
Martin Heidegger

« Banalité de Heidegger », Jean-Luc Nancy (éd. Galilée, 2015)
Depuis un certain temps, Martin Heidegger est jugé. Jugé devant un tribunal, où les accusateurs se bousculent et les avocats s’effacent. Mais, ce n’est ni d’accusations, ni de défenses dont le père du Dasein a besoin : c’est d’une re-lecture de ses textes, sous la forme d’une mise à jour des données. Tout a été dit, écrit, pensé, fustigé, interprété, débattu sur et chez Heidegger. Il a eu droit à une perquisition post-mortem, un état des lieux au peigne fin. Certes fin, mais pas toujours subtil. Certains verront dans ce pathos du champ sémantique de la justice, une volonté de le défendre coûte que coûte ; or, là n’est en rien le projet philosophique et historique porté par Banalité de Heidegger. Comme un enquêteur ouvrant derechef une affaire classée, Nancy (ex)pose ses preuves et ses pièces à conviction méthodiquement : en lisant Heidegger, il affronte ce qui pourrait (devrait ?) empêcher toute entreprise de lecture. Dans cette enquête « criminelle » de la philosophie heideggérienne, le lieu du crime est jonchée, par exemple, de « être[1] », « peuple[2] », « Dasein[3] », le couple « achèvement/commencement[4] », « Bodenlos[5] », sans compter les mises en jeu des problématiques liées à la destruction [Zestörung] ou à la technique. Il n’est pas question ici de forcer la signification des concepts heideggériens, mais de les redéfinir clairement, selon leur origine, tout en tenant compte des propos antisémites des Cahiers Noirs, « sans céder au dégoût mais sans pouvoir continuer à lire comme si de rien n’était[6] ».
C’est pourquoi Jean-Luc Nancy envoie Heidegger à Jérusalem. Nancy écoute ce que l’accusé a à nous dire, comme Hannah Arendt fut attentive aux propos d’Eichmann. Il décèle, dès le titre de son livre, un antisémitisme d’une banalité totale. La lecture des Cahiers Noirs, mise en perspective avec les œuvres philosophiques, réclamaient un contextualisation historique que le livre de Nancy établit enfin ! Il se préoccupe de la pensée ambiante de l’époque où les propos tenus, bien que terribles, étaient monnaie courante – comme Lacoue-Labarthe pouvait le reprocher à Faye. Sa proximité avec le nazisme et l’antisémitisme qu’on soupçonnait, ne sont en rien une découverte, et Nancy ne fait pas semblant, au début comme tout au long de son texte, de s’en étonner ou de s’en indigner. Le texte n’est ni borgne ni aveugle, et est composé par-delà bien et mal. La double clairvoyance, quant à l’antisémitisme des Cahiers Noirs, et, quant à l’antinazisme authentique de Heidegger, mérite d’être applaudie. Comment être antisémite et antinazi simultanément diront les simplistes ? Nous pourrions leur rétorquer que Charles Maurras était un fâcheux antisémite, n’ayant pour autant jamais soutenu de quelque manière que ce soit le nationalisme-socialisme hitlérien. Il écrivait, à ce propos, que « l’entreprise raciste est certainement une folie pure et sans issue[7] ». Mais là n’est pas le propos que tient Jean-Luc Nancy, il se plonge dans Heidegger, et fait jouer Heidegger avec et contre Heidegger. Il démontre à juste titre que la faiblesse de la thèse qui force « Heidegger [à être] simplement nazi[8] » en montrant dans ces quatre-vingt-dix pages très condensées que « les Cahiers Noirs démontrent exactement l’inverse[9] ». Les questions relatives au sionisme et à l’antisionisme ne préoccupent aucunement la plume de Heidegger.
L’intelligence de ce texte vient du fait qu’il ne prend pas Heidegger pour un extrémiste déraisonné ou « judéophobe » maladif. En affrontant Heidegger, Heidegger avoue de lui-même, comme une maïeutique de son antisémitisme. Nancy écrit : « Heidegger sait très bien ce qu’il fait. Il recueille l’ordure banale à des fins supérieures[10] ». Et c’est là que tient tout le paradoxe de sa pensée, car à la fois Nancy montre que Heidegger n’est pas naïf en couchant de tels propos sur le papier et pourtant il est absolument inculte et ignorant en ce qui concerne le judaïsme. Il se contente de recycler les pensées sombres et antisémites qui éclosent politiquement dans l’Allemagne des années 30. Ce qu’exprime Gérard Bensussan va aussi dans ce sens : « Heidegger n’entend rien à ce dont il « cause », le judaïsme. Ceci n’est nullement répréhensible car nul n’est tenu de toujours parler en connaissance de cause et rien n’oblige en outre à une connaissance ajustée de ce que pense le judaïsme. Mais cette indulgence n’est pas de mise car, chez Heidegger, ces trous de savoir sont à chaque fois comblés, bétonnés par le préjugé antisémite le plus éculé[11] ». Cette convergence de lecture appuie sur la bêtise heideggérienne, car plus que la banalité des préjugés antisémites que diluent Heidegger dans une centaine de pages des Cahiers Noirs. Jean-Luc Nancy éclaircit avec vigueur à quel point Heidegger se refuse de penser le judaïsme à son origine, de questionner ses fondements ou d’interroger ses modes, et préfère céder à la facilité de sculpter des réflexions philosophiques à partir de plus bas niveau de la pensée. Dans Différence et répétition[12], Deleuze relevait la phrase de l’auteur de Sein und Zeit qui exprimait l’idée selon laquelle « ce qui nous donne le plus à penser, c’est que nous ne pensons pas encore » pour reconnaître deux modes de la bêtise. D’une part, elle est une véritable impuissance de la pensée, et d’autre part – et c’est là sa force – une source incroyable de mise en mouvement de la pensée. Or, avec Nancy nous comprenons clairement et distinctement, que Heidegger s’en est tenu au « premier stade » de la bêtise, où il perçoit l’antisémitisme et ses thèses comme un donné, sans questionner la provenance, « lui qui s’entend si bien à traquer les provenances[13] ». Nous pourrions demander à Philippe Lacoue-Labarthe de compléter ces propos et d’exposer le projet :
« C’est de la bêtise. C’est de la bêtise, c’est de la cécité politique ! C’est inadmissible! C’est un type très faible, j’imagine, très faible. Comme ça, pour moi, c’est absolument condamnable. Je ne suis pas pour expurger les bibliothèques du monde, mais lisons cela, lisons cela. Voyons comment un type dont la pensée est de cette dimension est capable de s’abaisser à sortir des âneries de ce type[14] ».

