Kamikaze(s) : perspectives théologico-politiques du martyr en Islam/Philosophie

Kamikaze(s) : perspectives théologico-politiques du martyr en Islam | Politique de l’attentat-suicide

II.      Politique de l’attentat-suicide

  1. Le suicide : paradoxe du kamikaze islamiste

L’essence du kamikaze c’est le suicide. Le suicide est ce qui distingue le combattant traditionnel du kamikaze, car si un combattant classique met bel et bien l’intégrité et la vie de son corps en jeu lors d’un affrontement, ce n’est jamais lui qui active sa suppression, sa destruction. La mort du combattant lui est toujours imposé, l’objectif étant pour lui de se maintenir en vie le plus longtemps possible pour servir sa cause ; de plus, ce type de combat considère que la diminution de la quantité de combattants est un affaiblissement de la puissance offensive et de résistance. Pour être utile à sa cause, le combattant traditionnel doit montrer une certaine vigueur et une véritable capacité de maintien en vie.

Le kamikaze, quant à lui, connait un rapport différencié à la mort. La mort n’est pas une fin, ni faiblesse ni une absence de résistance, et ce n’est pas parce que nous nous donnons la mort que pour autant nous desservons la cause défendue. David Thomson rapporte sur ce point les propos de Yassine[1]. Ce dernier affirme sans détour que la mort de ses compagnons de combat lui procure une « joie immense[2] », ne pouvant s’empêcher de s’exclamer qu’Allah est grand [Allah akbar]. Néanmoins, Yassine est très lucide sur ces propos, il est sait qu’en trouvant du bonheur de la mort possible de son frère, il est entendu comme un fou. Mais, il faut comprendre que pour un kamikaze en puissance, la finalité de l’action, de la lutte c’est la mort et rien d’autre (même si la mort semble donner un accès à Dieu). Il affirme :

Parce que nous, on voit pas le choses de la même manière. Nous, on aime la mort autant que les mécréants aiment la vie. Autant que l’alcoolique aime l’alcool. Autant que le fornicateur aime forniquer. La mort, c’est notre objectif.[3]

Sans pourtant aborder la mort dans une posture philosophique stoïcienne, il apparait clairement que la mort donne du sens, une direction à l’action menée dans le jihad. Le kamikaze ne cherche pas à vivre ou à survivre à son combat mais il cherche à emporter avec lui sa vie — et celles des autres par la même occasion. En remplissant sa fonction, le kamikaze et l’aspirant kamikaze éprouve de la joie face à la tâche accomplie, bien que celle-ci s’accomplisse dans la mort, car l’objectif est la mort.

Malek Chebel[4] montre avec justesse qu’il y a une contradiction interne à la figure du kamikaze islamiste. L’islam condamne absolument le suicide : quand on est musulman, c’est agir à l’encontre de l’islam que de se suicider. Le Coran annonce très explicitement la privation de toute sépulture pour le mort suicidé. Celui qui se suicide, à l’instar du kamikaze, commet un « acte doublement infamant » car il apporte le déshonneur sa propre mémoire mais aussi sur de sa famille, tant pour ses géniteurs que sa descendance. Autrement dit, l’islam n’accepte pas ce type de violence sur soi. Si l’islam présente bon nombre de violences sur soi, telles que le jeûne, les privations, la prière qui représentent des perturbations du sommeil et du travail ou la circoncision, c’est-à-dire que Le corps participe tout entier à la célébration d’Allah[5], le suicide ne peut aucune en faire partie. Cependant, cette dénonciation que présente Malek Chebel prend tout son sens lorsqu’il avance que ceux qui pratiquent l’attentat-suicide et le promeuvent sont les mêmes défendent un « islam pur », qui prendrait les textes au pied de la lettre. Pour contourner cette contradiction, les jihadistes usent de l’expression « opérations-martyre[6] » cherchant à s’extirper de ce paradoxe en déplaçant l’action du kamikaze sur le plan du martyr offensif. Et pourtant, malgré l’intransigeance du Coran devant l’interdit du suicide, Gilles Kepel explique qu’après la attentats du 11 septembre 2001, il y eu un engouement impressionnant d’aspirants à l’autosacrifice comme futurs martyrs-kamikazes, submergeant les recruteurs…[7]

