Arkoun reprend cette grande leçon. Je le cite, dans un entretien que j’eus avec lui en 1994 et paru dans la revue Prologue : « La tâche commune à toute raison humaine aujourd’hui », disait-il, est « appelée partout à pratiquer la transgression systématique, la subversion épistémologique, les déplacements urgents et trop retardés et les dépassements requis partout par la violence de l’histoire en cours ». Ce propos reste d’une brûlante actualité.
Le cas Averroès a été une grande étape dans votre travail sur le thème des controverses en Islam. Question d’actualité : ne trouvez-vous pas que l’atmosphère religieuse dans les majorités musulmanes d’aujourd’hui nourrit volontiers les « débats », mais les limite toujours par le référentiel religieux ? On a cette fausse impression que la société a toujours du mal à s’assimiler ou à admettre le « progrès » en matière de mœurs… Que peuvent nous apprendre les philosophes arabes sur cette situation délicate et bloquée ?

« Averroès », Ali Benmakhlouf (Tempus Perrin, 2009)
Je reprends l’expression de Mohammed Arkoun : faire de « la subversion épistémologique ». C’est bien elle qu’ibn Rushd (Averroès) avait mise en pratique en son temps. Commenter Aristote pour que les gens de son époque le comprennent en l’inscrivant dans une pensée qui n’est pas de part en part dictée par le monothéisme, fut un risque majeur, pleinement assumé par celui qui, en même temps, rendait le droit musulman en tant que juge. Certains ont voulu séparer le travail du commentateur d’Aristote de celui du juge de Cordoue. Ce n’est pas ma lecture. Si l’on faisait cette séparation, on accréditerait encore une fois la thèse de Renan selon laquelle la philosophie arabe en tant que commentaire de la pensée grecque est aérée, hors sol, et que l’essentiel se joue dans les « sectes religieuses ».
Les sociétés arabes souffrent d’un déficit éducatif. L‘instruction met la référence religieuse en perspective, sans la relativiser pour autant. Mais on confond souvent piété religieuse et engagement religieux exclusif. Montaigne disait que même Dieu a pourvu aux causes fortuites, c’est-à-dire que même Dieu a laissé aux hommes le pouvoir de faillir ou non. Ce que la pensée mutazilite avait mis en exergue.
Y a-t-il pour vous une « modernité » dans les textes des philosophes arabes ? Si oui, comment la définiriez-vous ?
Vous avez raison de mettre le mot « modernité » entre guillemets. Si ce mot signifie gain en autonomie et en différenciation des pouvoirs, alors les philosophes arabes furent incontestablement modernes car ils ont refusé l’incarcération du sens dans le texte sacré, ont déployé tout leur art pour montrer que la béatitude, le bonheur advient à celui qui se joint à l’activité permanente de l’intellect. La modernité c’est le pluralisme en raison de la différenciation des pouvoirs. Chez nos philosophes il n’y a aucun fantasme de l’unité à tout prix. Quand je parlais il y a un instant d’hybridation entre le sacré et le profane, cela suppose la pleine reconnaissance d’instances différentes comme celle de la religion et celle de la philosophie, mais qui dit « distinction » ne dit pas « dichotomie », « opposition ».
On parle souvent du refus des musulmans devant les apports de la « modernité occidentale », et on omet de stimuler par d’autres discours et moyens leur courage vis-à-vis d’eux-mêmes. Voyez-vous qu’il y ait aujourd’hui une possibilité (ou des possibilités) de pensée indépendante en islam ?
Voilà précisément une opposition qu’il faut soumettre à la critique : le grand économiste prix Nobel d’économie a récusé « l’incarcération civilisationnelle » qui nous fait penser qu’il y a des mondes qui ne communiquent pas : monde asiatique, monde arabo-musulman, monde occidental, etc. Chaque culture est traversée par des oppositions internes, des tensions. Les tensions ne sont pas entre les cultures, mais elles sont intra culturelles. L’islam est traversé par de nombreuses controverses. Ce n’est pas une religion qui parle d’une seule voix. Certes, un même texte, le Coran, est adopté par tous les musulmans. Mais combien de lectures et de pratiques ? Il ne faut pas conclure de l’unité d’un texte à l’unité de la lecture que nous en faisons.
Enfin, dans des pays aussi peu développés que ceux du Maghreb par exemple, est-ce que l’amélioration de l’éducation (pour laquelle seule une minorité se bat aujourd’hui au Maroc) est une des conditions pour encourager la pensée indépendante, et favoriser aussi la compréhension de la question du droit des individus abstraction faite de la conformité au code religieux ?
Tout à fait. La religion ne résout pas tout, contrairement à ce que pourraient penser certains. Averroès disait que le texte coranique définissait un programme pour la connaissance mais n’incluait pas toute la connaissance. Le déficit éducatif que connaît le Maghreb aujourd’hui vient notamment de la non reconnaissance de la pensée scientifique comme pensée autonome, non religieuse. Beaucoup s’épuisent à chercher les découvertes scientifiques récentes dans le texte coranique. En faisant cela, ils affaiblissent la parole divine au lieu de la renforcer. Les sciences ne cessent de changer, de se modifier. Elles sont faillibles. Mettre les sciences dans le Coran c’est rendre celui-ci faillible. La foi religieuse n’a pas besoin de science pour s’épanouir, bien qu’elle et la science soient « des contraires bien faits » comme le disait Gaston Bachelard à propos des sciences et de la poésie ; des contraire bien faits, c’est-à-dire des contraires complémentaires, qui ne s’empêchent pas mais qui ne relèvent pas du même registre de discursivité, ni de la même croyance.
Entretien préparé par Yassine Lahmidi
Propos recueillis par Yassine Lahmidi