Jean-Luc Nancy
Néanmoins, la banalité de Heidegger est limitée. Ce n’est pas un antisémitisme biologique mais historial qui occupe la pensée heideggérienne, c’est-à-dire, non pas un racisme biologique mais une « métaphysique de la race[15] » – pour reprendre les mots de Derrida. Note importante : au moment où Nancy rédige ce texte, seuls quelques passages clés ont été révélés, la publication sera à peine postérieure. Mais, une des forces de ce livre, notamment à partir du 11ème paragraphe, est d’avoir (pré)senti qu’il faut effectivement penser cet antisémitisme des Schwarze Hefte sous l’angle métaphysique, ce qui est bien pire et aggravant pour Heidegger. Pourquoi ? Il systématise cet antisémitisme, non pas en n’ayant qu’une réaction primaire, mais en donnant à son racisme une place dans sa philosophie, une cohérence avec sa pensée. Sa critique de la modernité, du pouvoir de l’argent, de la technique, du déracinement (de l’être) sont associés à l’histoire de la Judentum. Selon Heidegger, la fin mortelle des Juifs correspond à la « suite logique des choses », dans la mesure ils les considèrent comme dominants le monde, en partie par la possession du pouvoir technique et économique. C’est là que se tient selon Nancy, et à juste titre, tout le nœud métaphysico-antisémite de Heidegger : qu’il écrive ou que nous découvrions des écrits condamnant formellement l’horreur des camps et l’inhumanité de la Shoah, cela ne condamnera pas son antisémitisme métaphysique et historial. Les camps d’extermination représentent « comble destinal de la technique[16] », et comme le travail heideggérien des Cahiers Noirs consistent en une liaison dangereuse de la technique, de la machination et des Juifs, il apparaît comme une authentique inutilité de nommer et de faire référence aux victimes de la barbarie inhumaine… « On reste sans voix[17] ». L’analyse et les découvertes, qui s’accumulent et s’imbriquent au fil des pages jusqu’à la fin, rendent muet le lecteur. Muet devant le dévoilement de l’antisémitisme d’Heidegger, qu’il chercha à dissimuler le plus longtemps. Muet devant la tâche de compréhension et d’explication des textes. Muet mais point aveugle. C’est le message que fait passer Jean-Luc Nancy : il faut continuer, ne jamais cesser de lire et relire les pages de l’œuvre imposante de Martin Heidegger. Le mettre au cachot, en tentant de faire tabula rasa de ce Grand du XXème siècle, c’est se refuser la tâche tellement plus grande et plus modeste de l’affronter réellement, de le (com)prendre point par point, page par page, sans naïveté ni soupçon, avec une perspective supplémentaire en guise d’outil de lecture : autrement dit, repenser Heidegger.
Nancy n’assigne pas Heidegger à ce qu’Adorno et Horkheimer décrivent dans leurs Eléments de l’antisémitisme : « Ils [les Juifs] sont stigmatisés comme mal absolu par ceux qui sont le mal absolu[18] ». Certes, Heidegger les considère bêtement comme les instigateurs mortifères de la fin de l’humanité par l’avènement de la technique et de la machination. Mais, le problème naissant autour de la lecture de ses textes, vient du fait qu’il n’est pas lui-même le mal absolu. Martin Heidegger n’est pas Alfred Rosenberg. C’est un « salaud », ou un « collabo » pour parler simplement. Ressort de la lecture de Nancy que Heidegger est un pauvre type, banal qui dans son antisémitisme primaire confond la haine de l’autre avec la haine de lui-même – ce qui ne peut en rien le pardonner. Nous pouvons expliquer le silence heideggérien entre montrant que « pendant la période hitlérienne, ni les Allemands, ni le reste des Européens n’étaient précisément informés de ce qui se passait réellement dans les camps – ce qui, bien évidemment, n’excuse rien. L’horreur de ce secret a été bien gardé jusqu’à la Libération[19] » et « [qu’]il était extrêmement difficile pour un Allemand au crépuscule de la Seconde Guerre Mondiale de s’expliquer sur un engagement politique impardonnable – frappé qu’il était de honte et de douleur historique[20] », or son rôle et ses écrits demandent désormais des justifications que seuls les interprètes et les lecteurs de Heidegger pour faire émerger, si leur idéologie et l’excès de Mémoire ne viennent pas endommager ces chantiers philosophiques. Banalité de Heidegger est de ces grandes relectures nécessaires qui donnent à repenser et réévaluer l’impensé et l’impensable.
© Jonathan Daudey
Retrouvez cette recension d’abord publié sur Strass de la philosophie en cliquant ICI
[1] Nancy, Jean-Luc. Banalité de Heidegger, p. 14
[2] Ibid, p. 23
[3] Ibid, p. 29
[4] Ibid, p. 30
[5] Ibid, p. 35
[6] Bensussan, Gérard. « Heidegger : l’introduction de la philosophie dans le nazisme », in La Règle du Jeu, septembre 2015, p. 101
[7] Maurras, Charles. L’Action française, 15 juillet 1936
[8] Nancy, Jean-Luc. Banalité de Heidegger, p. 25
[9] Ibid, p. 25
[10] Ibid, p. 40
[11] Bensussan, Gérard. « Heidegger : l’introduction de la philosophie dans le nazisme », in La Règle du Jeu, septembre 2015, p. 104
[12] Deleuze, Gilles. Différence et répétition, PUF, p. 353
[13] Nancy, Jean-Luc. Banalité de Heidegger, p. 43
[14] Entretien d’Emmanuel Faye avec Philippe Lacoue-Labarthe, Pascal Ory, Jean-Édouard André, Bruno Tackels dans « Tout arrive », émission de Marc Voinchet, le 9 mai 2005 à France Culture
[15] Derrida, Jacques. De l’Esprit, Galilée, p. 119
[16] Nancy, Jean-Luc. Banalité de Heidegger, p. 61
[17] Ibid, p. 75
[18] Horkheimer, Max & Adorno, Theodor. La dialectique de la raison, Gallimard Tel, p. 249
[19] Daudey, Jonathan. « Libérez Heidegger ! » https://unphilosophe.wordpress.com/2014/06/25/liberez-heidegger/
[20] Ibid.