En outre, les kamikazes et théoriciens du suicide islamiste réinterprète librement ce verset du Coran : « N’appelez pas ceux qui périssent sur le chemin de Dieu des morts, mais des vivants ; seulement vous n’en avez pas conscience » (II, 154). Ils cherchent à se donner un verdict favorable provenant directement du texte sacré pour justifier et authentifier leur action violente et (auto)destructrice. Or, étant donné que le suicide est un interdit du Coran, ceux qui périssent sur le chemin de Dieu doivent périr « naturellement » c’est-à-dire sans se donner à soi-même sa propre mort. Il faut appeler des vivants les morts par accident ou par souffrance, ceux ont de la peine et de la douleur. Preuve en est quand le Coran dit « que tuer une âme non coupable du meurtre d’autre âme ou de dégât sur la terre, c’est comme d’avoir tué l’humanité entière ; et que faire vivre une âme c’est comme de faire vivre l’humanité entière » (V, 32).

  1. Le « sacrifice de soi » : se suicider au-nom-de

Ce dernier verset que nous venons de citer pose un véritable problème. Tuer un innocent revient à tuer l’humanité toute entière. Or, le kamikaze, en se suicidant, tue à la fois un innocent et une personne qui en train de tuer (soi-même ou autrui) ; il n’a pas encore commis le crime, ce qui lui donne le statut d’innocent. Mais en même temps, il va commettre un crime en se suicidant et en emportant avec lui des personnes qui se trouvent dans son environnement au moment de déclencher la bombe. Une contradiction interne au kamikaze donne à penser une complexité supplémentaire. Fethi Benslama remarque qu’il ne faut pas confondre le martyr du l’islam traditionnel et celui de l’islam récent, puisque dans ce dernier cas « la mort n’est pas contingente au combat, elle en est la finalité[8] ». Le kamikaze triomphe en martyr dans sa mort, mort à laquelle il ne peut échapper. L’autosacrifice est sans issu, le kamikaze s’administre pour cela un certain nombre d’impératif temporel par exemple, à l’image du rétroplanning où il annonce lui-même sa nécrologie avant le passage au sacrifice.

C’est par ailleurs un débat profond qui anime l’islam en ce qui concerne l’autosacrifice : est-ce que les « bombes vivantes[9] » sont conformes à l’islam ou au contraire une violation du Coran ? Certains considèrent que c’est un acte puni par les lois coraniques codifiées par le fiqh et que c’est un acte condamnable dans la mesure il va dans le sens contraire des préceptes et interdits de l’islam. En réalité, ils considèrent que c’est un suicide déguisé, qui prend les parures de la religion musulmane pour espérer un rachat divin qui ne viendra jamais, en raison de sa contradiction formelle avec l’islam. D’autres seront d’avis de comparer, voire de confondre la figure du kamikaze et celle du martyr, permettant dès lors de donner une portée théologique au geste du kamikaze. Pourquoi le kamikaze serait-il un martyr ? Car son action est considérée comme étant purement et simplement dirigée vers plus puissant, plus fort, plus imposant que la « bombe humaine ». Or, que penser du kamikaze dans un attentat-suicide emporte avec des passants innocents dans une rue ?

Devant ce paradoxe supplémentaire intrinsèquement lié à la nature du kamikaze, il fallait trouver pour ce dernier une manière de « sauver sa peau », ou plutôt son âme devant Dieu et espérer la sainteté héroïque : se sacrifier soi-même au nom d’Allah pour dépasser le paradoxe. Pour cela, il faut dans un premier moment tenter de conceptualiser la notion de sacrifice que nous avons jusqu’à présent laissé volontairement quelque peu flottante et que Frédéric Gros développe avec justesse[10]. « Se sacrifier » est un idéal atemporel, du soldat grec jusqu’au soldat de 14-18, c’est-à-dire mourir pour une cause qui transcende, qui dépasse le soldat. Dans ce mode de la guerre, une raison de vivre est toujours en même temps une raison de mourir. Historiquement, Frédéric Gros nous fait observer trois figures du sacrifice : le thème de la patrie, consistant à se battre pour son natal, impossible à trahir ; le modèle chrétien de la guerre non seulement juste mais surtout sainte, commandé par la volonté divine ; enfin, pour l’identité de la Nation qui est un sacrifice spirituel pour l’Etat. Il rejoint ici très clairement les analyses que fait Fethi Benslama de Kantorowicz dans La guerre des subjectivités en islam[11], notamment dans l’importance du passage du « je » au « nous », en tant que l’autosacrifice que représente l’attentat-suicide développe la dimension politique d’une fondation de la communauté.. Les terroristes islamistes, par exemple, disent combattre pour leur terre, avec l’accord du divin et des textes sacrés, pour la fondation future d’un Etat qui défendrait les idéaux et leurs valeurs. Ainsi l’autosacrifice, puisqu’il invite le kamikaze à se suicider-au-nom-de, revêt une dimension politique assez claire. Pour détourner le mot de Jeanne d’Arc, nous pourrions dire que le cri du kamikaze islamiste est « Ceux qui déclarent la guerre au saint Etat islamique déclarent la guerre à Allah ». Le projet portée par l’ « Etat islamique » cherche à combiner cette typologie des trois sacrifices en une unité du sol, du saint et du spirituel. Ceci nous rappelle le propos de René Girard dans La Violence et le Sacré, montrant avec pertinence que le sacrifice possède une double fonction symbolique de restauration de l’harmonie de la communauté et de renforcement de l’unité sociale.

