
Intégrale des oeuvres de Condillac
Du connu à l’inconnu
Encore une fois, le langage tel qu’il est compris dans La Langue des calculs est un langage purement analytique. Le langage entendu ici par Condillac est avant tout un outil pour le raisonnement. Puisque l’analogie a un rôle crucial dans le développement et le bon fonctionnement du langage, elle est nécessairement liée à cet impératif analytique.
L’apprentissage se fait toujours du plus simple au plus compliqué, c’est d’ailleurs de cette façon que Condillac articulera La Langue des calculs. Débuter par le simple permet d’exposer clairement des définitions et autres postulats de façon à ce qu’ils soient connus et qu’il soit possible de s’appuyer dessus pour le reste de l’argumentation. Aller du simple au compliqué signifie donc aller du connu à l’inconnu et « C’est de la sorte que vous irez de proche en proche, depuis le calcul avec les doigts jusqu’au calcul intégral. ». Bien sûr, dans un tel processus d’apprentissage, il est nécessaire de pouvoir passer du connu à l’inconnu, ce qui n’est pas forcément chose évidente. Pour que cela soit possible il faut mettre en relation le connu et l’inconnu d’une manière particulière, celle de l’analogie. Comme cela se voit dans les propositions frivoles, si l’identité est parfaite il n’est possible de rien apprendre à son sujet. C’est pourquoi, c’est par l’analogie, qui est une identité mais qui n’est pas parfaite, qu’il sera possible de passer du connu à l’inconnu. Comme cela se trouvait déjà dans « deux plus deux font quatre », l’analogie met en rapport le connu et l’inconnu ; ici quatre est le résultat, un chiffre connu, et deux plus deux, est une opération à faire donc encore inconnue. Par la mise en relation du connu qu’est la solution avec l’inconnu qu’est l’opération, il sera possible de connaitre ce qui était inconnu. Toute nouvelle connaissance est amenée de cette manière : « Nous allons du connu à l’inconnu, c’est-à-dire que nous voyons l’inconnu dans le connu même. L’inconnu qu’on découvre est donc le connu qu’on voyait. Ils se ressemblent, par conséquent ils sont analogues. ». Condillac montre ici la dépendance de l’inconnu vis-à-vis du connu. Il ne semble pas possible de découvrir l’inconnu sans passer antérieurement par du connu. A tel point que Condillac affirme que « nous voyons l’inconnu dans le connu même », en rapprochant autant le connu de l’inconnu, il lui est possible d’affirmer l’analogie entre les deux. Ce rapprochement n’étant possible que par l’analogie qui est un moyen de mettre en relation deux choses sans qu’elles soient exactement identiques, mais de manière assez forte pour qu’il soit possible de passer de l’une à l’autre. Cette capacité qu’a l’analogie de rapprocher le connu et l’inconnu permet également de la différencier aisément du frivole qui lui ne peut que rapprocher du connu à du connu. Le passage du connu à l’inconnu ne se pose pas comme une méthode d’accès à la connaissance parmi d’autres mais comme un impératif au déroulement d’un raisonnement.
Du particulier au général
C’est l’analogie qui permet l’accès à la connaissance en rapprochant le connu et l’inconnu. Dans la mesure où l’accès à la connaissance ne se fait qu’à partir du connu, la méthode analytique qu’emploie Condillac dans le raisonnement est l’induction. À partir de ses remarques sur le rôle de l’analogie dans le raisonnement et la connaissance, toute connaissance va du particulier au général. Or, cette méthode inductive est celle sur laquelle s’appuient exclusivement les mathématiques. Toute démonstration, dans le cadre des mathématiques, est inductive.