Discussion de la recension de l’ouvrage de Nancy par Jonathan Daudey
Le blog de Jean-Clet Martin est celui de toutes les politiques de l’amitié; ou du moins, de celles qui visent discrètement à maintenir les interprétations courantes, et espérées canoniques, que la déconstruction a pu proposer de l’oeuvre de Martin Heidegger. Dans cette lignée désormais triviale, un jeune rédacteur, Jonathan Daudey, s’est hasardé à faire une recension apologétique du tout petit essai de Jean-Luc Nancy. Le moins que l’on puisse en dire, c’est qu’elle ne donne pas davantage l’impression que son auteur aurait lu les Cahiers noirs, pas plus que son modèle de Strasbourg, du reste; nous souhaitons donc proposer une réponse ligne par ligne aux assertions calamiteuses de Daudey.
« Depuis un certain temps, Martin Heidegger est jugé. Jugé devant un tribunal, où les accusateurs se bousculent et les avocats s’effacent. »
Que souhaite Jonathan Daudey : que nous recevions en toute neutralité axiologique ses appels au crime et que nous célébrions sa mobilisation des concepts pour justifier l’existence du nationa-socialisme? Dans tous les cas, il se trompe : en ce qui me concerne, je ne cherche pas tant à juger l’homme Martin Heidegger, dont la mesquinerie édifiante est hors de propos, mais à expliciter le sens de ses spéculations ontologico-historiales qui l’amènent à penser que les Juifs se seraient auto-anéantis. Il s’agit bien avant à chercher à comprendre ses délires, ses montages qui ont toujours tant plu en France. Si les « avocats » groupés autour de Fédier s’effacent, c’est qu’ils savent que la plupart des textes amenés à être publiés ne sont désormais plus à leur avantage, et surtout parce que leur gourou en appelle lui aussi fort souvent à prendre cette pose silencieuse – précisément celle par laquelle on peut s’ériger en « juge » : mais le juge de toute une époque, la nôtre. Qui juge? Heidegger et ses zélateurs, qui haïssent la démocratie, la modernité, la science, l’humanisme et tout ce qui de toute façon est décrit comme chute dans l’étant et oubli de l’être. Le seul « tribunal » qui vaille serait celui de ce Seyn boursouflé qui appelle des sacrifices: combien applaudissent à ses décrets?
Mais, ce n’est ni d’accusations, ni de défenses dont le père du Dasein a besoin : c’est d’une re-lecture de ses textes, sous la forme d’une mise à jour des données.
Il faut bien admettre que notre but n’est pas franchement de nous demander ce dont Heidegger aurait besoin en 2015. Mais s’il fallait jouer le jeu, nous trouverions de nombreux textes qui ridiculisent ceux qui prétendent mieux savoir ce qui se joue à travers ses écrits, alors même qu’ils ne font qu’ânonner les erreurs et approximations colportées à son compte depuis 1945. »Les pires ennemis sont les admirateurs encombrants. L’effronterie de leur bienveillance… » (GA97, p.503) Le penseur de Messkirch n’avait que mépris pour ceux qui prétendent bien le comprendre alors qu’ils n’avaient même pas accès à ses Traités impubliés ni ses Cahiers noirs. Lorsque Daudey affirme qu’il faut avant tout relire les textes, on croit rêver. Car de toute évidence, il n’a PAS lu les Cahiers noirs, se contentant uniquement du digest expéditif proposé par Nancy.
« Tout a été dit, écrit, pensé, fustigé, interprété, débattu sur et chez Heidegger. Il a eu droit à une perquisition post-mortem, un état des lieux au peigne fin. »
Ce n’est justement pas le cas. Du moins, chez ceux qui pourtant viennent d’écrire qu’il faudrait bien relire neuf Heidegger : le livre de Nancy est minuscule, ne survolant certes pas les centaines de pages des Cahiers noirs et des Traités impubliés. Alors, on s’y met? Chiche? Et puis : sitôt qu’une lecture critique de cet auteur a lieu, il faudrait forcément la caricaturer en perquisition? Pure rhétorique d’une apologétique de moins en moins discrète de cet auteur, référant-maître de l’école de Strasbourg. Du reste, l’accusation de « perquisition post-mortem » est une bonne blague, puisque chacun sait désormais que c’est Heidegger lui-même qui a fait en sorte d’étaler le publications de ses travaux. Daudey rejoint également sa position consistant à jeter l’opprobre sur les historiens et les analystes. Participent-ils de l’esprit de calcul – de la machination? A-t-on le droit de lire Heidegger, au juste? Ou ne s’agit-il que d’attendre le dieu censé nous sauver de l’enjuivement décrit longuement et discrètement tout au long de la Gesamtausgabe?