  1. De l’autosacrifice comme institution de la terreur

Enfin, il ne faut pas omettre la dimension politique du suicide du kamikaze en tant qu’il constitue une véritable revendication, un refus, une résistance face à un ordre ou une hiérarchie jugée illégitime et illicite. Jusqu’à présent, nous avions laissé de côté l’idée que tout kamikaze est un terroriste, en dépit d’une réciproque non-valable. Qu’est-ce que cherche à produire celui qui se fait exploser dans un centre-ville, dans des gratte-ciels ou à proximité d’un stade ? Instituer la peur, propager la terreur. C’est le philosophe Frédéric Gros qui nomme cette mondialisation du terrorisme du nom d’ « état de violence[12] ». Sous ce concept, dont il nous avertit qu’il ne vaut que « par provision », il tente de regrouper les phénomènes qui adviennent en lieu et à la place de la guerre dans le monde d’aujourd’hui. Le terrorisme est emblématique de ce passage de l’état de guerre à l’état de violence, mais il n’en constitue pas la seule modalité. Plus généralement, il faut montrer, selon Frédéric Gros, qu’aux armées hiérarchisées se sont substitués des petits groupes doués d’une grande marge d’initiatives et conçus comme des groupes d’intérêt (factions armées, maffias, groupes paramilitaires ou terroristes).

Si la guerre classique se déroulait à la campagne – sur des champs de bataille – les nouvelles formes de violence élisent le centre des grandes villes. La violence s’est professionnalisée, mais ses cibles, à l’inverse, ne sont plus des soldats, qui s’entretuaient selon des codes, mais des civils, qui meurent, victimes d’actes terroristes, de missiles téléguidés, d’armées sillonnant des contrées ravagées. . La guerre, enfin, avait sa temporalité propre, à la fois déterminée et régulée – déclaration de guerre, jour de la grande bataille…etc. – qui s’opposait à celle de la paix, en un rythme où l’une excluait l’autre. On pouvait observer une alternance de « paix perpétuelle » et de guerre totale, la guerre et la paix observait un rythme binaire. A présent, les conflits s’opèrent dans un temps indéfini des états intermédiaires. Les états d’alertes permanents vivent dans une paix publique menacée constamment par la peur et une menace de terreur. La bombe éclate dans un instant qui installe la terreur et la perpétue indéfiniment, faisant oublier jusqu’à la différence de la guerre et de la paix : la terreur perpétuelle s’est mariée, jusqu’à la domination, avec la paix perpétuelle. La guerre ne fonctionne plus par concentration géographique de la violence, les champs de bataille étaient définis, les frontières étaient menacées et l’intérieur préservé ; alors qu’aujourd’hui, la mort violente peut surgir n’importe où, régulièrement dans le centre des grandes villes, des capitales. L’état de violence est global, la dispersion spatiale est illustrée par les factions terroristes qui ne sont plus rattachés nécessairement à un Etat. Pour montrer ce décalage, il faut imaginer qu’un groupuscule formé dans les montagnes peut massacrer les gens qui font leurs courses au magasin du coin à l’autre bout du monde.

