
Photo publiée par le site 350.org le 13 novembre 2014 montrant des Australiens la tête dans le sable sur une célèbre plage de Sydney pour alerter le Premier ministre australien Tony Abbott des dangers du changement climatique – Tim Cole
La valeur « espoir ». La politique, la philosophie et le bon sens commun marchent main dans la main pour promouvoir l’espoir. « Espérez ! » scandent-ils à l’unisson. Espérer quand il n’y a plus rien à faire, à croire. Espérer comme valeur de la vie, voilà une bien mince philosophie de vie. Faire de l’espoir une valeur revient à établir la certitude d’une déception comme objectif à la vie, dans la vie. L’espoir d’un monde meilleure, l’espoir d’un changement, l’espoir d’un nouveau monde, l’espoir d’un bonheur (commun ou individuel) sont autant de variations autour d’un terme vide de sens – à comprendre comme signification et direction. La valeur a ontologiquement une propension architectonique, c’est-à-dire qu’elle s’érige pour régir l’action, la pensée et la volonté en général. Nietzsche accuse l’époque moderne d’en avoir fini avec les hautes valeurs, d’avoir nivelées toutes les valeurs. Or, nous imaginons ce que pense le voyageur qu’est Nietzsche : les valeurs sont comme les montagnes, elles nécessitent un dénivelé, pour offrir une position de surplomb et la profondeur d’une vallée, des perspectives et des hiérarchies. L’espoir est de ces valeurs nihilistes qui ternissent la vie. L’espoir aplanit tout, en empêchant tout relief d’exister. Si Epictète avait l’intelligence d’affirmer qu’il ne faut pas lier un navire à une seule ancre, ni une vie à un seul espoir, il faut affirmer en retour et en complément qu’il ne faut jamais lier une vie à quelque espoir. La vie ne doit pas être le culte de l’espoir car elle ne peut supporter l’absence d’excès, de déséquilibres. De cette manière, exister dans l’espoir rejoint une culture du vide qui maquille sa visée réelle : une authentique couperet nommé le désespoir.
Ne rien espérer, vivre sans espoir constitue les meilleurs ingrédients contre le désespoir. L’espoir est un au-delà trompeur, une ombre de futur, ou pour parler comme Nietzsche, la croyance en un arrière-monde. L’espoir est à l’image des religions selon Schopenhauer : un ver luisant qui a besoin de l’obscurité pour briller. C’est une noirceur qui éblouit, un clair-obscur sur un avenir promit à être lumineux. Or, le paradis n’est pas radieux, il est sans consistance et sans vie. Il y a une véritable hantologie de l’espoir, ce dernier étant sur-peuplé de fantômes, de spectres et d’ectoplasmes de vies qui n’ont pas été vécue pour elle-même et en elle-même. L’espoir est le champ illusoire des possibles. Dans La Mouette, Anton Tchekhov met en scène un personnage âgé et usé par les temps passés, Piotr Nikolaïevitch Sorine, un ancien conseiller d’Etat. Il est un gage de sagesse, de prudence, étant le spectateur privilégié par la distance des vies qu’il (ad)mire de ses yeux fatigués. Mais son espoir, ses voeux depuis sa jeunesse n’ont jamais trouvé leur réalisation. Dans l’acte IV, il voudrait proposer une nouvelle à Kostia s’intitulant L’homme qui voulait. Vivre en ville, se marier, être un grand écrivain : il a espéré tout cela pour lui, s’empêchant parfois de vivre autrement, en vain. Maintenant que la mort le guette, il espère encore vivre, lui résister éternellement. « Je voudrais vivre » énonce-t-il au médecin Dorn, qui lui est pragmatique, presque « blasé » comme le lui reproche Sorine. Eo ipso, vivre dans l’espoir c’est refuser de vivre la durée présente, au risque de finir perclus de regrets et de remords. L’espoir n’est pas le vaccin contre la mort, mais un antidépresseur qui ne fait que retarder la prise de conscience de notre inéluctable chute.