« Certes fin, mais pas toujours subtil. Certains verront dans ce pathos du champ sémantique de la justice, une volonté de le défendre coûte que coûte ; or, là n’est en rien le projet philosophique et historique porté par la Banalité de Heidegger que Jean-Luc Nancy vient de publier aux éditions Galilée. »
Nancy ne cherche pas à défendre Heidegger, mais les heideggerolâtres non-orthodoxes de Strasbourg – il cherche avant tout à sauver ce qui serait à ses yeux encore sauvable dans cette oeuvre à laquelle sa propre pensée, comme celle de Lacoue, doit tant. Comme toute cette post-modernité française groupée autour de Derrida, et qui a toujours cherché à gagner sur les deux terrains, en se prétendant déconstructrice tout en maintenant Heidegger comme un « grand astreignant » pour la pensée future – y compris lorsqu’il assénait n’importe quoi. Mais comme l’avait bien montré Bouveresse, les déconstructeurs ont beaucoup de mal à admettre que leurs propres présupposés puissent être à leur tour déconstruits, mis en cause, discutés. Heidegger est justement leur totem indiscutable, malgré les apparences données ça et là. Nancy cherche à expédier le problème principal des Cahiers noirs, qui consisterait à se demander si toute la pensée de Heidegger ne serait pas orientée vers les conclusions antisémites de ces carnets privés. Nous n’avons pas l’intention de refermer ce dossier crucial, à peine ouvert. Rien de policier là-dedans. Pour ma part, je cherche avant tout à interroger les motifs de ma propre mystification par mes enseignants heideggeriens. J’en suis revenu, et je souhaite comprendre comme Heidegger s’y prenait pour nous faire tourner en bourrique.
« Comme un enquêteur ouvrant derechef une affaire classée, Nancy (ex)pose ses preuves et ses pièces à conviction méthodiquement : en lisant Heidegger, il affronte ce qui pourrait (devrait ?) empêcher toute entreprise de lecture. Dans cette enquête « criminelle » de la philosophie heideggérienne, le lieu du crime est jonchée, par exemple, de « être[1] », « peuple[2] », « Dasein[3] », le couple « achèvement/commencement[4] », « Bodenlos[5] », sans compter la mise en jeu des problématiques liées à la destruction [Zestörung] ou à la technique. »
Certes, ce travail est commencé par Nancy, mais de façon tellement désinvolte et générale, qu’il ne faut y voir qu’un premier pas de la démarche d’analyse qui devra expliciter le sens des plus de mille cinq-cent pages publiées pour l’instant. La grande imprécision de l’ensemble permet de tirer des conclusions rapides et convenables pour la plupart des lecteurs qiu se sont commis avec cet auteur, ce qui revient à dire : qui se sont mystifiés autant que Nancy semble se mystifier lui-même. À leur décharge : l’ordre des publications avait trompé tout le monde, sauf les authentiques chercheurs groupés autour d’Emmanuel Faye. Evidemment, mordicus, personne parmi les déridéens ne souhaiterai l’admettre.
« Il n’est pas question ici de forcer la signification des concepts heideggériens, mais de les redéfinir clairement, selon leur origine, tout en tenant compte des propos antisémites des Cahiers Noirs, « sans céder au dégoût mais sans pouvoir continuer à lire comme si de rien n’était[6] ».
C’est pourtant ce qui se passe : on continue à lire (voire à ne pas lire les Cahiers noirs, n’est-ce pas?) comme si de rien n’était. Le travail de redéfinition évoqué ici ne peut avoir de sens que si l’on met bien en lien des passages déjà connus, et qui étaient énigmatiques, de certaines traités impubliés (je pense au tome 69 « l’histoire de l’être » ou à celui 90 sur Jünger) avec les passages inédits des Cahiers noirs. Or, bien souvent les supposés experts de la question avaient bien pris soin de ne pas mettre en question les nombreux passages qui déjà posaient problème, comme l’avait bien montré Emmanuel Faye Il ne s’agit certes pas de se hâter, et il faut proposer diverses interprétations possibles.
« C’est pourquoi Jean-Luc Nancy envoie Heidegger à Jérusalem. Nancy écoute ce que l’accusé a à nous dire, comme Hannah Arendt fut attentive aux propos d’Eichmann. Il décèle, dès le titre de son livre, un antisémitisme d’une banalité totale. La lecture des Cahiers Noirs, mise en perspective avec les œuvres philosophiques, réclamaient une contextualisation historique que le livre de Nancy établit enfin ! »
S’agit-il d’humour involontaire? Le mépris célèbre de Heidegger et de ses suiveurs pour l’historicisme amène au contraire le petit essai de Nancy à avoir un grave déficit de contextualisation, et c’est tout le problème! Jamais les propos de Heidegger ne sont rapportés aux enjeux de son époque comme y invitait Emmanuel Faye; et Nancy n’écoute pas tant le professeur de Fribourg qu’il ne s’écoute lui-même radoter à Strasbourg. Qu’apporte de nouveau son ouvrage? Souhaitait-il, de toute façon, exposer ce qu’ont d’inédits les Cahiers noirs? Bien trop peu, le but étant encore et toujours de sauver ce qui a pu être dit dans le passé : « nous le savions déjà! »
« Il se préoccupe de la pensée ambiante de l’époque où les propos tenus, bien que terribles, étaient monnaie courante – comme Lacoue-Labarthe pouvait le reprocher à Faye. »
Elle n’est pas très discrète, cette tentative de sauvetage de Heidegger par la recontextualisation à son avantage. Et puis, en Allemagne, à l’époque, tout le monde n’écrivait pas en privé des ignominies sur le judaïsme, loin s’en faut. Ouvrir quelques livres d’histoire permettrait de saisir que rien n’obligeait Heidegger a être si proche du nazisme (qu’on songe, ne serait-ce qu’à Jaspers ou à Thomas Mann…), et que même si ce n’était que cela, ça n’excuse en aucun cas ses écrits, qui s’apparentent d’ailleurs, comme l’a bien montré François Rastier, à une tentative de pensée du nazisme en vue d’un hypothétique Quatrième Reich. Cela, Nancy et Daudey l’auraient peut-être vu eux-mêmes s’ils avaient lu l’essentiel tome 97. Nancy a préféré réutiliser ses propos tenus à un colloque auprès de Trawny, plutôt que de lire et travailler ce dernier volume, décisif pour comprendre l’alliance intime de Heidegger avant « la grandeur interne » du nazisme…
« Sa proximité avec le nazisme et l’antisémitisme qu’on soupçonnait, ne sont en rien une découverte, et Nancy ne fait pas semblant, au début comme tout au long de son texte, de s’en étonner ou de s’en indigner. »
Ah parce qu’il ferait semblant, carrément, s’il s’en indignait? C’est là une donnée « banale », désormais? L’étonnement, du reste, n’est-il pas l’affect fondateur de la philosophie? Surtout face à la question fondamentale du mal? Ce que Daudey ne comprend pas plus que celui qu’il lit, c’est qu’il y a de la nouveauté avec les Cahiers noirs : ce n’est plus seulement l’homme Heidegger qui aurait eu de la tendresse pour Hitler, c’est carrément son oeuvre entière qui est mise au service du nazisme d’hier et surtout demain, le premier n’ayabt été critiqué que parce qu’il donnait encore dans la demi-mesure dans les années trente, était à ses yeux insuffisamment radical. Que « le plus grand penseur du vingtième siècle » décreté ait instrumentalisé la philosophie et son histoire pour légitimer le régime le plus criminel, il ne faudrait plus faire « mine » de s’en étonner? Mais au nom de quoi? De la lassitude? D’une certaine acceptation? Pour l’amour de « la » « pensée »? S’en étonner, c’est nous classer, comme le décrète Trawny, dans le camps des « ennemis de la philosophie »?