Tout comme Condillac devait faire face aux préjugés sur l’utilisation de l’analogie, il doit une nouvelle fois argumenter en faveur de la méthode inductive qui n’est pas considérée comme un moyen sûr de démonstration. Pourtant, « il est même évident que nous sommes forcés de conclure du particulier au général, puisque les vérités générales ne sont pas les premières qui viennent à notre connaissance ». C’est encore une fois l’analogie qui pourra permettre une approbation de la méthode inductive, puisqu’il n’y a pas de problème à admettre cette méthode lorsque sa conclusion générale découle et s’applique à des démonstrations analogues. La méthode inductive n’a rien de différent par rapport au premier cas d’analogie dans l’opération simple de « deux plus deux font quatre ». Puisque la méthode inductive va du particulier au général, elle ne fait que substituer des faits particuliers par des faits généraux : « ce qu’on a dit dans un cas particulier, on le répète avec des expressions générales qui embrassent tous les cas ». Dans le cadre de l’induction, l’analogie rapproche le particulier, qui est l’élément connu, au général, qui est l’élément inconnu. L’important étant ici la substitution qui signifie que la démonstration ne se fait que par remplacement, mais remplacement d’un terme par un autre qui lui est analogue. Condillac prend l’exemple des rapports entre les nombres, dans lesquels dire, par exemple, que « dix moins six égal quatre » et que « quatre plus six égal dix » revient à dire que « de deux nombres, le petit plus la différence est égal au grand ». Nous avons démontré ici une loi générale à partir d’un fait particulier, c’est-à-dire que nous avons fait une démonstration inductive. Il est visible qu’il a suffi de substituer les termes particuliers que sont les chiffres aux termes généraux que sont leur rapport d’être plus petit ou plus grand que l’autre. La démonstration ne s’est déroulée que par analogie et est indéniablement vraie. Cela va de même avec tous les autres raisonnements inductifs du moment que l’analogie qui les fait naitre est convenable ; ceci étant particulièrement vrai dans les mathématiques.
La méthode inductive fonctionne particulièrement bien avec les mathématiques puisqu’ils sont entièrement fondés sur l’analogie. En plus de cela, l’intérêt d’user de l’induction dans les mathématiques est de pouvoir tirer profit de leur particularité à n’être qu’abstraits. Les mathématiques n’ont affaire qu’à des concepts, ce qui facilite grandement l’utilisation de la méthode inductive. Dans l’exemple de la géométrie, les figures sont des concepts inhérents aux mathématiques, le triangle ou le cercle, entre autres, ne sont que des représentations abstraites et ne concernent pas l’aspect physique possible d’un triangle, ou d’un cercle réel. L’analogie peut se faire aisément, donc ce qui est dit d’un triangle ou d’un cercle peut être dit de tous les triangles ou tous les cercles sans considérations matérialiste de l’objet. Dans la démonstration par des concepts entièrement abstraits, il n’est pas nécessaire de démontrer la véracité de l’analogie avant de l’utiliser, ce qui n’est pas le cas dans la démonstration avec des objets réels où l’analogie est plus compliquée à mettre en place du fait de la contingence de la matière. Les mathématiques n’ont affaire, eux, qu’à des modèles, c’est pourquoi l’analogie s’y implante aussi aisément.
Condillac comprend le langage comme entièrement analytique. De par ce premier postulat, l’analogie en devient le principe fondateur. L’analogie opère dans tous les domaines du langage, de la création de ses signes à son utilisation pour le raisonnement. Elle se pose comme une méthode globale permettant la mise en place d’une langue bien faite. Ce modèle d’un langage entièrement régit par l’analogie s’inspire du fonctionnement du langage mathématique ; qui est le langage où l’analogie se voit le mieux. En fait, si l’analogie est ce qui fait la marque d’une lange bien faite c’est parce qu’elle est la marque d’un raisonnement bien fait. L’analogie est en effet ce qui permet, en plus de fonder parfaitement un langage, l’accès à la connaissance de par sa capacité à mettre en relation du connu et de l’inconnu. Elle est ce qui rend possible la méthode de raisonnement par induction. Tout ceci de par sa particularité de pouvoir mettre en relation des propositions ou des objets qui ne sont pas entièrement identiques. La preuve que l’analogie n’est pas du frivole est que le frivole permet seulement de mettre en relation des choses identiques donc ne permet pas la connaissance. Finalement, l’analogie apparait comme tellement indispensable à l’établissement et l’utilisation du langage qu’il ne s’agit peut-être pas tant de l’instaurer dans le langage que de l’y retrouver. Il semble que l’analogie ait toujours été au centre du langage mais qu’à force de préjugés, notamment à partir de l’idée d’une formation libre du langage et d’une critique de l’utilisation du langage comprise comme arbitraire, elle s’en est retiré. Le problème étant qu’une fois l’analogie retirée du langage il ne reste que du frivole ou de l’approximation. L’institution d’une langue bien faite ne pourra donc se produire que par un retour explicite à l’analogie matricielle.
© Grégoire von Muckensturm
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