Frédéric Gros donne trois termes qui analysent l’état de violence comme un retour à l’état de nature. « Barbarisation », qui exprime d’une part, la sauvagerie de la violence (viols, ignobles jouissances, maisons saccagées) et d’autre part, l’intelligence des actes terroristes minutieusement préparés fait naître la dénonciation de l’acte barbare contre la civilisation. « Privatisation » car les conflits actuels prennent part dans nos Etats dépourvus d’armées, où leur structure s’effondre peu à peu. La perte d’Etat ferait apparaître, à la place des guerres classiques, des conflits informes milles fois plus cruels. « Dérégulation » présente la fin de la guerre du juste, ce ne sont plus que des guerres saintes ou vitales, brisant l’encadrement juridiques, laissant ainsi proie à tous les fanatismes de toute nature. Ces trois termes donne à conceptualiser l’état de violence comme distribution contemporaine des forces de destruction, de la manière que la philosophie classique eut pu le faire pour l’état de guerre et l’état de nature. Un exemple est décrit par Gilles Kepel à propos de l’Iran, qui, bien qu’Etat souverain, voyait dans l’arme nucléaire d’instaurer la terreur : « Le sacrifice de soi pouvait prendre, dans la perspective apocalyptique préalable au retour du Messie qui se faisait jour dans l’entourage du nouveau président iranien [ à l’époque, Mahmmud Ahmadinejad], la tournure du chantage nucléaire, mis en œuvre comme l’opération-martyre suprême[13] ». Ajoutons à cela que le kamikaze vise à se tuer et à tuer autour de lui : tout « « autocide » a pour visée un « hétérocide »[14] ».

Nous assistons dès lors à une dé-moralisation de la guerre. Les terroristes semblent surgir de la nuit des âges des violences barbares. Ce n’est pas l’amoralité de l’action qui est à l’origine de ce déferlement de violences, mais l’immoralité. En effet, ce n’est plus une morale qui en affronte une autre, mais un affrontement de la morale par la folie et l’hystérie. Autrement dit, la foi en la conviction est subsumée sous la croyance en la valeur morale du mort-en-martyr. L’armée de libération soudanaise chante les mots suivants : « Même pour ta mère une balle / Même pour ton père une balle / Ton fusil c’est ta bouffe / Ton fusil c’est ta femme[15] ». Cette démoralisation peut être comprise par la figure du « kamikaze », c’est-à-dire un homme qui utilise son corps comme arme de destruction, se vouant à la mort pour supprimer des gens qui ne souhaitent pas mourir. Le terrorisme a abandonné l’idée de l’Etat comme le transcendantal de la guerre et la guerre comme la condition immanente de l’Etat[16]. Le terrorisme ne cherche pas réellement à maintenir un pouvoir ou à affirmer la puissance d’un Etat ou d’une nation : il y a comme une « Internationale terroriste », qui transperce les frontières géopolitiques, entendu comme un terrorisme mondialisé, où chaque territoire, chaque communauté devient une cible d’attaques et un lieu possible d’institution de la terreur.

© Jonathan Daudey


Retrouvez la première partie de ce cycle d’étude en cliquant ICI

Notes :
[1] Thomson, David. Les français jihadistes, pp. 15-29

[2] Thomson, David. Les français jihadistes, p. 17

[3] Thomson, David. Les français jihadistes, p. 17

[4] Chebel, Malek. L’inconscient de l’Islam, p. 53-58

[5] Nous renvoyons ici à l’intervention de Thierry Legrand intitulée « La violence sur soi en islam : des pratiques religieuses qui interrogent » lors du séminaire de philosophie de la religion du 23 novembre 2016.

[6] Kepel, Gilles. Terreur et Martyre, p. 118

[7] Kepel, Gilles. Terreur et Martyre, p. 123

[8] Benslama, Fethi. Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, p. 104

[9] Khosrokhavar, Les nouveaux martyrs d’Allah, p. 39

[10] Gros, Frédéric. Etats de violence. Essai sur le fin de la guerre, p. 76-86

[11] Benslama, Fethi. La guerre des subjectivités en islam, p. 59-67

[12] Nous poursuivons ici les développements que F. Gros mène dans son ouvrage Etats de violence. Essai sur le fin de la guerre, p. 215-243

[13] Kepel, Gilles. Terreur et Martyre, p. 127

[14] Benslama, Fethi. La guerre des subjectivités en islam, p. 58

[15] Cité dans Gros, Frédéric. Etats de violence. Essai sur le fin de la guerre, p. 221

[16] Même si l’analyse est encore jeune, il est possible que la possibilité d’un Etat islamique puisse remettre quelque peu en perspective cette analyse de Frédéric Gros.

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