« Le texte n’est ni borgne ni aveugle, et est composé par-delà bien et mal. »
C’est précisément ce genre de complaisantes dans l’utilisation gratuite d’assertions nietzschéisantes qui rendent tant de lecteurs borgnes et aveugles. Daudey rejoint Nancy et Heidegger du côté des charniers, et les observe de loin avec une position de surplomb. Héroïsme de la pensée! Par-delà les Justes et les bourreaux!
« La double clairvoyance, quant à l’antisémitisme des Cahiers Noirs, et, quant à l’antinazisme authentique de Heidegger, mérite d’être signalée. Comment être antisémite et antinazi simultanément diront les simplistes ? Nous pourrions leur rétorquer que Charles Maurras était un fâcheux antisémite, n’ayant pour autant jamais soutenu de quelque manière que ce soit le nationalisme-socialisme hitlérien. Il écrivait, à ce propos, que « l’entreprise raciste est certainement une folie pure et sans issue[7] » »
Le simplisme consiste bien plutôt à ne voir dans les critiques du nazisme qu’un rejet de celui-ci. Le simplisme consiste surtout dans une absence d’analyse coupable de la question de la race dans l’oeuvre de Martin Heidegger. Il serait peut-être temps de se rendre compte que s’il rejette ce concept, c’est, à un niveau superficiel, qu’il est surtout scandé par ses adversaires du parti comme Bäumler et Rosenberg. À un niveau beaucoup moins superficiel, il faut comprendre qu’il est important, à ses yeux, que ce sont les Juifs qui ont vécu depuis si longtemps selon le principe de la race. Le racisme moderne ne serait à ses yeux qu’une lointaine conséquence historiale de la captation du premier commencement par l’oriental, lequel mènera sur le tard à la machination mondiale. En cela, le nazisme n’est qu’un ultime avatar, le plus dégénéré, de la souveraineté juive planétaire – au même titre que le communisme et le libéralisme…Et pourtant, Heidegger voyait dans ce destin de l’Allemagne le comble de cette métaphysique de la subjectivité, qui pourrait mener, en prenant le racial comme principe inconditionné, au terme de cette histoire. Ce comble serait l’auto-annihilation de ceux qui seraient à l’origine de ce mauvais destin. On peut ranger Maurras, et (res?)sortir la Gesamtausgabe
« Mais là n’est pas le propos que tient Jean-Luc Nancy, il se plonge dans Heidegger, et fait jouer Heidegger avec et contre Heidegger. »
Toujours cette idée absurde que nous n’aurions pas le droit ou la possibilité de comprendre Heidegger sans se faire heideggerien soi-même. Certes, il s’agit de bien chercher à saisir le sens de ses spéculations; bon, celles-ci sont fort répétitives. Mais jouer Heidegger contre Heidegger, c’est toujours suggérer qu’il y aura de l’indemne du nazisme dans son oeuvre, ce qui est toujours plus sujet à caution au fur et à mesure de la découverte des textes privés. Qu’est-ce qui n’est désormais plus soupçonnable du tout d’avoir été mis au service de la « grande décision », la tâche de d’anéantir ce qui, dans l’Occident, témoigne du déraciné et du calcul? Et sommes-nous sommés de nous amouracher de ce radicalisme criminel, dont François Rastier a bien exhibé la propension à séduire les bruns-rouges contemporains?
« Il démontre à juste titre que la faiblesse de la thèse qui force « Heidegger [à être] simplement nazi[8] » en montrant dans ces quatre-vingt-dix pages très condensées que « les Cahiers Noirs démontrent exactement l’inverse[9] ». Les questions relatives au sionisme et à l’antisionisme ne préoccupent aucunement la plume de Heidegger. »
Heidegger n’est pas nazi : il est archi-nazi. Il veut penser le nazisme mieux qu’il ne s’est compris lui-même; et lui aménager un avenir. Pourquo Daudey évoque-t-il le sionisme au milieu? C’est hors-sujet. On sait juste que Heidegger en avait vaguement discuté avec Hans Jonas. Ce qui préoccupe la plume du penseur, c’est la modernité enjuivée, l’impossibilité d’un nouveau commencement, cadenassé par la volonté de volonté technique et cette métaphysique judéo-chrétienne qui n’en finit pas.
« L’intelligence de ce texte vient du fait qu’il ne prend pas Heidegger pour un extrémiste déraisonné ou « judéophobe » maladif. »
Daudey n’a pas lu les textes les plus infects de Heidegger sur les Juifs et le judaïsme. Veut-il seulement les lire? Que pense-t-il de la phrase censurée du tome 69, « Il faudrait se demander sur quoi est fondée la prédestination particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire ? » Ce n’est pas là de la judéophobie maladive? C’est la grande pensée?
