
Michel Vuillermoz et Christophe Montenez dans la pièce La Tempête de Shakespeare, mise en scène par Robert Carsen, jusqu’au 21 mai 2018. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)
« On délire des races, des continents, des cultures. »
(Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe)
« Je vous ai rendus fous ;
Et tous ceux qui vous valent vont se pendre ou se
Jeter à l’eau. »
(La Tempête, Acte III, scène 3)
Qu’est-ce qui s’est passé ? Sommes-nous vraiment certains d’avoir vu ce que nous croyons avoir vu ? Tout cela a-t-il réellement eu lieu ? Ces questions méritent d’être posées tant La Tempête, dans la version qu’en donne Robert Carsen, se présente comme la mise en scène d’une utopie, et ce, en un double sens.
Dans son épure absolue, la scène est d’abord la manifestation paradoxale d’un non-lieu, espace a-topique où tout ce qu’on verra n’aura peut-être jamais eu lieu, sinon dans l’esprit d’un fou, Prospéro (magistralement interprété par Michel Vuillermoz). L’île devient alors un asile ; le bruit des vagues se confond avec les paroles d’un esprit qui divague. L’exil et la solitude d’une condition insulaire traduisent l’isolement mental d’un esprit enfermé en lui-même. Dans cet asîle, la tempête à laquelle nous assistons est d’abord bien sûr une tempête intérieure, la tempête sous un crâne, la tempête d’un cerveau qui se joue à lui-même la comédie de son propre pouvoir et jouit du fantasme d’une vengeance impeccable. Chez Prospéro, cette folie prend la forme d’un délire schizophrénique ; dans sa « cellule », il met en scène ses doubles, ses personnalités multiples, à commencer par son ange aérien (Ariel) et son démon bien terrestre (Caliban). Mais il s’agit d’une folie clairvoyante, consciente de sa propre déraison. Prospéro sait que les « acteurs » que nous voyons défiler sur la scène mentale de son délire sont « tous des esprits ». Il en tire même une conséquence générale sur l’indistinction du rêve et de la réalité : « Nous sommes tous faits de l’étoffe des rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »[1] Mais par ses choix de mise en scène, Carsen infléchit le sens de cette formule bien connue : elle n’est plus l’expression d’un doute baroque sur la réalité du monde (la vie n’est peut-être qu’un songe, comme le suggérait Calderón) ; le rêve n’est pas non plus une étape dans l’itinéraire d’une pensée en attente d’un point de certitude. Shakespeare et Carsen vont plus loin : si le rêve est « l’étoffe » même de la vie, c’est parce que tout est folie, le réel dans son ensemble est envahi par les puissances magiques du délire. Contaminée par la folie, la réalité s’en trouve, pour ainsi dire, « déréalisée », utopisée, transformée en non-lieu ; elle est ce « spectacle immatériel » dans lequel les « acteurs » s’évanouissent en « se fondant dans l’air subtil ». Comment ne pas y voir une description de notre propre monde numérisé et informatisé, toujours davantage délocalisé, définitivement gagné par les puissances abstraites de l’argent qui déréalise tout ce qu’il touche ? C’est que la tirade de Prospéro produit un effet de confusion et induit un brouillage des perspectives : Prospéro nous inclut dans son délire, nous sommes les « acteurs », les « esprits » dont il parle et qu’il invoque pour peupler ses songes. Il n’est pas seul dans sa cellule, nous y sommes avec lui. L’enceinte du théâtre délimite alors l’espace d’un délire collectif.

Robert Carsen – Photo: Felipe Sanguinetti (2016)
Dans cette interprétation clinique, la magie est donc l’autre nom d’une folie (mais n’est-ce pas la même chose aux yeux de la raison médicale ?). Aussi, la force de la mise en scène de Carsen réside-t-elle pour une part dans la relation étroite qu’il établit entre clinique et politique. D’abord, le pouvoir rend fou. Que l’on pense à Prospéro qui cherche par tous les moyens à reconquérir son duché mais aussi aux bouffons Trinculo et Stéphano qui incarnent, à la lettre, l’ivresse du pouvoir et proposent un pastiche par anticipation de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave (esclaves qui se prennent pour des maîtres et pour lesquels la seule liberté éprouvée est celle, illusoire, que leur offre l’alcool). Mais surtout, le délire est politique : Caliban et Ariel incarnent les races inférieures, les peuples lointains, les autochtones pris dans le délire colonisateur de militaires naufragés (Prospéro, Alonso, Gonzalo, Sébastien, Antonio…).