« Noces », Albert Camus (Gallimard NRF)
Difficile optimisme. Nietzsche a cette intuition formulée ainsi : « Vous me parlez de votre espérance ? Mais n’est-elle pas courtaude et louche ? Ne guigne-t-elle pas sans cesse dans les coins, pour voir si le désespoir n’est pas déjà là aux aguets ? ». Espérer ne cherche pas véritablement à considérer positivement le monde tel qu’il advient, car elle est une lumière qui ne brille que parce qu’elle est plongée dans l’obscurité, dans la croyance que le monde est perdu et qu’il ne reste plus de l’espoir. Dès lors, avant d’être négative, l’espérance annonce chez le sujet qui espère un pessimisme profond qui sclérose l’existence. Pour reprendre la formule de Schopenhauer, nous dirons que, tout comme les vers luisants, l’espoir a besoin d’obscurité pour briller. C’est parce que je ne crois plus en rien que je vais me mettre à espérer afin de trouver une porte de sortie, créant ainsi un double illusoire pour supporter l’existence humaine. Paradoxalement, c’est la certitude d’un monde désespérant qui enjoint à chérir l’espérance. Le christianisme a souvent condamné le monde immanent et ses implications charnelles fondamentales dans l’existence. L’espérance sert donc d’issu de secours de ce monde, avec pour voeux de découvrir un autre monde, un « arrière-monde » meilleur, plus vrai et plus sain(t). Il est écrit dans La Bible : « Attachez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre. (Colossiens 3, 1-2) » ou encore « J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. (Romains 8, 18) ». L’espérance chrétienne ne procure de la joie que dans l’espoir d’une meilleure à venir après la mort et jamais une joie présente qui célèbrerait le réel, en détruisant les hiérarchies, les courbes, les hauteurs et les profondeurs. Camus répondra en ces termes dans Noces : « Il y a des mots que je n’ai jamais bien compris, comme celui de péché… S’il y a un péché contre la vie, ce n’est peut-être pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie et se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci ».
Politique de l’espoir. Parfois les détours par d’autres langues donnent à comprendre nos propres concepts, à les dévoiler depuis leurs souterrains et les non-dits qu’ils contiennent. Dans le verbe « esperar » en espagnol, difficile de ne pas y remarquer la forte ressemblance avec le verbe « espérer » en français. Or, la dénotation première d’ « esperar » n’est celle qu’on suppose car ce verbe signifie « attendre ». En ce sens, espérer revient à attendre, à patienter, c’est-à-dire à se trouver dans l’expectative, comme en sursis. L’intérêt politique de l’espoir est son aptitude à atténuer toute volonté, toute possibilité de soulèvements, de révoltes d’opposition pour en finir avec une situation présente. En promettant l’espoir, l’objectif est d’anesthésier toute action ayant pour origine l’absence de croyance en un avenir radieux. En effet, c’est par l’usage de la peur que le discours politique se construit afin d’éviter tout soulèvement populaire motivé par la détresse et la désillusion. Spinoza avait une belle formule chiasmatique à ce sujet : « La peur ne peut se passer de l’espoir et l’espoir de la peur ». « Demain sera meilleur » permet de scléroser la révolte en propageant la peur des issues de la révolte. En finir avec l’espoir revient à détruire son usage politique consistant en un musellement des paroles et des cris, des volontés et des actions. Un peuple qui espère est un peuple qui est maintenu dans la misère et qui se résout à la théorie de l’autruche. La tête dans le sable en attendant que « ça passe », que « ça aille mieux », voilà ce qui pourrait définir métaphoriquement une certain conception politique de l’espoir. L’intérêt politique de la notion d’espoir ou d’espérance consiste en un retardement de la révolte, comme un carburant accroissant la violence de l’insurrection qui vient.
© Jonathan Daudey
Oui il est très a propos de rappeler que les moteurs de l’action collective sont idéalement a séparer d’une vision utopique de l’avenir (auquel l espoir est naturellement associé ). Je trouve souhaitable de dépasser la maxime populaire » l’espoir fait vivre » , qui en soit est déjà une formulation de l’échec, pour trouver au cœur d’une action collective et sans assurance du lendemain une posture conforme à la lucidité que l’époque impose. Être aujourd’hui, c’est probablement saisir l’occasion historique de regarder le soleil en face et de renouer collectivement avec de vieilles intuitions philosophiques…
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Merci pour cet article très clair sur l’espoir comme synonyme de reniement de la vie réelle, de l’instant présent.
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