« En affrontant Heidegger, Heidegger avoue de lui-même, comme en procédant à une maïeutique de son antisémitisme. »
Une maïeutique? Plutôt une justification pour les générations futures qui seraient encore intriquées dans le supposé complot Juif mondial. Les Cahiers noirs sont un testament, mais certainement pas une suite d’aveu et de regrets. Ah, si : Heidegger a juste le regret de ne pas avoir tout de suite décelé dans le nazisme une forme de la machination en question assez tôt. C’est juste cela, sa « grosse bêtise » de 1933. En aucun cas un refus du principe profond du nazisme, auquel il propose ici de nouvelles justifications, qui ne sont plus tant raciales qu’ontologico-historiales. Quand « la pensée pense contre elle-même », c’est uniquement qu’elle sait bien que son insurrection a une vocation criminelle, – mais toujours d’une criminalité qui est rejetée sur les victimes.
« Nancy écrit : « Heidegger sait très bien ce qu’il fait. Il recueille l’ordure banale à des fins supérieures[10] ». Et c’est là que tient tout le paradoxe de sa pensée, car à la fois Nancy montre que Heidegger n’est pas naïf en couchant de tels propos sur le papier et pourtant il est absolument inculte et ignorant en ce qui concerne le judaïsme. »
L’opération cathartique ici décrite peut servir à diluer le délire heideggerien dans l’idéalisme absolu; il y aura aussi des auteurs contemporains qui auront cru réinventer l’eau chaude en réactivant ce type d’interprétations du sacrifice des Juifs d’Europe. C’est une interprétation envisageable, à laquelle j’ai longtemps cru moi-même. Mais la vérité, c’est qu’elle continue de participer de ces spéculations de l’idéalisme schellingien avec lesquelles il s’agirait précisément de rompre, puisqu’il y a de grandes chances qu’elles inspirent profondément le manichéisme ontologico-historial de Heidegger. Peut-on cesser d’être heideggerien pour vraiment lire Heidegger? La question n’est pas posée par Daudey, et encore moins par Nancy.
« Il se contente de recycler les pensées sombres et antisémites qui éclosent politiquement dans l’Allemagne des années 30. Ce qu’exprime Gérard Bensussan va aussi dans ce sens : « Heidegger n’entend rien à ce dont il « cause », le judaïsme. Ceci n’est nullement répréhensible car nul n’est tenu de toujours parler en connaissance de cause et rien n’oblige en outre à une connaissance ajustée de ce que pense le judaïsme. Mais cette indulgence n’est pas de mise car, chez Heidegger, ces trous de savoir sont à chaque fois comblés, bétonnés par le préjugé antisémite le plus éculé[11]». »
Tout ceci est juste. Dommage que des Zagdanski s’en servent à leur tour pour décréter que quicnque ne connaît pas mieux que Heidegger le judaïsme n’aurait donc pas le droit d’évoquer le contenu des Cahiers noirs non plus. Sinon : « nul n’est tenu de toujours parler en connaissance de cause », voilà une formule qui permet d’absoudre d’avance Nancy et Daudey pour leur fréquentation superficielle des volumes à étudier méthodiquement. Encore de l’humour involonaire.
« Cette convergence de lecture accentue la bêtise heideggérienne, car plus que la banalité des préjugés antisémites que dilue Heidegger dans une centaine de pages des Cahiers Noirs, »
Non, ils ne sont pas dilués; c’est juste que Jonathan Daudey ne s’est jamais mis en peine de chercher à décrypter les passages moins explicites où les Juifs et leurs agents maléfiques sont nommés sous d’autres concepts honnis. Quand à accentuer la « grosse bêtise » heideggerienne, on avait bien compris depuis longtemps que c’était le but de Derrida, Lacoue et Nancy, dont l’oeuvre est censée magnifier un heideggerianisme enfin fûté et de gauche, qui pense mieux Heidegger que Heidegger lui-même. À côté, les travaux de Faye sont bien plus humbles, qui cherchent uniquement à restituer les stratégèmes de Heidegger pour introduire le national-socialisme dans la philosophie.
« Jean-Luc Nancy éclaircit avec vigueur à quel point Heidegger se refuse de penser le judaïsme à son origine, de questionner ses fondements ou d’interroger ses modes, et préfère céder à la facilité de sculpter des réflexions philosophiques à partir des plus bas niveaux de la pensée. »
Si Heidegger cède à cette facilité, il serait tout de même grand temps de se demander pourquoi, plutôt que de se contenter d’y voir une action étourdie, une bêtise. Et Marlène Zarader avait effectivement intérrogé dans la bonne direction à l’époque. Heidegger est profondément antisémite, il cherche juste à renouveller l’antisémitisme en en gardant évidemment toute l’abjection.
« Dans Différence et répétition[12], Deleuze relevait la phrase de l’auteur de Sein und Zeit qui exprimait l’idée selon laquelle « ce qui nous donne le plus à penser, c’est que nous ne pensons pas encore » pour reconnaître deux modes de la bêtise. D’une part, elle est une véritable impuissance de la pensée, et d’autre part – et c’est là sa force – une source incroyable de mise en mouvement de la pensée. Or, avec Nancy nous comprenons clairement et distinctement, que Heidegger s’en est tenu au « premier stade » de la bêtise, où il perçoit l’antisémitisme et ses thèses comme une donnée, sans questionner sa provenance, « lui qui s’entend si bien à traquer les provenances[13] ». Nous pourrions demander à Philippe Lacoue-Labarthe de compléter ces propos et d’exposer le projet : « C’est de la bêtise. C’est de la bêtise, c’est de la cécité politique ! C’est inadmissible! C’est un type très faible, j’imagine, très faible. Comme ça, pour moi, c’est absolument condamnable. Je ne suis pas pour expurger les bibliothèques du monde, mais lisons cela, lisons cela. Voyons comment un type dont la pensée est de cette dimension est capable de s’abaisser à sortir des âneries de ce type[14] ». »
Ah tiens? Lacoue-Labarthe? Au hasard? La tentation de faire passer Heidegger pour un idiot qui aurait fait une grosse bêtise, quasi-involontairement, n’en finit pas de circuler chez ceux qui se sont proposés de dépasser sa pensée. Il y a tellement de gratifications narcissiques à se dire que nous serions plus malins que lui. Et puis, évoquer des « âneries » permet d’éviter le champ sémantique de la faute et de la culpabilité, que veulent absolument esquiver nos perroquets para-nietzschéens. Il s’agirait bien sûr, en 2015, de masquer autant que possible le fait qu’il n’y avait peut-être rien de bien grand « à dépasser », tant la mesquinerie -plutôt que la banalité- de la pensée heideggerienne n’aurait pas dû mériter toute cette attention de la French et de l’Italian theory.