Mais c’est aussi l’autre sens de l’utopie qui fonctionne : le texte de Shakespeare peut non seulement se lire comme une fable philosophique sur le pouvoir mais aussi comme une réflexion sur le gouvernement idéal. La tempête déclenchée par Prospéro (duc déchu et révolutionnaire en puissance) conduit au naufrage d’un modèle politique vieillissant (personnifié par le monarque Alonso). En l’absence de tout modèle, l’île devient la scène sur laquelle s’affrontent et se succèdent différentes visions de la politique : l’idéalisme de Gonzalo et son utopie communiste (gouvernement sans prince, « ni riches, ni pauvres, ni serviteurs », ni propriété)[2] côtoie le réalisme politique des conspirateurs Sébastien et Antonio. Sous sa forme la plus vulgaire, la politique se confond avec l’exercice d’une domination brutale (« Lèche-moi le pied ! » demande Stephano à un Caliban-canibal colonisé, « sauvage dénaturé » par la civilisation…). La tempête sera donc une épreuve destinée à tester la viabilité des forces politiques en présence ; elle est un crible magique qui, dans le brassage des éléments et la destruction des formes défaillantes, doit faire surgir le meilleur. La politique à l’épreuve de la magie.
Mais alors, que reste-t-il après la tempête ? Il reste Prospéro, seul, ayant enfin atteint le calme intérieur, dans une expérience ataraxique marquée par la résolution du conflit (politique ?) entre les deux parti(e)s de son âme – Ariel et Caliban. Comme si son grand message n’était pas : « on ne peut gouverner qu’en étant fou et magicien, on ne peut régner qu’en enchantant le monde, à grands coups de sortilèges et de manipulations invisibles » mais plutôt que le calme se situe hors de la tempête politique. Que pour être libre, il faut renoncer au pouvoir – cet « art si puissant » et cette « magie violente »[3], se retirer dans sa cellule pour apprendre à se gouverner soi-même et faire la paix avec ses « démons »[4]. Le lieu de la politique se situe d’abord en soi-même, dans l’âme, ce lieu qu’on emporte avec soi, cette île intérieure, à l’abri des tempêtes.
© Mickaël Perre
Lien vers le spectacle sur le site de la Comédie-Française, cliquez ICI
Notes :
[1] Acte IV, scène 1, Prospéro à Ferdinand : « Ces acteurs,/Comme je vous l’ai annoncé, étaient tous des esprits,/Et ils sont partis en fumée, se fondant dans l’air subtil,/Et tel l’édifice sans base de cette vision,/Les tours coiffées de nuages, les palais grandioses,/Les temples solennels, le grand globe lui-même,/ Et tous ceux qui en jouissent, seront détruits, et tout comme/Ce spectacle immatériel s’est évanoui,/Ils ne laisseront pas la moindre trace./Nous sommes tous/Faits de l’étoffe des rêves, et notre petite vie/Est entourée de sommeil. ». Nous citons le texte dans la traduction de François Laroque, La Tempête, Livre de poche, 2011.
[2] Le projet de gouvernement imaginé par Gonzalo peut se lire comme la préfiguration de certaines utopies communistes (refus d’un pouvoir autoritaire, abolition de la propriété, société sans classes). Voir Acte II, scène 1 : « Dans ce type de gouvernement, je ferais/Tout à rebours, car je n’admettrais nul commerce ;/Aucun titre de prince ; nul recours à l’écrit ;/Ni riches, ni pauvres, ni serviteurs ; pas de contrat,/D’héritage, de bornes, de propriété, et nul/Labour ni viticulture ».
[3] Acte V, scène 1.
[4] Acte V, scène 1 : « Plus d’esprit à présent/Qui soit à mes ordres, plus d’enchantements ».