« Néanmoins, la banalité de Heidegger est limitée. Ce n’est pas un antisémitisme biologique mais historial qui occupe la pensée heideggérienne, c’est-à-dire, non pas un racisme biologique mais une « métaphysique de la race[15] » – pour reprendre les mots de Derrida. »
Il serait peut-être temps de s’aviser, par-delà l’argument d’autorité et la caution censée être intimidante de Derrida, qu’évoquer une « métaphysique de la race » pour nommer la pensée heideggerienne est absolument hors de propos, puisque elle cherche précisément à démolir la métaphysique occidentale, jugée infiltrée par la manigance juive mondiale par le biais du subjectivisme. Il faudrait aussi s’aviser du fait qu’à ses yeux, le racialisme est également de provenance juive, et que la promotion de la race comme principe par les nazis n’a pu être rendu possible que par la machination subjectiviste en question. Cela fait-il de Heidegger un adversaire du racisme? Absolument pas. Il faut encore rappeler que s’il semble déplorer la course à la volonté de puissance technicienne et raciste, il suggère plus qu’à son tour qu’il s’agit d’un destin et en cela d’une nécessité, justement pour mettre à bas cette mauvaise histoire de l’être, et permettre un nouveau commencement. Bref, Heidegger critique le racisme nazisme comme dernier avatar de l’Occident du premier commencement enjuivé, mais l’appelle de ses voeux comme moyen d’opérer l’ultime purge; de très nombreux textes corroborent cette hypothèse et rendent obsolètes les tentatives derridéennes, qui ne manquent toutefois pas d’intuition par endroit. Mais pourquoi ne pas admettre la possibilité de nouvelles interprétations? Derrida et Lacoue (et Nancy…) auraient-ils dit tout ce qu’il y avait à dire sur la pensée de Heidegger? Faut-il dire à Gallimard et Klostermann de ne plus publier les prochains tomes, du coup?
« Note importante : au moment où Nancy rédige ce texte, seuls quelques passages clés ont été révélés, la publication sera à peine postérieure. Mais, une des forces de ce livre, notamment à partir du 11ème paragraphe, est d’avoir (pré)senti qu’il faut effectivement penser cet antisémitisme des Schwarze Hefte sous l’angle métaphysique, ce qui est bien pire et aggravant pour Heidegger. »
Non, c’est aggravant pour Nancy et Daudey, qui ne souhaitent pas (le premier pour des raisons stratégiques, puisque à la suite de Derrida, il souhaitait installer Heidegger dans la clôture métaphysique et logocentrique) distinguer, en toute neutralité, sous la plume du penseur, d’une part le métaphysique qui ressort du premier commencement judéo-chrétien, et d’autre part l’ontologico-historial qui prépare le nouveau commencement. Parler d’angle métaphysique est donc ajouter à la confusion, et détourner toujours plus des textes à lire.
« Pourquoi ? Il systématise cet antisémitisme, non pas en n’ayant qu’une réaction primaire, mais en donnant à son racisme une place dans sa philosophie, une cohérence avec sa pensée. Sa critique de la modernité, du pouvoir de l’argent, de la technique, du déracinement (de l’être) sont associés à l’histoire de la Judentum. Selon Heidegger, la fin mortelle des Juifs correspond à la « suite logique des choses », dans la mesure où ils les considèrent comme dominants le monde, en partie par la possession du pouvoir technique et économique. C’est là que se tient selon Nancy, et à juste titre, tout le nœud métaphysico-antisémite de Heidegger : qu’il écrive ou que nous découvrions des écrits condamnant formellement l’horreur des camps et l’inhumanité de la Shoah, cela ne condamnera pas son antisémitisme métaphysique et historial. Les camps d’extermination représentent le « comble destinal de la technique[16] », et comme le travail heideggérien des Cahiers Noirs consiste en une liaison dangereuse de la technique, de la machination et des Juifs, il apparaît comme une authentique inutilité de nommer et de faire référence aux victimes de la barbarie inhumaine… « On reste sans voix[17] ». L’analyse et les découvertes, qui s’accumulent et s’imbriquent au fil des pages jusqu’à la fin, rendent muet le lecteur. Muet devant le dévoilement de l’antisémitisme de Heidegger, qu’il chercha à dissimuler le plus longtemps. Muet devant la tâche de compréhension et d’explication des textes. Muet mais point aveugle. »
Aveugle mais point muet. Mais pourquoi ne pas utiliser le discours plutôt à démêler soigneusement le noeud évoqué plus haut, lequel consiste bien davantage en une gigantesque imposture cherchant à impliquer la philosophie? Pourquoi ne pas se proposer un salvateur recul critique -le seul Schritt zürück qui s’imposerait- qui permettrait de mesurer l’inanité du nouveau négationnisme que se propose Martin Heidegger? Cette énormité inédite est celle qui s’imagine pouvoir faire croire contre les milliers de travaux des historiens que l’extermination des Juifs d’Europe, du point de vue de l’histoire de l’être, serait leur propre fait, le boomerang historial que leur subjectivisme magouillant et calculateur aurait lancé?
« C’est le message que fait passer Jean-Luc Nancy : il faut continuer, ne jamais cesser de lire et relire les pages de l’œuvre imposante de Martin Heidegger. Le mettre au cachot, en tentant de faire tabula rasa de ce Grand du XXème siècle, c’est se refuser la tâche tellement plus grande et plus modeste de l’affronter réellement, de le (com)prendre point par point, page par page, sans naïveté ni soupçon, avec une perspective supplémentaire en guise d’outil de lecture : autrement dit, repenser Heidegger. »
Ne souhaitent la mettre au cachot que ceux qui cherchent à la réduire au travaux de l’école de Strasbourg. Faye et ses collaborateurs souhaitent au contraire plus que jamais exhiber les ressorts de cette pensée, ne serait-ce qu’en ouvrant au public toutes les archives. Qui ne veut pas lire Heidegger? Ceux qui souhaitent liquider ce qui fait problème dans sa pensée en 90 pages pas si serrées que cela. Si Daudey est sincère ici, ce dont nous ne saurions douter, nous abondons donc tout à fait en son sens, mais pas du tout pour les mêmes raisons que lui. Notre but n’est pas de nous tenir quitte de Heidegger, puisque son oeuvre doit demeurer pour servir d’épouvantail à tous ceux qu’excite le radicalisme-chic et choc, celui qui fait tant recette de Nietzsche aux Tiqqun, de Blanchot à Agamben. Nous voulons travailler à fond l’oeuvre de Heidegger, pour bien nous souvenir de ce que nous ne voulons plus.
« Et repenser notre civilisation : par exemple, l’Occident, nous apprenait Foucault[18], s’est fondé sur l’exclusion des fous, pendant des siècles. Or, contre ceci, Nancy donne l’impression d’introduire une idée puissante et non sans pertinence : ce serait effectivement la modalité de l’exclusion qui donne sa carrure à la civilisation occidentale, mais il s’agit de celle des Juifs – depuis leur exclusion du Temple, comme nous le conte le Nouveau Testament, jusqu’à l’exclusion finale, hors du Monde et de l’Être. Nancy donne une possible grille de lecture quant à une tradition généalogique occidentale de persécutions et d’exclusions de la figure du Juif, poursuivit jusque dans les écrits de Heidegger, comme si une filiation intellectuelle continuait à « perpétrer l’Occident ». »
Oui, grande découverte faite ici par Daudey! En l’occurence, Agamben ou surtout René Girard n’y avaient jamais songé avant Nancy!
Nancy n’assigne pas Heidegger à ce qu’Adorno et Horkheimer décrivent dans leurs Eléments de l’antisémitisme : « Ils [les Juifs] sont stigmatisés comme mal absolu par ceux qui sont le mal absolu[19] ».
Eh bien : Nancy a tort, et les deux penseurs de l’école de Francfort sont plus que jamais à relire, tout comme il faut relire tous les éléments du manichéisme heideggerien, comme je l’ai suggéré dés 2008 à Didier Franck : en se concentrant sur sa lecture de Schelling, où se joue en creux toutes les justifications ontologico-historales des chambres à gaz.
« Certes, Heidegger les considère bêtement comme les instigateurs mortifères de la fin de l’humanité par l’avènement de la technique et de la machination. Mais, le problème naissant autour de la lecture de ses textes, vient du fait qu’il n’est pas lui-même le mal absolu. »
Ceci n’est qu’une assertion sans aucun argument, mais elle est néanmoins juste. Les Juifs aux yeux de Heidegger ne sont pas le mal absolu, ils sont, bien pire, le diable : ceux qui incitent l’Occident au mal absolu. Je me permets de renvoyer à mes propres travaux, qui interrogent des textes précis à ce sujet, pour enfin comprend comment Heidegger justifiait son propre anti-judaïsme en temps de pogroms et d’exterminations.
« Martin Heidegger n’est pas Alfred Rosenberg. C’est un « salaud », ou un « collabo » pour parler simplement. Ressort de la lecture de Nancy que Heidegger est un pauvre type, banal qui dans son antisémitisme primaire confond la haine de l’autre avec la haine de lui-même – ce qui ne peut en rien le pardonner. »
Je répète le danger : faire passer Heidegger uniquement pour un « pauvre type » revient à minorer l’influence délétère que pourraient avoir ses textes antisémites pour les générations futures, en proposant un nouvel argumentaire, pas directement racialiste, aux prochains bourreaux.
« Nous pouvons expliquer le silence heideggérien en montrant que « pendant la période hitlérienne, ni les Allemands, ni le reste des Européens n’étaient précisément informés de ce qui se passait réellement dans les camps – ce qui, bien évidemment, n’excuse rien. L’horreur de ce secret a été bien gardé jusqu’à la Libération[20] » et « [qu’]il était extrêmement difficile pour un Allemand au crépuscule de la Seconde Guerre Mondiale de s’expliquer sur un engagement politique impardonnable – frappé qu’il était de honte et de douleur historique[21]
Des blagues immondes sur Dachau ne circulaient-elles pas déjà dés la fin des années trente? Les discours du « héros », du Solon allemand n’étaient-ils pas suffisamment explicites concernant ce projet, qui n’a rien de secondaire dans l’économie et le déploiement du nazisme? Tous les soldats revenant du front ne savaient tenir leur langue et tombait dans le bavardage à propos de ce qu’ils avaient vu de leur propres yeux ou entendus des discussions de leurs camarades meurtriers. Peter Longerich, à la page 24 de son étude « »Nous ne savions pas », les Allemands et la Solution finale 1933-1945″ rappelle à quel point la population s’installait confortablement dans une « insensibilité fataliste » ainsi qu’un « refoulement collectif du génocide. » Nul doute, qu’en ce cas précis, Heidegger a bien sombré dans le « on » honni, oscillant toutefois avec une conceptualisation justificatrice des exactions.
« Or son rôle et ses écrits demandent désormais des justifications que seuls les interprètes et les lecteurs de Heidegger peuvent faire émerger, si leur idéologie et l’excès de Mémoire ne viennent pas endommager ces chantiers philosophiques. Banalité de Heidegger est une de ces grandes relectures nécessaires qui donnent à repenser et réévaluer l’impensé et l’impensable. »
Tant que les relectures en question ne se contentent pas d’être des gloses semi-apologétiques, suggérant que personne plus Heidegger aurait flirté avec ce décrété « impensable ». L’ouvrage de Nancy ne nous paraît pas « grand »; il est peu inventif et fort hâtif.
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